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Ordre pol., mars 2016

Publié le 15 mars 2016

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Le  mardi 15 mars 2016

Ordre politique

PES, R. Pradeau

  • Documents de support à la formation « Ordre politique et légitimation »

    Raphael Pradeau,

    Vendredi 4 mars 2016

     

    Ce que dit le programme

     

    4. Ordre politique et légitimation

     

    4.1 Pourquoi un ordre politique ?

    État, État-nation, souveraineté

     

    On mettra en évidencel'avènement d'un ordre politique distinct des ordres économiques, sociaux et culturels. On pourra prendre l'exemple de l'évolution de l'État dans le monde occidental. On apprendra aux élèves à distinguer la construction étatique et la construction nationale.

    4.2 Quelles sont les formes institutionnelles de l'ordre politique ?

    État de droit, État unitaire / fédéral, démocratie représentative / participative

     

    On familiarisera les élèves au vocabulaire juridique et politique qui permet de distinguer les formes étatiques et de préciser le contexte institutionnel dans lequel elles se sont développées. À partir d'exemples contemporains, on sensibilisera aussi les élèves à l'émergence de nouvelles formes de participation politique et de légitimation démocratique.

     

     

    I)                  Pourquoi un ordre politique ?

     

    A)     La genèse de l’État

     

    Document 1 :

     

    L’État est un construit social et historique

     

    D'objet négligé par les sciences sociales, l’État est désormais au centre de nombreuses stratégies de recherche. Ces travaux, associant des spécialistes appartenant à des disciplines diverses (histoire, droit, science politique, anthropologie, sociologie...) fournissent à la sociologie historique du politique un important matériel […]. Ils obligent le politiste à abandonner l'illusion juridique selon laquelle l’État serait le cadre naturel de l'activité politique. Loin d'être un donné, l’État est un construit social et historique qui doit être préalablement interrogé. En s'éloignant des catégorisations juridiques trop souvent trop simples et parfois trompeuses, la sociologie historique de l’État tente de retracer l'ensemble complexe des processus qui contribuèrent à la formation de cette forme de domination, à sa consolidation territoriale et à son affirmation politique. Comment et pourquoi les quelques centaines de maisons princières – de formes et de dimensions très variables à la fin du Moyen-Âge – ont-elles été réduites progressivement à quelques dizaines d’États qui s'institutionnalisèrent en Europe ? Pourquoi convergèrent-elles – certes inégalement et à des rythmes variés – vers une forme de domination politique qui tend alors à devenir un modèle ?

     

    Yves Déloye, Sociologie historique du politique, La Découverte, coll. Repères, 3e édition, 2007, p. 27-28

     


    Document 2 :

     

    La société contre l’état

     

    L’histoire ne nous offre, en fait, que deux types de société. […] Il y a d’une part les sociétés primitives, ou sociétés sans État, il y a d’autre part les sociétés à État.

    Les sociétés primitives sont des sociétés sans État parce que l’état y est impossible. […] Il n'y a donc pas de roi dans la tribu [guayaki], mais un chef qui n'est pas un chef d'État. Qu'est-ce que cela signifie ? Simplement que le chef ne dispose d'aucune autorité, d'aucun pouvoir de coercition, d'aucun moyen de donner un ordre. Le chef n'est pas un commandant, les gens de la tribu n'ont aucun devoir d'obéissance. L'espace de la chefferie n'est pas le lieu du pouvoir, et la figure (bien mal nommée) du " chef " guayaki ne préfigure en rien celle d'un futur despote.

    Essentiellement chargé de résorber les conflits qui peuvent surgir entre individus, familles, lignages, etc., il ne dispose, pour rétablir l'ordre et la concorde, que du seul prestige que lui reconnaît la société. Mais prestige ne signifie pas pouvoir, bien entendu, et les moyens que détient le chef pour accomplir sa tâche de pacificateur se limitent à l'usage exclusif de la parole pour tenter de persuader les gens qu'il faut s'apaiser, renoncer aux injures, imiter les ancêtres qui ont toujours vécu dans la bonne entente. Entreprise jamais assurée de la réussite, pari chaque fois incertain, car la parole du chef n'a pas force de loi. Que l'effort de persuasion échoue, alors le conflit risque de se résoudre dans la violence et le prestige [et la personne même] du chef peut fort bien n'y point survivre, puisqu'il a fait la preuve de son impuissance à réaliser ce que l'on attend de lui.

    Le chef est au service de la société, c’est la société elle-même – lieu véritable du pouvoir – qui exerce comme telle son autorité sur le chef. C’est pourquoi il est impossible pour le chef de renverser ce rapport à son profit, de mettre la société à son propre service, d’exercer sur la tribu ce que l’on nomme le pouvoir : jamais la société primitive ne tolérera que son chef se transforme en despote. La tribu manifeste entre autres [par la violence contre le chef s’il le faut] sa volonté de préserver cet ordre social […] en interdisant l’émergence d’un pouvoir politique séparé.

     

    Pierre Clastres, La société contre l'État, Éditions de minuit, 1974

     

    Document 3 :

     

    La patrimonialisation du pouvoir durant la féodalité

     

    Dans l'histoire de l'Europe occidentale, la féodalité représente un moment fondamental qui se caractérise par l'éclatement de l'autorité politique et la multiplication des relations d'homme à homme. A l'époque du partage de l'Empire carolingien, les relations de patronage et de dévouement personnel, qui s'étaient développées dans le privé, s'étendent à l'ensemble de la société et s'introduisent dans les structures de l’État qu'elles vont contribuer à « patrimonialiser ». […]

    Pour affermir leur pouvoir, les Carolingiens prirent l'habitude, à partir du VIIIe siècle, d'exiger de tous ceux qui exerçaient l'autorité en leur nom qu'ils devinssent leurs vassaux en se confiant à eux par un engagement personnel strict (contrat vassalique). […] Soutenu par le rituel de la recommandation, bientôt fondé sur un serment de fidélité, le contrat vassalique est un acte juridique par lequel un individu libre (le vassal) déclare vouloir devenir « l'homme d'un autre homme ». C'est un contrat qui comporte des obligations mutuelles. […]

    Le service militaire du vassal constitue toutefois la justification essentielle du contrat vassalique. Dans une période sans cesse troublée par les guerres et les invasions barbares, le seigneur a besoin de chevaliers pour garantir sa sécurité. De son côté, le seigneur doit défendre le vassal, l'aider et le conseiller ; il doit surtout lui concéder un office ou un « bénéfice » viager (villa, domaine, monastère…) pour le mettre à même de remplir ses obligations. […] Par ce biais, le vassal obtient fréquemment des prérogatives démembrées de la puissance publique qui lui confèrent des pouvoirs de commandement et de justice sur les habitants des territoires qui lui sont concédés (délégation du ban, c'est-à-dire du pouvoir d'ordonner, de contraindre et de punir).

    Si cette pratique renforce, un temps, le loyalisme en faveur du pouvoir carolingien, elle va peu à peu provoquer son éclatement. Les principaux auxiliaires du pouvoir carolingien considéreront, en effet, progressivement le « bénéfice » qui leur a été concédé comme un élément de leur patrimoine vassalique. L'affaiblissement de l'autorité royale favorisera parallèlement le relâchement des liens féodo-vassaliques et l'évolution insensible d'une « féodalité de bénéfices » vers une « féodalité de fiefs ». Par « féodalité de fiefs », il faut entendre une situation sociale et politique qui favorise, selon Max Weber, « l'appropriation des pouvoirs et des droits seigneuriaux ». […] Désormais, le vassal exige une terre (fief) en échange de sa fidélité. Ce qui était auparavant une conséquence de la vassalité (le salaire d'une fonction) devient une fin en soi (un bien patrimonial) qui favorise l'autonomisation et l'émiettement de la domination politique. [...]

