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Florilèges

Publié le 15 mai 2016

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Le  dimanche 15 mai 2016

Florilège "Sur le progrès et le sens de l'histoire"

Groupement de textes autour de G.W. Hegel : La Raison dans l'Histoire, II-III

  • Pierre Leveau, LGT Philippe de Girard, Avignon

     

    Thucydide : Histoire de la guerre du Péloponnèse, XXI-XXII (- 399)

    « D'après les indices que j'ai signalés, on ne se trompera pas en jugeant les faits tels à peu près que je les ai rapportés. On n'accordera pas la confiance aux poètes, qui amplifient les événements, ni aux logographes qui, plus pour charmer les oreilles que pour servir la vérité, rassemblent des faits impossibles à vérifier rigoureusement et aboutissent finalement pour la plupart à un récit incroyable et merveilleux. On doit penser que mes infor­mations proviennent des sources les plus sûres et pré­sentent, étant donné leur antiquité, une certitude suffisante. Les hommes engagés dans la guerre jugent toujours la guerre qu'ils font la plus importante, et quand ils ont déposé les armes, leur admiration va davantage aux exploits d'autrefois; néanmoins, à envisager les faits, cette guerre-ci apparaîtra la plus grande de toutes. Pour ce qui est des discours tenus par chacun des belligérants, soit avant d'engager la guerre, soit quand celle-ci était déjà commencée, il m'était aussi difficile de rapporter avec exactitude les paroles qui ont été prononcées, tant celles que j'ai entendues moi-même que celles que l'on m'a rapportées de divers côtés. Comme il m'a semblé que les orateurs devaient parler pour dire ce qui était le plus à propos, eu égard aux circonstances, je me suis efforcé de restituer le plus exactement possible la pensée complète des paroles exactement prononcées. Quant aux événements de la guerre, je n'ai pas jugé bon de les rapporter sur la foi du premier venu, ni d'après mon opinion; je n'ai écrit que ce dont j'avais été témoin ou pour le reste ce que je savais par des informations aussi exactes que possible. Cette recherche n'allait pas sans peine, parce que ceux qui ont assisté aux événements ne les rapportaient pas de la même manière et parlaient selon les intérêts de leur parti ou selon leurs souvenirs variables. L'absence de merveilleux dans mes récits les rendra peut-être moins agréables à entendre. Il me suffira que ceux qui veulent voir clair dans les faits passés et, par conséquent, aussi dans les faits analogues que l'avenir selon la loi des choses humaines ne peut manquer de ramener jugent utile mon histoire. C'est une œuvre d'un profit solide et durable plutôt qu'un morceau d'apparat composé pour une satisfaction d'un instant. »

     

    I. Khaldûn : Discours sur l'histoire universelle (1377)

    L'histoire est une noble science. Elle présente beaucoup d'aspects utiles. Elle se propose d'atteindre un noble but. Elle nous fait connaître les conditions propres aux nations anciennes, telles quelles se traduisent par leur caractère national. Elle nous transmet la biographie des prophètes, la chronique des rois, leurs dynasties et leur politique. Ainsi, celui qui le désire peut obtenir un heureux résultat: en imitant les modèles historiques en matière religieuse ou profane. Pour écrire des ouvrages historiques, il faut disposer de nombreuses sources et de connaissances très variées. Il faut aussi un esprit réfléchi, et de la profondeur.- pour conduire le chercheur à la vérité et le garder de l'erreur. S'il se fie aux récits traditionnels, s'il n'a pas claire notion des principes fournis par la coutume, les fondements de la politique, la nature même de la civilisation et les conditions qui régissent la société humaine, si, d'autre part, il n'évalue pas sa documentation ancienne ou de longue date, en la comparant à des données plus récentes ou contemporaines : il ne pourra éviter les faux pas et les écarts hors la grand-route de la vérité. Historiens, commentateurs du Coran et grands « traditionnistes » ont commis bien des erreurs. Ils acceptent d'emblée leurs histoires pour argent comptant, sans les contrôler auprès des principes, ni les comparer aux autres récits du même genre. Pas plus quels ne les éprouvent à la pierre de touche de la philosophie, qu'ils ne s'aident de la nature des choses, ou qu'ils ne recourent à la réflexion et à la critique. Ainsi s'égarent-ils loin de la vérité, pour se trouver perdus dans le désert de la légèreté et de l'erreur. En particulier, c'est ce qui arrive, chaque fois qu'il est question de sommes d'argent ou d'effectifs militaires. C'est une excellente occasion de donner de faux renseignements et d'échafauder des affirmations sans fondement. Il faut donc contrôler à la source et recouper ce genre de choses avec d'autres informations solides. »

     