    Au fur et à mesure que les relations d'homme à homme se multiplient, l'autorité publique se disperse. Le pouvoir de commander, de punir et de taxer les populations se répartit désormais entre un nombre croissant de petites unités de domination. En s'inspirant […] des travaux de Weber, on peut résumer les caractéristiques d'une telle situation d'éparpillement du pouvoir à travers la notion de domination patrimoniale. Dans la typologie webérienne des modes de domination, le « patrimonialisme » constitue l'un des types primaires de la « domination traditionnelle » comme forme « orientée principalement dans le sens de la tradition, mais exercée en vertu d'un droit personnel absolu. Dans ce cadre, la domination politique devient un droit « approprié (en principe) de la même façon que n'importe quel objet susceptible de possession […]. Morcelé, le pouvoir tend à devenir un patrimoine privé.

     

    Yves Déloye, Sociologie historique du politique, La Découverte, coll. Repères, 3e édition, 2007, p. 29-31

     

    Document 4 :

     

    Les trois caractéristiques de la féodalité

     

    Du point de vue sociologique, il est possible de résumer ce mode de domination politique à partir de trois caractères :

    –        une très faible institutionnalisation : […] le pouvoir ne se différencie pas de la personne physique qui se l'approprie.

    –        Une très forte fragmentation : la multiplication des relations d'homme à homme, le caractère éclaté des hommages, la pluralité des engagements vassaliques favorisent la mise en place d'une multitude de « groupements de domination » (expression de M. Weber) indépendants de fait les uns des autres. […]

    –        une très faible continuité dans le temps et dans l'espace de l'édifice politique qui connaît une très grande fluidité. Les frontières de chaque unité de domination fluctuent souvent, au gré des guerres, des mariages, des transmissions héréditaires.

     

    Yves Déloye, Sociologie historique du politique, La Découverte, coll. Repères, 3e édition, 2007, p. 31

     

    Document 5 :

     

    L'émergence d'un centre politique : l'analyse de Norbert Elias

     

    Ce qui intéresse Norbert Elias, c'est de comprendre comment et pourquoi les sociétés occidentales de l’époque médiévale sont passées d'un mode de domination patrimoniale largement éclatée à un pouvoir fort et centralisé, s'institutionnalisant progressivement. Son point de départ : l'Europe occidentale du XIIe siècle. La souveraineté est alors largement éparpillée et se partage entre de nombreuses familles (seigneuries féodales). Au terme d'un processus non linéaire que l'auteur qualifie de « dynamique de l'Occident », au prix d'une lutte concurrentielle féroce, on aboutira à une situation de centralisation du pouvoir politique (notamment dans ses composantes fiscale et militaire).

     

    Yves Déloye, Sociologie historique du politique, La Découverte, coll. Repères, 3e édition, 2007, p. 32-33

     

    Dans le prolongement de Max Weber, Norbert Elias a ainsi analysé la « sociogenèse de l’État » en montrant comment différents groupements sont parvenus à l'imposer dans la durée contre d'autre types de formations sociales, en réunissant à son profit différentes ressources (coercitives, économiques, symboliques) et en engageant des innovations pratiques et des transformations institutionnelles susceptibles de justifier et de pérenniser sa domination sur un vaste ensemble territorial. L’État apparaît, dans cette perspective, comme l'aboutissement d'activités collectives et de processus indissociables : un travail d'accumulation faisant converger vers un « centre » des ressources convoitées par des puissances rivales ; une activité de concentration dans laquelle s'investissent des groupes de plus en plus spécialisés chargés d'organiser, de gérer et de justifier l'afflux de ces ressources ; un processus de monopolisation trouvant son principe dans une dynamique de compétition entre des groupements différenciés, qui recouvre et concrétise des opérations collectives de concentration et d'accumulation de ressources territoriales, financières ou militaires.

     

    Bernard Lacroix, « Genèses et construction de l’État moderne », in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, La Découverte, coll. Grands repères, 2009, p. 54

     

    Document 6 :

     

    L'unification territoriale selon N. Elias

     

    Le processus d'unification de seigneuries territoriales voisines se déroule, schématiquement, d'une manière analogue à celle qui conduit, à l'intérieur d'un territoire consolidé, à la prédominance d'un seigneur féodal ou d'un chevalier qui a pu instaurer une domination plus solide dans le cadre de ses domaines. De même que, à un moment donné de l'évolution, plusieurs seigneurs territoriaux se trouvaient en concurrence, ainsi, dans la phase suivante, plusieurs unités seigneuriales d'un ordre de grandeur supérieur, duchés ou comtés, se voyaient obligées par les nécessités de la compétition de s'étendre pour empêcher d'être un jour vaincues ou asservies par l'expansionnisme d'un voisin.

     

    Norbert Elias, La dynamique de l'Occident, Calmann-Lévy, 1975 (1939), p. 18-19

     

    A partir du moment où la domination d'une maison sur une aire spécifique, conquise à l'aide des instruments matrimoniaux, patrimoniaux et militaires des puissances dynastiques, paraît consolidée, celle-ci s'engage en effet presque systématiquement dans une lutte pour la conquête d'un territoire plus vaste. Avec l'élimination ou l'intégration des unités concurrentes, ces puissances dynastiques forment peu à peu des ensembles monopolistiques.

     

    Bernard Lacroix, « Genèses et construction de l’État moderne », in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, La Découverte, coll. Grands repères, 2009, p. 56

     

    Document 7 :

     

    Guerre et fiscalité

     

    La concentration de la contrainte financière est le second des mécanismes par lesquels la puissance royale s'est affirmée. La guerre, qui s'est imposée comme une « nécessité structurelle » dans le processus de renforcement des États modernes, est inséparable de l'impôt qu'elle a permis de justifier, en particulier dans les périodes durables de conflits militaires entre États. C'est à travers la généralisation de l'impôt comme ressource, pour un pouvoir royal qui se rétribuait auparavant uniquement sur les produits de son domaine, qu'ont véritablement émergé les fondations de l’État moderne. L’État fiscal s'est ainsi construit autour du double impératif de la concentration de la coercition physique et de l'impôt, en légitimant conjointement ces deux opérations.

     

    Bernard Lacroix, « Genèses et construction de l’État moderne », in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, La Découverte, coll. Grands repères, 2009, p. 59

     

    Document 8 :

     

    L’État de guerre : l'analyse de Charles Tilly

     

    Dans un livre publié en 1990, le sociologue américain [Charles Tilly] a étudié la relation constante entretenue entre la guerre, la contrainte assujettissant les sociétés et les formes d'organisation politique. Pour l'auteur, « la structure de l’État apparaît essentiellement comme un produit secondaire des efforts des gouvernants pour acquérir les moyens de la guerre ». […] L’État moderne, notamment à la période de l'absolutisme, se construit et se renforce par et dans la guerre, afin de remplir des fonctions de coordination administrative et militaire de plus en plus complexes.

    Placées au centre du modèle, la guerre et ses exigences (notamment administratives, financières et disciplinaires) sont un facteur déterminant dans l'affermissement des structures étatiques. Pour Tilly, les principales activités de l’État moderne (faire l’État, faire la guerre, protéger l’État et prélever des ressources) se renforcent mutuellement. La concurrence militaire entre les États va avoir pour effet de « les conduire tous dans la même direction générale. Elle sous-tend à la fois la création et la prédominance ultime de l’État national ». Sous l'effet de la guerre, l’État renforce son emprise sur la société, unifie progressivement le territoire qu'il contrôle et protège. Mais encore il met en place une bureaucratie chargée de coordonner des activités militaires mobilisant de plus en plus d'hommes […] et coûtant de plus en plus cher [...].

    Déterminante dans les périodes de guerre, la capacité administrative et financière de l’État se stabilise en période de paix et permet à l’État de multiplier ses domaines d'intervention.

     

    Yves Déloye, Sociologie historique du politique, La Découverte, coll. Repères, 3e édition, 2007, p. 40-41

     

    Document 9 :

     

    L’État détient le monopole de la violence physique légitime

     

    La violence n'est évidemment pas l'unique moyen normal de l'État, - cela ne fait aucun doute -mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers - à commencer par la parentèle - ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l'État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques - revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime. Ce qui est en effet le propre de notre époque, c'est qu'elle n'accorde à tous les autres groupements, ou aux individus, le droit de faire appel à la violence que dans la mesure où l'État le tolère : celui-ci passe donc pour l'unique source du « droit » à la violence.

     

    Max Weber, Le savant et le politique, 1919, http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.pdf

     

    Document 10 :

     

    Capitalisme et Etat moderne selon Weber

     

    Partout le développement de l'État moderne a pour point de départ la volonté du prince d'exproprier les puissances « privées » indépendantes qui, à côté de lui, détiennent un pouvoir administratif, c'est-à-dire tous ceux qui sont propriétaires de moyens de gestion, de moyens militaires, de moyens financiers et de toutes les sortes de biens susceptibles d'être utilisés politiquement. Ce processus s'accomplit en parfait parallèle avec le développement de l'entreprise capitaliste expropriant petit à petit les producteurs indépendants.

     

    Max Weber, Le savant et le politique, 1919, http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.pdf

     

    Document 11 :

     

    L'autonomisation symbolique de l’État : les deux corps du roi

     

    La dissociation de l’État par rapport au roi s'est notamment affirmée à travers la séparation de la personne du roi et de l'institution qui le transcende comme incarnation temporelle de celui-là. La fiction juridique des « deux corps du roi » a contribué à mettre en forme cette séparation en distinguant le corps naturel du monarque, qui se transmet sans discontinuité à des successeurs. Ernst Kantorowicz s'attarde sur les conditions de possibilité intellectuelle, théologique et juridique de cette fiction qui justifie, à partir du XIVe siècle, la continuité du pouvoir royal et la permanence des institutions de l’État moderne. […]

    L'interrègne séparant la mort du roi et le sacre de son successeur présente toutefois un danger, en particulier dans le cas d'un futur roi mineur. Pour éviter toute entreprise factieuse durant l'interrègne, des réformes ont été adoptées pour garantir la continuité des dynasties. […] Le sacre était ainsi érigé comme un élément servant l'impératif de la continuité de l’État. Cette continuité, transcendant la personne éphémère des rois, s'exprime à la fin du XVe siècle, à partir d'adages - « Le roi est mort, vive le roi ! », « Le royaume n'est jamais sans roi », « les rois ne meurent pas en France », etc. - dont certains ont été incorporés au cérémonial des funérailles. A travers ce travail de formalisation et d'intégration juridique émerge peu à peu le principe d'une souveraineté transcendant la personne royale.

     

    Bernard Lacroix, « Genèses et construction de l’État moderne », in A. Cohen, B. Lacroix, P. Riutort (dir.), Nouveau manuel de science politique, La Découverte, coll. Grands repères, 2009, p. 65-66

     

    Document 12 :

     

    Les trois types de légitimité chez Max Weber

     

    Comme tous les groupements politiques qui l'ont précédé historiquement, l'État consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c'est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L'État ne peut donc exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs. Les questions suivantes se posent alors. Dans quelles conditions se soumettent-ils et pourquoi ? Sur quelles justifications internes et sur quels moyens externes, cette domination s'appuie-t-elle ?

    Il existe en principe - nous commencerons par là - trois raisons internes qui justifient la domination, et par conséquent il existe trois fondements de la légitimité. Tout d'abord l'autorité de l'« éternel hier », c'est-à-dire celle des coutumes sanctifiées par leur validité immémoriale et par l'habitude enracinée en l'homme de les respecter. Tel est le « pouvoir traditionnel » que le patriarche ou le seigneur terrien exerçaient autrefois. En second lieu l'autorité fondée sur la grâce personnelle et extraordinaire d'un individu (charisme) ; elle se caractérise par le dévouement tout personnel des sujets à la cause d'un homme et par leur confiance en sa seule personne en tant qu'elle se singularise par des qualités prodigieuses, par l'héroïsme ou d'autres particularités exemplaires qui font le chef. C'est là le pouvoir « charismatique » que le prophète exerçait, ou - dans le domaine politique - le chef de guerre élu, le souverain plébiscité, le grand démagogue ou le chef d'un parti politique. Il y a enfin l'autorité qui s'impose en vertu de la « légalité », en vertu de la croyance en la validité d'un statut légal et d'une « compétence » positive fondée sur des règles établies rationnellement, en d'autres termes l'autorité fondée sur l'obéissance qui s'acquitte des obligations conformes au statut établi. C'est là le pouvoir tel que l'exerce le « serviteur de l'État » moderne, ainsi que tous les détenteurs du pouvoir qui s'en rapprochent sous ce rapport.

    Il va de soi que dans la réalité des motifs extrêmement puissants, commandés par la peur ou par l'espoir, conditionnent l'obéissance des sujets - soit la peur d'une vengeance des puissances magiques ou des détenteurs du pouvoir, soit l'espoir en une récompense ici-bas ou dans l'autre monde - ; mais elle peut également être conditionnée par d'autres intérêts très variés. Nous y reviendrons tout à l'heure. Quoi qu'il en soit, chaque fois que l'on s'interroge sur les fondements qui « légitiment » l'obéissance, on rencontre toujours sans contredit ces trois formes « pures » que nous venons d'indiquer.

     

    Max Weber, Le savant et le politique, 1919, http://classiques.uqac.ca/classiques/Weber/savant_politique/Le_savant.pdf

     

     

    B)    Distinguer construction étatique et construction nationale

     

    Document 13 :

     

    Qu'est-ce qu'une nation ?

     

    Une nation est une âme, un principe spirituel. Deux choses qui, à vrai dire, n'en font qu'une, constituent cette âme, ce principe spirituel. L'une est dans le passé, l'autre dans le présent. L'une est la possession en commun d'un riche legs de souvenirs ; l'autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l'héritage qu'on a reçu indivis. L'homme, Messieurs, ne s'improvise pas. La nation, comme l'individu, est l'aboutissant d'un long passé d'efforts, de sacrifices et de dévouements. Le culte des ancêtres est de tous le plus légitime ; les ancêtres nous ont faits ce que nous sommes. Un passé héroïque, des grands hommes, de la gloire (j'entends de la véritable), voilà le capital social sur lequel on assied une idée nationale. Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent ; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet. Le chant spartiate : « Nous sommes ce que vous fûtes ; nous serons ce que vous êtes » est dans sa simplicité l'hymne abrégé de toute patrie.

    Dans le passé, un héritage de gloire et de regrets à partager, dans l'avenir un même programme à réaliser ; avoir souffert, joui, espéré ensemble, voilà ce qui vaut mieux que des douanes communes et des frontières conformes aux idées stratégiques ; voilà ce que l'on comprend malgré les diversités de race et de langue. [...]

    Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. […] Dans l'ordre d'idées que je vous soumets, une nation n'a pas plus qu'un roi le droit de dire à une province : « Tu m'appartiens, je te prends. » Une province, Pour nous, ce sont ses habitants ; si quelqu'un en cette affaire a droit d'être consulté, c'est l'habitant. Une nation n'a jamais un véritable intérêt à s'annexer ou à retenir un pays malgré lui. Le vœu des nations est, en définitive, le seul critérium légitime, celui auquel il faut toujours en revenir.

     

    Ernest Renan, « Qu’est-ce qu’une nation ? », 1882

     

    Document 14 :

     

    Max Weber : la nation comme représentation subjective

     

    Ce qui intéresse Max Weber, c'est de rendre compte des activités sociales et politiques qui sont à l'origine de la formation des communautés ethniques ou nationales. Il ne sert à rien, selon lui, de tenter de définir l'ethnie ou la nationalité en référence à un ensemble de caractéristiques « objectives » héritées par le groupe considéré (langue, lien de sang, coutume, religion...). Car « la possession de dispositions semblables […] transmises par l'hérédité » ne conduit « à une "communauté" que si elle est ressentie subjectivement comme une caractéristique commune ». ce n'est donc pas la ressemblance objective qui fonde le lien national, mais la perception qu'ont les acteurs  de la frontière entre le semblable et l'autre. Plus précisément, c'est le sentiment de partager certaines valeurs et/ou représentations qui fonde la réalité subjective de la nation. […]

    Son approche accorde ainsi une place centrale à la dimension subjective de la « communalisation » politique. Pour Max Weber, le concept de « communalisation » définit « une relation sociale lorsque, et tant que, la disposition de l’activité sociale se fonde […] sur le sentiment subjectif […] des participants d'appartenir à une même communauté ». Si la nation n'a pas de réalité matérielle, encore moins d'essence, elle existe, en revanche, dans la conscience de ceux qu'elle rassemble. Cette perspective présente aussi l'intérêt de donner un rôle crucial à l'activité politique dans la promotion et l'entretien de cette conscience nationale.