    N. Machiavel : Le Prince, XXV (1532)

    « Je n'ignore pas cette croyance fort répandue : les affaires de ce monde sont gouvernées par la fortune et par Dieu ; les hommes ne peuvent rien y changer, si grande soit leur sagesse ; il n'existe même aucune sorte de remède ; par conséquent il est tout à fait inutile de suer sang et eau à vouloir les corriger, et il vaut mieux s'abandonner au sort. Opinion qui a gagné du poids en notre temps, à cause des grands bouleversements auxquels on assiste chaque jour, et que nul n'aurait jamais pu prévoir. Si bien qu'en y réfléchissant moi-même, il m'arrive parfois de l'accepter. Cependant, comme notre libre arbitre ne peut disparaître, j'en viens à croire que la fortune est maîtresse de la moitié de nos actions, mais qu'elle nous abandonne à peu près l'autre moitié. Je la vois pareille à une rivière torrentueuse qui dans sa fureur inonde les plaines, emporte les arbres et les maisons, arrache la terre d'un côté, la dépose de l'autre ; chacun fuit devant elle, chacun cède à son assaut, sans pouvoir dresser aucun obstacle. Et bien que sa nature soit telle, il n'empêche que les hommes, le calme revenu, peuvent prendre certaines dispositions, construire des digues et des remparts ; en sorte que la nouvelle crue s'évacuera par un canal ou causera des ravages moindres. Il en est de même de la fortune : elle fait la démonstration de sa puissance là où aucune vertu ne s'est préparée à lui résister ; elle tourne ses assauts où elle sait que nul obstacle n'a été construit pour lui tenir tête. »

     

    B. Pascal : Traité du vide (1651)

    « N'est-ce pas indignement traiter la raison de l'homme, et la mettre en parallèle avec l'instinct des animaux, puisqu'on en ôte la principale différence, qui consiste en ce que les effets du raisonnement augmentent sans cesse, au lieu que l'instinct demeure toujours dans un état égal ? Les ruches des abeilles étaient aussi bien mesurées il y a mille ans qu'aujourd'hui, et chacune d'elles forme cet hexagone aussi exactement la première fois que la dernière. Il en est de même de tout ce que les animaux produisent par ce mouvement occulte. La nature les instruit à mesure que la nécessité les presse ; mais cette science fragile se perd avec les besoins qu'ils en ont : comme ils la reçoivent sans étude, ils n'ont pas le bonheur de la conserver ; et toutes les fois qu'elle leur est donnée, elle leur est nouvelle, puisque, la nature n'ayant pour objet que de maintenir les animaux dans un ordre de perfection bornée, elle leur inspire cette science nécessaire, toujours égale, de peur qu'ils ne tombent dans le dépérissement, et ne permet pas qu'ils y ajoutent, de peur qu'ils ne passent les limites qu'elle leur a prescrites. Il n'en est pas de même de l'homme, qui n'est produit que pour l'infinité. Il est dans l'ignorance au premier âge de sa vie ; mais il s'instruit sans cesse dans son progrès : car il tire avantage non seulement de sa propre expérience, mais encore de celle de ses prédécesseurs, parce qu'il garde toujours dans sa mémoire les connaissances qu'il s'est une fois acquises, et que celles des anciens lui sont toujours présentes dans les livres qu'ils en ont laissés. Et comme il conserve ces connaissances, il peut aussi les augmenter facilement ; de sorte que les hommes sont aujourd'hui en quelque sorte dans le même état où se trouveraient ces anciens philosophes, s'ils pouvaient avoir vieilli jusqu'à présent, en ajoutant aux connaissances qu'ils avaient celles que leurs études auraient pu leur acquérir à la faveur de tant de siècles. De là vient que, par une prérogative particulière, non seulement chacun des hommes s'avance de jour en jour dans les sciences, mais que tous les hommes ensemble y font un continuel progrès à mesure que l'univers vieillit, parce que la même chose arrive dans la succession des hommes que dans les âges différents d'un particulier. De sorte que toute la suite des hommes, pendant le cours de tous les siècles, doit être considérée comme un même homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement : d'où l'on voit avec combien d'injustice nous respectons l'antiquité dans ses philosophes ; car, comme la vieillesse est l'âge le plus distant de l'enfance, qui ne voit que la vieillesse dans cet homme universel ne doit pas être cherchée dans les temps proches de sa naissance, mais dans ceux qui en sont le plus éloignés ? Ceux que nous appelons anciens étaient véritablement nouveaux en toutes choses, et formaient l'enfance des hommes proprement ; et comme nous avons joint à leurs connaissances l'expérience des siècles qui les ont suivis, c'est en nous que l'on peut trouver cette antiquité que nous révérons dans les autres. »