     

    Yves Déloye, Sociologie historique du politique, La Découverte, coll. Repères, 3e édition, 2007, p. 55-57

     

    Document 15 :

     

    Interroger le lien entre nation et État

     

    Pourquoi les sociétés modernes sont-elles organisées sur le modèle de l'État-nation ? Comment et pourquoi cette forme d'organisation s'est-elle imposée en Europe, puis dans le reste du monde ? Comment se développe la conscience nationale ? Quelles sont les conséquences de ce développement ? Quels sont les facteurs explicatifs de l'assimilation nationale ? Telles sont les questions qu'une approche de sociologie historique peut aider à résoudre. […]

    Un des enjeux majeurs pour la sociologie historique de l’État-nation consiste à savoir si la nation est un « donné » qui s'impose à l’État ou une construction historique et culturelle dont l’État est partie prenante. Les théoriciens proches de l'école du Nation-building ont, dès 1953, apporté une réponse à cette question. […] Le nationalisme (considéré comme le processus d'émergence d'une « communauté de communication » nationale assurant la congruence entre l'unité politique et l'unité nationale) est le résultat d'une histoire, la conséquence d'une organisation sociale spécifique à un moment de l'évolution historique des sociétés humaines. […]

    A l'encontre des théories « primordialistes », la nation n'est pas ici une « essence », ni le reflet de « liens primordiaux », mais le résultat d'un processus social de construction identitaire. Il s'agit moins, dès lors, d'établir l'inventaire des critères « objectifs » de la nation (langue, territoire, coutume, religion...) que d'étudier les nombreux processus qui contribuent à cette « tendancialité historique » évoquée jadis par Nicos Poulantzas : le recouvrement de l’État et de la nation.

     

    Yves Déloye, Sociologie historique du politique, La Découverte, coll. Repères, 3e édition, 2007, p. 51-52

     

    Document 16 :

     

    Ernest Gellner : le nationalisme invente la nation

     

    L’État est alors défini non pas en référence à la domination qu'il exerce, comme dans la tradition wébérienne, mais en rapport à la logique du développement capitaliste qu'il permet en contrôlant, sur un territoire déterminé, le système éducatif. Le nationalisme prend ici une tournure culturelle de création artificielle d'une unité symbolique nécessitée principalement par la modernisation économique. Il repose sur l'expansion d'un système scolaire égalitariste capable de répandre une culture uniforme. Le nationalisme « invente » […] des cultures largement dépourvues de toute base ethnique afin d'unifier l'imaginaire des nations, impose des langages pour renforcer leur cohérence et leur mobilité internes, et parvient ainsi à s'assurer la loyauté des citoyens qui partagent une semblable conception du monde imposée par l’État et transmise par son système scolaire.

    Pour Gellner, la présence de l’État est inévitable dans un tel processus nationaliste, le nationalisme   ne se rencontrant pas dans les sociétés sans État. L'âge du nationalisme est donc également celui de l'État-nation qui en encadre les développements. Cette théorie a principalement l'intérêt de situer l'État au cœur du processus de formation de l'identité nationale en ne limitant pas son rôle à une fonction de domination. [...]

    [Mais] le modèle de Gellner concède une place trop importante au facteur économique dans l'émergence du nationalisme. Si ce n'est pas « la nation qui crée le nationalisme mais le nationalisme qui crée la nation », ce n'est pas uniquement et historiquement pour satisfaire à un impératif économique. C'est d'abord pour résoudre une question politique qui peut être résumée de la façon suivante : comment homogénéiser la culture des citoyens d'un État-nation et, de la sorte, clôturer l'espace de l'identité nationale et circonscrire le territoire politique sur lequel l’État exerce son autorité ? Dès lors, le contrôle de l'appareil scolaire ne vise pas seulement à répondre aux besoins de formation de l'économie moderne, mais aussi et peut-être principalement à développer une conscience nationale qui autorise une séparation entre les citoyens nationaux et les étrangers. C'est parce qu'il entend imposer une certaine définition de l'identité nationale que l’État a historiquement cherché à contrôler (certes inégalement selon les pays) la socialisation civique.

    Dans cette perspective, l’État-nation, tel qu'il apparaît définitivement au XIXe siècle en Europe occidentale, peut être entendu comme une entreprise politique à caractère institutionnel qui revendique avec succès non seulement le monopole de la violence physique légitime (Max Weber) mais également celui de la formation de l'identité nationale. […] Pour ce faire, l’État entreprend d'imposer une langue nationale, un système d'éducation national, un service militaire national. Étatisation et nationalisation de l'espace et des esprits vont de pair. Aux monopoles de la fiscalité et de la violence se joint celui de la fabrication nationale.

     

    Yves Déloye, Sociologie historique du politique, La Découverte, coll. Repères, 3e édition, 2007, p. 53-54

     

    Document 17 :

     

    Le modèle français de construction de la nation

     

    Si l'idée nationale était née au Moyen-Age, si la monarchie avait mené pendant des siècles le projet national et organisé les premières institutions étatiques, les républicains de la IIIe République, à leur arrivée au pouvoir dans les années 1880, ont créé en toute conscience les institutions chargées de constituer la nation moderne. Les institutions nationales – l'Ecole ou l'Armée – ont organisé la vie collective autour de pratiques régulières et diffusé un système de valeurs nationales cohérentes. L'unification de la société par la centralisation de l'enseignement et, plus généralement, de l'administration française, même s'ils avaient été, au moins pour une part, hérités de la monarchie, furent renforcés par la volonté, transmise des rois aux républicains, de construire la nation moderne autour de et par l'Etat. […] Le projet politique a été porté par les institutions nationales : le droit de la nationalité, particulièrement ouvert, qui, dans un pays d'immigration, transformait les immigrés ou, en tout cas, leurs enfants en citoyens et en soldats ; l'Ecole gratuite, laïque et obligatoire de la République ; l'administration publique ; l'Armée. Les instituteurs de la IIIe République ont effectivement nationalisé les enfants des paysans des provinces de France et des immigrés en leur apprenant, éventuellement avec brutalité, le français et le calcul, et en leur interdisant d'user de la langue de leurs parents. L'armée contribuait aussi à cette nationalisation des populations dont la guerre de 1914-18 a tragiquement démontré l'efficacité. A la suite de l'établissement de la conscription (1872) et d'une loi sur la nationalité (1889) qui imposait la nationalité française aux enfants d'étrangers nés sur le sol français pour pouvoir les recruter, elle brassait des populations issues de tous les pays d'émigration, de toutes les régions et de toutes les classes sociales. Elle entretenait le sentiment de communauté nationale avec l'aide d'instituteurs qui poursuivaient la scolarisation des recrues et la diffusion du patriotisme.

     

    Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens, Gallimard, 1994

     

    Document 18 :

     

    Pour se perpétuer une nation s'incarne dans des symboles

     

    L'école n'était pas la seule source de cette [construction d'une culture propre aux membre d'une même nation] par la référence à un passé historique, à un panthéon, à une culture commune. L’État national prenait des dispositions pour susciter ou imposer des marqueurs identitaires qui seraient exclusivement liés à l'entité nationale. [...]

    En Israël, on a réinventé l'hébreu comme langue profane, bien que 90 % des premières vagues d'immigrés parlassent le yiddish [...]. L'essentiel ne tenait pas à l'efficacité d'adopter une langue commune pour cimenter la nation (le yiddish aurait pu le faire). Adopter l'hébreu comme langue nationale fut un acte politique comme le fut aussi la décision d'imposer aux nouveaux immigrés d'abandonner le prénom et le nom de l'Exil et de choisir un prénom et un nom hébreux, ou bien d'adopter les fêtes religieuses juives comme fêtes nationales ; il importait de rompre symboliquement avec le destin malheureux des Juifs dans la diaspora et de faire naître l'hébreu.

    La décision de fonder une capitale à partir de rien plutôt que d'élever au rang de capitale l'une des grandes villes déjà existantes s'inscrit dans la même logique. Construire Washington ou Brasilia plutôt qu'installer le siège du nouveau pouvoir à New-York ou Rio de Janeiro ; choisir Ankara, modeste bourgade du centre de l'Anatolie, plutôt qu’Istanbul, qui avait été depuis des siècles le centre politique de l'Empire ottoman, c'était encore affirmer que se créait une nouvelle entité politique, distincte des ethnies, des Etats ou d'un régime précédent.

    On élaborait aussi des marqueurs concrets, objets destinés à symboliser la nation elle-même. Les noms donnés aux lieux, aux rues, aux aéroports ou aux monuments matérialisaient le panthéon national. L'hymne, la fête nationale ou le drapeau ont suscité des conduites et des sentiments qui empruntaient au sacré : on marquait son respect en se tenant debout, en respectant le silence lorsque les couleurs étaient levées ou que l'on chantait l'hymne national. Les cérémonies nationales – qu'il s'agisse du défilé militaire du 14 juillet ou de l'entretien de la flamme sous l'Arc de triomphe en France, de la relève de la garde et de l'anniversaire de la Reine en Angleterre, ou du serment collectif des nouveau naturalisés américains – inscrivent concrètement l'idée de nation dans le rythme collectif. L'ensemble de ces rites a pour but de maintenir le sens de la communauté, d'entretenir le sentiment d'appartenance au collectif et la croyance dans la singularité et la grandeur des valeurs nationales. Comme la religion elle-même, la nation ne pourrait se perpétuer si elle n'organisait pas les pratiques, les symboles et les rites, négatifs et positifs, par lesquels elle s'incarne dans la réalité quotidienne.

     

    Dominique Schnapper, La communauté des citoyens, Gallimard, 1994

     

    Document 19 :

     

    Construction étatique et construction nationale chez Linz

     

    Construction étatique et construction nationale sont deux processus qui se chevauchent tout en restant conceptuellement différents. Dans la mesure où ils se chevauchent, ils sont largement inséparables, mais comme on sait que le chevauchement n'est pas total, ils représentent donc des processus différents. [...] Dans le contexte européen, la construction étatique est historiquement antérieure à la construction nationale. De fait, dans certains pays, la construction étatique a largement précédé la construction nationale. [...] Idéalement, au moins d'un certain point de vue, les deux processus devraient - à la fois simultanément et successivement - conduire à ce que nous qualifions d'État-nation. Cependant, le succès total de ce double processus a été très exceptionnel. On peut probablement compter les vrais États-nations sur les doigts des deux mains. Peu d'États peuvent être considérés comme de véritables États-nations, la plupart étant, selon les cas, soit multinationaux, soit basés sur une nation dominante. Ils sont certes réussis mais sont interpellés (avec plus ou moins d'intensité) par d'autres nationalismes. Il y a par ailleurs des nations sans État. [...] Le nombre des nations potentielles est souvent supérieur au nombre actuel des nations avec ou sans État, et infiniment supérieur au nombre des États de par le monde. [...]

    Certains, particulièrement dans le milieu savant, ont avancé l'idée selon laquelle il est possible d'être engagé dans un processus de construction étatique (même si cela ne signifie pas la construction d'États-nations), pour construire des « Nations-États » (State nation), c'est-à-dire des États auxquels les citoyens accordent une loyauté que seule, du point de vue des nationalistes, la nation mériterait.

    [...] Le processus de construction étatique s'est poursuivi sur plusieurs siècles avant que l'idée même de nation ne jaillisse dans l'imagination des intellectuels et des peuples. [...] Jusqu'à la Révolution française, [...] le processus de construction étatique se poursuivait indépendamment de tout sentiment, identité ou conscience nationale. [...]

    Historiquement, les « nations » commencent à apparaître au XIXe siècle ; plus particulièrement dans la seconde partie du siècle. Seul un petit nombre a servi de base à un processus de construction étatique : l'Italie, l'Allemagne, la Grèce et d'une manière unique, la Hongrie au sein de la Double Monarchie. La Belgique est un cas particulièrement intéressant. Voilà un État qui a accédé à l'indépendance au détriment des Pays-Bas en 1830 (même s'il y avait une séparation politique depuis le XVIe siècle), et qui peut être considéré comme ayant engagé un processus de construction nationale. Pourtant au XXe siècle, le nationalisme flamand en a fait un État multinational. [...] Même après la première guerre mondiale les traités de paix, nourris du principe d'autodétermination proclamé par Wilson, et censés représenter un haut degré de construction nationale, ne transformèrent pas les nouveaux États en États-nations. [...] L'État moderne est donc basé sur une citoyenneté qui implique des droits et devoirs et suppose une certaine loyauté, mais pas toujours une forte identification émotionnelle, une langue, une religion, ou un ensemble de valeurs, etc. [...]

    Nous vivons tous sous la juridiction d'un État. [...] Au contraire, il y a probablement des millions de personnes inconscientes d'appartenir à une nation particulière. Si on les interroge, ils diront dans quel pays ils vivent, mais seront incapables de penser en termes de nation. […] Par conséquent construction étatique et construction nationale sont toutes deux des œuvres d'art résultant d'un effort conscient des dirigeants. Il s'agit alors de mieux analyser les difficultés et les succès des deux processus, et le degré à partir duquel ils sont complémentaires ou en conflit. [...]

    Nous avons besoin d'une nouvelle terminologie capable de caractériser, d'une part, les nations intégrées à un État et n'aspirant pas à devenir État-nation, d'autre part, des États qui seraient dotés de certains attributs de l'État-nation sans pour autant pratiquer une politique de construction nationale. Ces États, que l'on pourrait appeler "Nations- États", seraient multinationaux ou tout du moins multiculturels. [...]

    Un autre problème ignoré, à la fois par les spécialistes des sciences sociales et les hommes politiques, est que, dans le monde moderne, les identités ne sont pas exclusives. Une population ne s'identifie pas soit comme catalane soit comme espagnole ; même si elle est contrainte à une telle dissociation, elle peut, avec plus ou moins de répugnance, dire qu'elle est l'une ou l'autre. [...] C'est cette double identité qui rend possible la construction d'États multinationaux [...]. En effet, il est parfaitement possible de concevoir une société dans laquelle les individus auraient deux identités. Ils auraient le sentiment, plus ou moins intense, d'être membres d'une nation, d'un État-nation ou tout du moins d'un État et d'une communauté plus large comme l'Europe, avec la conviction que ces trois identités ont des implications différentes quant à leur existence. Différentes identités fondamentalement compatibles et qui auraient une même valeur pour eux.

     

    Juan Linz, « Construction étatique et construction nationale », traduit par Mohammad-Saïd Darviche et William Genieys, in Pôle Sud, 1997, vol 7, n°1, pp. 5-26

     

     

    II)               Quelles sont les formes institutionnelles de l'ordre politique ?

     

    A)     Etat unitaire / Etat fédéral

     

    Document 20 :

     

    Un exemple d’État fédéral : les États-Unis d'Amérique

     

    Organisation fédérale des pouvoirs exécutifs, législatifs et judiciaires

     

    Selon l'article I de la Constitution, le pouvoir législatif fédéral est confié à un parlement bicaméral, le Congrès, les deux chambres l'exerçant concurremment.

    La Chambre des représentants est composée d'au plus 435 membres élus « par la population des différents États » pour un mandat de 2 ans au suffrage universel direct selon des modalités propres à chaque État (scrutin majoritaire uninominal en règle générale). Le nombre de représentants par État est proportionnel à la population de celui-ci, chaque État ayant au moins un représentant.

    Le Sénat des États-Unis comprend 100 sénateurs (2 sénateurs par État) élus pour 6 ans au suffrage universel direct selon des modalités propres à chaque État (scrutin majoritaire uninominal à un tour en règle générale). Chaque sénateur a une voix.

    Tous les deux ans, la Chambre des représentants est renouvelée dans son intégralité tandis que le Sénat l'est par tiers.

     

    L'article II de la Constitution confie le pouvoir exécutif au Président des États-Unis d'Amérique dont le mandat d'une durée de 4 ans est renouvelable une seule fois.

    Le Président est élu par les grands électeurs élus au scrutin majoritaire de liste à un tour dans chaque État. Le nombre des grands électeurs par État est égal au nombre total de sénateurs et de représentants que l'État peut envoyer au Congrès.

    Aux termes de l'article III de la Constitution, le pouvoir judiciaire est « dévolu à une Cour suprême et à des tribunaux subordonnés dont le Congrès pourra en temps voulu décider la création ». […]

     

    Organisation des États fédérés 

     

    Chaque État fédéré a sa propre constitution qui précise l'organisation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, largement inspirée du modèle fédéral en règle générale. Il dispose de sa propre organisation judiciaire au sommet de laquelle se trouve une Cour suprême. […]

     
    Répartition des compétences entre État fédéral et États fédérés

     

    Le Xe amendement pose le principe d'une compétence générale des États fédérés et d'une compétence d'attribution de l'État fédéral.

    L'article I, section 8, précise les compétences de la Fédération (relations internationales, défense, commerce international et interétatique (commerce clause), monnaie).

    La répartition des compétences entre l'État fédéral et les États fédérés a évolué en fonction de l'interprétation de la Constitution donnée par la Cour suprême, étant observé que « le bilan de ce que la justice constitutionnelle a pu faire pour limiter l'extension continue des pouvoirs du gouvernement fédéral n'est certes pas nul mais il est plutôt mince.

     

    www.senat.fr, « Étude de législation comparée n° 242 - mars 2014 - L'organisation des Etats fédéraux : démocratie, répartition des compétences, Etat de droit et efficacité de l'action publique »

     

    Document 21 :

     

    Compétences de la Fédération et des Länder en Allemagne

     

    L'Allemagne est un État fédéral constitué de 16 Länder. Il existe donc des lois fédérales qui s’appliquent à la totalité du territoire de la Fédération et des lois de Land qui sont valables uniquement dans le Land les ayant adoptées.

    Les lois de Land ne doivent pas être en contradiction avec les lois fédérales. L’article 31 de la Loi fondamentale dispose : « Le droit fédéral prime le droit de Land. » De cette manière, il s’agit autant que possible d’œuvrer à la réalisation de « conditions de vie équivalentes » sur tout le territoire fédéral.

    La Loi fondamentale définit dans le détail les compétences législatives de la Fédération et des Länder. Les articles 71 à 75 énumèrent les compétences législatives de la Fédération, tandis que les Länder sont compétents dans tous les autres cas.

     

    Site du Bundestag, https://www.bundestag.de/htdocs_f/bundestag/fonctions/legislation/competencies/246012

     

     

    B)    L’État de droit, condition de la démocratie

     

    Document 22 :

     

    État de police et État de droit

     

    A la suite de R. Carré de Malberg (1861-1935), on distingue classiquement l’État de police et l’État de droit. Pour ce juriste : « l’État de police est celui dans lequel l'autorité administrative peut, d'une façon discrétionnaire et avec une liberté de décision plus ou moins complète, appliquer aux citoyens toutes les mesures dont elle juge utile de prendre par elle-même l’initiative, en vue de faire face aux circonstances et d'atteindre à chaque moment les fins qu'elle se propose ». A l'inverse, l’État de droit est « un État qui, dans ses rapports avec ses sujets et pour la garantie de leur statut individuel, se soumet lui-même au droit, et cela en tant qu’il enchaîne son action sur eux par des règles, dont les unes déterminent les droits réservés aux citoyens, dont les autres fixent par avance les voies et moyens qui pourront être employés en vue de réaliser les buts étatiques » (Carré de Malberg, 1920).

     

    Document 23:

     

    Droit au droit et droit au juge

     

    Le concept d’État de droit repose sur le droit au droit car, du point de vue formel, l’État de droit suppose l’existence d’un ordre juridique et d’une hiérarchie des normes bien établie. Mais il est également lié à l’adhésion du corps social à une exigence démocratique. A priori, le constitutionnalisme participe d’une philosophie libérale car la revendication de droits économiques et sociaux relève davantage de la logique de l’État-providence et conduit à un renforcement de l’État, alors que l’État de droit constitue par définition un instrument de limitation de l’État.

    L’État de droit repose aussi sur le droit au juge, car la diversité et la hiérarchie des normes impliquent pour leur respect la mise en place de contrôles juridictionnels. Le contrôle de constitutionnalité des lois assure l’intégrité de la pyramide des normes. Le recours pour excès de pouvoir, reconnu comme principe général du droit applicable même sans texte, sanctionne la légalité des actes administratifs.

     

    Bruno Oppetit, Philosophie du droit, Dalloz, 1999, coll. « Précis », p. 96

     

    Document 24:

     

    L’État de droit, garantie de la protection des droits fondamentaux

     

    L’État de droit est une condition essentielle de la démocratie contemporaine. Il constitue en fait la garantie suprême de protection des droits fondamentaux du peuple, lorsque ces derniers sont violés ou méconnus, y compris d'ailleurs par les propres décisions de l'autorité politique.

    Deux conditions doivent être réunies :

    - L'existence de droits fondamentaux garantis : le peuple dispose de libertés et de droits que l'on dit fondamentaux, parce qu'ils s'imposent à tous et en toutes circonstances. Ils doivent être protégés de toute violation, d'où qu'elle vienne. Ces droits sont généralement précisés dans des textes auxquels on accorde une valeur supérieure : la Constitution ou une Déclaration des droits. Selon la théorie dite de la « hiérarchie des normes », toutes les autres règles de droit, quelles qu'elles soient, sont inférieures à la Constitution et à la Déclaration des droits, et doivent par conséquent les respecter.

    - L'existence d'un contrôle de constitutionnalité : l’État de droit n'est véritablement garanti que s'il existe des mécanismes permettant de sanctionner la violation des droits fondamentaux et de la hiérarchie des normes. Le contrôle de constitutionnalité consiste à confier à des juges la possibilité de censurer une loi parce qu'elle n'est pas conforme à la Constitution ou à d'autres normes de même rang.

     

    www.assemblee-nationale.fr

     

    Document 25:

     

    Montesquieu : la séparation des pouvoirs comme condition de la démocratie

     

    Pour qu'on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir. Une constitution peut être telle que personne ne sera contraint de faire les choses auxquelles la loi ne l'oblige pas, et à ne point faire celles que la loi lui permet. [...]

    La liberté politique dans un citoyen est cette tranquillité d'esprit qui provient de l'opinion que chacun a de sa sûreté ; et pour qu'on ait cette liberté, il faut que le gouvernement soit tel qu'un citoyen ne puisse pas craindre un autre citoyen. Lorsque, dans la même personne ou dans le même corps de magistrature, la puissance législative est réunie à la puissance exécutrice, il n'y a point de liberté : parce qu'on peut craindre que le même monarque ou le même sénat ne fasse des lois tyranniques pour les exécuter tyranniquement. Il n'y a point encore de liberté si la puissance de juger n'est pas séparée de la puissance législative et de l'exécutrice. Si elle était jointe à la puissance législative, le pouvoir sur la vie et la liberté des citoyens serait arbitraire : car le juge serait législateur. Si elle était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d'un oppresseur. Tout serait perdu si le même homme, ou le même corps des principaux, ou des nobles, ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs : celui de faire les lois, celui d'exécuter les résolutions publiques, et celui de juger les crimes ou les différends des particuliers.

     

    Montesquieu, De l'esprit des lois, 1748

     

    Document 26:

     

    La Corée du Nord ou la négation de l’État de droit

     

    De multiples crimes contre l'humanité, découlant de politiques établies au plus haut sommet de l'Etat, ont été commis et continuent d'être commis en République populaire démocratique de Corée (RPDC), selon un rapport d'une commission d'enquête de l'ONU publié lundi.

    Ce rapport réclame une action urgente de la part de la communauté internationale pour faire face à la situation des droits de l'homme dans le pays, y compris la saisine de la Cour pénale internationale (CPI).

    Dans un document de 400 pages contenant des pièces justificatives et des témoignages directs de victimes et de témoins, la Commission d'enquête des Nations Unies sur la situation des droits de l'homme en RPDC a documenté de manière très détaillée les « atrocités innommables » commises dans le pays.

    La Commission d'enquête, qui a été établie par le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies en mars 2013, estime que la gravité, l'ampleur et la nature de ces violations des droits de l'homme mettent en évidence un État qui n'a aucun parallèle dans le monde contemporain.

    Selon le rapport, ces crimes contre l'humanité impliquent des exterminations, meurtres, esclavage, tortures, emprisonnements, viols, avortements forcés et autres formes de violences sexuelles, persécutions pour des motifs d'ordre politique, religieux, racial ou sexiste, le transfert forcé de populations, les disparitions forcées de personnes et des actes inhumains causant intentionnellement une famine prolongée.

    La Commission d'enquête estime que la communauté internationale doit accepter sa responsabilité de protéger le peuple de la RPDC des crimes contre l'humanité, étant donné l'échec manifeste du gouvernement de ce pays à le faire. Selon la Commission, la RPDC affiche de nombreux attributs caractéristiques d'un État totalitaire.

    Le nombre de prisonniers politiques se situerait entre 80.000 et 120.000 personnes détenues dans quatre grands camps où la famine est utilisée de manière délibérée pour les contrôler et les punir.

     

    Centre d'actualités de l'ONU, « Corée du Nord : une commission de l'ONU réclame la saisine de la Cour pénale internationale », février 2014

     

    Document 27:

     

    En Corée du Nord, le ministre de la Défense exécuté au canon anti-aérien

     

    Hyon Yong-chol s'était assoupi durant des célébrations militaires et aurait répondu à Kim Jong-un à plusieurs reprises. Le mode opératoire est spécifiquement prévu pour impressionner les esprits, ont indiqué les services secrets sud-coréens.

    Nouvelle démonstration du caractère impitoyable de Kim Jong-un. Le numéro un nord-coréen a fait exécuter il y a quelques semaines pour insubordination son ministre de la Défense, accusé d'avoir sommeillé lors de défilés militaires, ce qui pourrait être le signe d'une instabilité du régime, d'après les services de renseignements sud-coréens. Si cette exécution au canon anti-aérien était confirmée, il s'agirait d'une nouvelle preuve de la cruauté du régime quand il s'agit de réagir au manque de loyauté supposé de certains dignitaires, y compris ceux de très haut rang.

    Fin 2013, Kim Jong-un avait fait exécuter son oncle et ancien mentor, Chang Song-taek, accusé entre autres de corruption et de trahison. [...] Jang avait aidé le dirigeant nord-coréen, qui était alors inexpérimenté, à consolider son pouvoir. Les analystes ont estimé que Kim Jong-un avait pu prendre ombrage au bout d'un moment de son influence politique. Considérée comme la seule dynastie communiste de l'Histoire, la famille Kim règne sans partage sur la Corée du Nord depuis plus de six décennies.

     

    www.lefigaro.fr, 13/05/2015

     

     

    C)    Démocratie représentative / participative

     

    Document 28 :

     

    Bernard Manin et les quatre principes du gouvernement représentatif

     

    J’identifie quatre arrangements institutionnels qui sont restés inchangés depuis l’instauration des systèmes représentatifs.

    1)      Ceux qui gouvernent sont choisis par des élections qui ont lieu à intervalles réguliers. Ce n’est pas simplement le fait que les gouvernants soient élus qui caractérise le gouvernement représentatif, mais le fait que les élections reviennent à intervalles réguliers. Dans sa célèbre définition de la démocratie, Schumpeter oublie de mentionner le caractère récurrent des compétitions électorales. Le fait que les élections sont répétées a pourtant des conséquences capitales. Pendant qu'ils sont au pouvoir, les gouvernants ont une incitation à anticiper le jugement rétrospectif que les électeurs vont porter sur leurs actions à la fin de leur mandat. Ainsi les élections ne sélectionnent pas seulement ceux qui gouvernent, elles affectent aussi ce qu'ils font pendant qu'ils sont au pouvoir. Au terme de leur mandat, les représentants publics sont tenus de rendre des comptes aux citoyens ordinaires. Il est remarquable que dans sa définition Schumpeter ne fasse aucunement mention de l'obligation de rendre des comptes (accountability). Nous observons ici avec une clarté particulière la combinaison d’éléments démocratiques et d’éléments non démocratiques.

    2)      Ceux qui sont au pouvoir disposent d’un certain degré d’indépendance dans la prise de décisions politiques pendant qu’ils sont en fonction. Ni les vœux de leurs mandants ni les programmes qu’ils leur ont proposés ne les contraignent de façon stricte. Remarquons que cet arrangement permet aux vœux des électeurs d’avoir une certaine influence sur les actions des représentants élus. Il dispose seulement que la correspondance rigoureuse entre les deux n’est pas obligatoire.

    3)      Le troisième principe est ce que j’appelle « liberté de l’opinion ». Quoique les représentants aient une certaine liberté de manœuvre dans leurs actes, le peuple ou une partie du peuple conservent pour leur part le droit d’exprimer opinions et griefs, et de faire valoir à tout moment ses revendications auprès des représentants en fonction. [...] Le gouvernement représentatif n’a jamais été un système dans lequel les citoyens élisent leurs représentants à intervalles réguliers et ensuite se tiennent cois dans l’intervalle. C’est encore un point que Schumpeter et ses successeurs n’ont pas vu.

    4)      Le dernier principe est que les décisions publiques sont soumises à « l'épreuve de la discussion ». Dire que les décisions publiques sont soumises à « l'épreuve de la discussion » ne revient pas, et j’y insiste, à caractériser le gouvernement représentatif comme un gouvernement par la discussion. La discussion n’est pas une procédure de décision. C’est une méthode pour mettre à l’épreuve, examiner, et tester les décisions publiques. Voilà les quatre principes du gouvernement représentatif.

     

    Bernard Manin, in « La démocratie représentative est-elle réellement démocratique ? », La vie des idées, 2008

     

    Document 29: 

     

    La démocratie représentative est-elle démocratique ?

     

    La représentation comporte bien des éléments démocratiques, en particulier, la possibilité pour tous les citoyens de demander des comptes aux représentants à la fin de leur mandat et de les congédier si leur performance au pouvoir n’est pas jugée satisfaisante. Ces éléments démocratiques sont réels et importants. Ma thèse est que la représentation ne comporte pas seulement des éléments démocratiques. La représentation est aussi un gouvernement par des élites qui ne sont pas strictement tenues de réaliser les vœux de leurs mandants. Ainsi, le gouvernement représentatif combine des éléments démocratiques et des éléments non-démocratiques. C’est pourquoi je le caractérise comme une forme de gouvernement « mixte », en m’inspirant de l’idée de constitution mixte des Anciens, qui remonte à Aristote et à Polybe. Décrire les démocraties représentatives modernes uniquement comme des systèmes dans lesquels le peuple est « souverain », ou s’autogouverne de manière « indirecte », obscurcit la nature mixte de tels systèmes. Le gouvernement représentatif n’a jamais été une forme simple de gouvernement. Il a toujours été complexe et composite. En outre, au cours des dernières décennies, des institutions qui ne faisaient pas partie de l’arrangement initial se sont implantées dans un nombre de démocraties représentatives, par exemple les cours constitutionnelles exerçant un contrôle de la constitutionnalité des lois et des agences « indépendantes » non élues. L’essor de ces institutions a rendu le caractère mixte de nos démocraties encore plus visible.

     

    Bernard Manin, in « La démocratie représentative est-elle réellement démocratique ? » La vie des idées, 2008

     

    Document 30 :

     

    Démocratie participative et démocratie délibérative, des notions proches mais distinctes

     

    L'enjeu principal de la [démocratie participative] porte sur la formation d'une citoyenneté active et informée. [...] Face à des démocraties libérales représentatives accusées de favoriser l'apathie politique [...], il importe dans ces conditions que le maximum de personnes puissent être impliquées dans des activités de participation.

    Depuis une vingtaine d'années, une autre formulation de l'idéal participatif a commencé à émerger avec un succès croissant [...] du concept de "démocratie délibérative". [...] L'accent est mis ici, d'une part, sur la capacité de la délibération à fonder la légitimité de la décision, et, d'autre part, sur les compétences déployées par les participants à la discussion, leur aptitude à formuler des arguments rationnels susceptibles de convaincre l'autre [...]. La "force du meilleur argument" [doit pouvoir] prévaloir dans l'échange. [...]

    Théories de la démocratie participative et de la démocratie délibérative partagent de nombreux présupposés communs, en particulier l'insatisfaction à l'égard d'une définition de la citoyenneté limitée au principe majoritaire et au seul accomplissement du vote. Elles se croisent sans cesse.

    Elles se distinguent cependant par leur finalité principale. Les premières recherchent la formation de communautés citoyennes actives, mettant l'accent sur l'engagement et la politisation des participants. Les secondes visent à mieux fonder la décision politique en liant cette dernière à un processus d'argumentation rationnelle impliquant des points de vue contradictoires.

     

    Loïc Blondiaux, Le Nouvel Esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Seuil, 2008

     

    Document 31 :

     

    La démocratie délibérative, une autre conception de la légitimité

     

    La référence à la démocratie délibérative connaît aujourd'hui un succès croissant, en particulier en Allemagne et dans le monde anglo-saxon. Dans sa formulation première, dérivée de la philosophie de Jürgen Habermas [...], cette philosophie politique met en avant une définition procédurale et discursive de la légitimité. Selon un tel point de vue théorique, la norme n'est légitime que si elle est fondée sur des raisons publiques résultant d'un processus de délibération inclusif et équitable, auquel tous les citoyens peuvent participer et dans lequel ils sont amenés à coopérer librement.

    Une telle perspective entend s'opposer aussi bien aux conceptions républicaines traditionnelles, qui postulent le monopole des élus sur un intérêt général transcendant les opinions des simples citoyens, que des conceptions libérales construisant de façon cumulative l'intérêt général comme simple addition ou négociation entre les intérêts particuliers. « La décision légitime n'est pas la volonté de tous, insistait Bernard Manin dès 1985 dans un article pionnier, mais celle qui résulte de la délibération de tous : c'est le processus de formation des volontés qui confère sa légitimité aux résultats, non les volontés déjà formées. » [...] Cette optique démocratique radicale reprend pour partie l'idéal de la démocratie antique lorsqu'elle affirme que tout un chacun peut délibérer de façon raisonnable et que cette activité n'est pas le monopole des élites.

     

    Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, « L'impératif délibératif », Politix, Vol. 15, N°57. Premier trimestre 2002. pp. 17-35

     

    Document 32 :

     

    Les plus-values de la délibération

     

    Tout d'abord, celle-ci produirait de l'information nouvelle. Elle rendrait possible l'imagination de solutions nouvelles et éclairerait chacun sur les conséquences véritables de ses choix et de ses préférences. Elle offrirait une solution aux paradoxes de la rationalité limitée. « Aucun individu, souligne B. Manin, ne peut anticiper et prévoir toutes les perspectives depuis lesquelles les questions d'éthique et de politique seront perçues par des individus différents et aucun individu ne peut prétendre posséder toute l'information pertinente sur une décision qui affecte tout le monde. » Elle porterait ainsi une rationalité permettant une gestion publique plus efficace, opposée aux logiques technocratiques et paternalistes traditionnelles.

    Ensuite, la délibération inciterait à la montée en généralité [...]. Elle permettrait d'atteindre soit un consensus de base sur les principes constitutionnels de justice et de démocratie permettant une coexistence pacifique des styles de vie et des opinions, soit pour le moins des « désaccords délibératifs » dans lesquels les citoyens pris dans la discussion seraient tenus par un respect mutuel.

    Enfin, la délibération serait une source à la fois normative et factuelle de la légitimité, dans la mesure où elle favoriserait le respect de tous les acteurs et la prise en compte de leurs arguments.

     

    Loïc Blondiaux, Yves Sintomer, « L'impératif délibératif », Politix, Vol. 15, N°57, Premier trimestre 2002, pp. 17-35

     

    Document 33 :

     

    Les limites de la démocratie participative

     

    La principale limite de la démocratie participative est l'absence, sauf exception et sur des enjeux très locaux, de toute influence sur la décision. Ce qui limite singulièrement leur portée, mais questionne leur utilité même : à quoi bon discuter, en effet, si l'on n'est pas sûr d'être entendu ? Cette ambiguïté révèle la persistance d'un clivage des représentations entre des élus censés incarner l'intérêt général et des citoyens qui ne seraient porteurs que d'intérêts particuliers et donc inaptes à décider. Selon Yves Sintomer, on oscille ainsi en Europe "entre une codécision réelle mais limitée à l'échelle du quartier et une discussion publique sans codécision dès que cette échelle est dépassée".

    Côté public, on constate généralement une faible participation, en particulier des groupes les plus éloignés de la politique, très largement absents - hormis les femmes, parfois majoritaires. Signe, selon Loïc Blondiaux, que les hommes ont compris qu'il n'y avait pas de pouvoir en jeu. Les citoyens les plus actifs se révèlent par ailleurs être déjà socialisés politiquement : militants associatifs, syndicalistes, partisans, etc. De fait, la démocratie participative tend à reproduire les formes traditionnelles de la discussion politique. Mais, paradoxalement, la parole de ces citoyens engagés est dévalorisée au nom de son caractère "intéressé" et donc partial.

    Enfin, la démocratie participative a un coût très important. Coût financier tout d'abord, puisque les dispositifs les plus ambitieux supposent des infrastructures très lourdes [...]. Coût logistique ensuite, pour le public qui doit pouvoir se rendre disponible, parfois sur plusieurs jours, pour participer à des débats qui se déroulent souvent sur les temps professionnels ou familiaux. Coût cognitif enfin : l'objet du débat est parfois tellement large qu'il est quasiment impossible à saisir pour le citoyen lambda. Dans d'autres cas, c'est la technicité du sujet (enfouissement des déchets nucléaires, création d'un nouveau tronçon autoroutier, d'une nouvelle ligne TGV) qui rend la participation extrêmement exigeante.

     

    X. Molénat, "La démocratie participative", in Sciences humaines n° 201, février 2009

     

    Bibliographie et sitographie

     

    Genèse de l'Etat, construction étatique / nationale :

     

    • Max Weber, « La domination légale à direction administrative bureaucratique », 1921, texte originalement paru dans Économie et Société
    • Max Weber, Le Savant et le politique, 1919
    • Norbert Elias, La dynamique de l'occident, Calmann-Lévy, 1975 (1939) (en particulier pages 5 à 11 : « De la seigneurie féodale au royaume »)
    • Ernst Kantorowicz, Les deux corps du Roi. Essai sur la théologie politique au Moyen Age, Gallimard, 1989 (1957)
    • Pierre Bourdieu, Sur l’État, Cours au Collège de France 1989-1992, Raisons d'agir , Seuil, 2012
    • Yves Deloye, Sociologie historique du politique, La Découverte, coll. Repères, 3e édition, 2007 (en particulier la 2e partie « Genèse(s) de l’État moderne », pages 28 à 49)
    • Bernard Lacroix, « Genèse et construction de l’État moderne » (pages 52 à 73), in Cohen A., Lacroix B., Riutort P., (sous la direction de), Nouveau manuel de science politique, La Découverte, 2009
    • Rémi Lefebvre, Leçons d'introduction à la science politique, Ellipses, 2013 (leçons 4 et 5)
    • Juan Linz, « Construction étatique et construction nationale », traduit par Mohammad-Saïd Darviche et William Genieys, in Pôle Sud, 1997, vol 7, n°1, pp. 5-26
    • « La politique comparée selon Juan J. Linz », Revue internationale de politique comparée, De Boeck Université, 2006/1 Vol. 13. En particulier les articles suivants :

    -          Mohammad-Saïd Darviche et William Genieys, « Juan Linz ou la politique comparée au concret », pages 7 à 12
    -          Mohammad-Saïd Darviche, « Sortir de l’État-nation : Juan Linz avec et au-delà de Max Weber », pages 115 à 127
    -          Richard Snyder, « Retour sur les travaux de Juan Linz et leur réception. Extraits de l'entretien avec Juan J. Linz », pages 129 à 141

     

    État de droit :

     

     

    Démocratie représentative / participative :