     

    J. Rousseau : Émile ou de l'éducation, IV (1762)

    « Le spectacle du monde, disait Pythagore, ressemble à celui des jeux olympiques : les uns y tiennent boutique et ne songent qu’à leur profit ; les autres y payent de leur personne et cherchent la gloire ; d’autres se contentent de voir les jeux, et ceux-ci ne sont pas les pires. Je voudrais qu’on choisît tellement les sociétés d’une jeune homme, qu’il pensât bien de ceux qui vivent avec lui ; et qu’on lui apprît à si bien connaître le monde, qu’il pensât mal de tout ce qui s’y fait. Qu’il sache que l’homme est naturellement bon, qu’il le sente, qu’il juge de son prochain par lui-même ; mais qu’il voie comment la société déprave et pervertit les hommes ; qu’il trouve dans leurs préjugés la source de tous leurs vices ; qu’il soit porté à estimer chaque individu, mais qu’il méprise la multitude ; qu’il voie que tous les hommes portent à peu près le même masque, mais qu’il sache aussi qu’il y a des visages plus beaux que le masque qui les couvre. Cette méthode, il faut l’avouer, a ses inconvénients et n’est pas facile dans la pratique ; car, s’il devient observateur de trop bonne heure, si vous l’exercez à épier de trop près les actions d’autrui, vous le rendrez médisant et satirique, décisif et prompt à juger ; il se fera un odieux plaisir de chercher à tout de sinistres interprétations, et à ne voir en bien rien même de ce qui est bien. Que si vous voulez l’instruire par principe en le transportant ainsi tout d’un coup des objets sensibles aux objets intellectuels, vous employez une métaphysique qu’il n’est point en état de comprendre ; vous retombez dans l’inconvénient de substituer dans son esprit l’expérience et l’autorité du maître à sa propre expérience et au progrès de sa raison. Pour lever à la fois ces deux obstacles et pour mettre le cœur humain à sa portée sans risquer de gâter le sien, je voudrais lui montrer les hommes au loin, les lui montrer dans d’autres temps ou dans d’autres lieux, et de sorte qu’il pût voir la scène sans jamais y pouvoir agir. Voilà le moment de l’histoire ; c’est par elle qu’il lira dans les cœurs sans les leçons de la philosophie ; c’est par elle qu’il les verra, simple spectateur, sans intérêt et sans passion, comme leur juge, non comme leur complice ni comme leur accusateur. Malheureusement cette étude a ses dangers, ses inconvénients de plus d’une espèce. Il est difficile de se mettre dans un point de vue d’où l’on puisse juger ses semblables avec équité. Un des grands vices de l’histoire est qu’elle peint beaucoup plus les hommes par leurs mauvais côtés que par les bons ; comme elle n’est intéressante que par les révolutions, les catastrophes, tant qu’un peuple croît et prospère dans le calme d’un paisible gouvernement, elle n’en dit rien ; elle ne commence à en parler que quand, ne pouvant plus se suffire à lui-même, il prend part aux affaires de ses voisins, ou les laisse prendre part aux siennes ; elle ne l’illustre que quand il est déjà sur son déclin : toutes nos histoires commencent où elles devraient finir et voilà comment l’histoire, ainsi que la philosophie, calomnie sans cesse le genre humain. De plus, il s’en faut bien que les faits décrits dans l’histoire soient la peinture exacte des mêmes faits tels qu’ils sont arrivés : ils changent de forme dans la tête de l’historien, ils se moulent sur ses intérêts, ils prennent la teinte de ses préjugés. L'ignorance ou la partialité déguisent tout. Sans altérer même un trait historique, en étendant ou resserrant des circonstances qui s'y rapportent, que de faces différentes on peut lui donner ! Mettez un même objet à divers points de vue, à peine paraîtra-t-il le même, et pourtant rien n'aura changé que l’œil du spectateur. Suffit-il pour l'honneur de la vérité de me dire un fait véritable, en me le faisant voir tout autrement qu'il n'est arrivé ? Que m’importent les faits en eux-mêmes, quand la raison m’en reste inconnue et quelles leçons puis-je tirer d’un événement dont j’ignore la vraie cause ? L’historien m’en donne une, mais il la controuve ; et la critique elle-même, dont on fait tant de bruit, n’est qu’un art de conjecturer, l’art de choisir entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité. La critique elle-même, dont on fait tant de bruit, n'est qu'un art de conjecturer, l'art de choisir entre plusieurs mensonges celui qui ressemble le mieux à la vérité. »

     

    W. Leibniz : De l’horizon de la doctrine humaine (1693)

    « Si le genre humain durait assez longtemps en l’état où il est maintenant, un temps viendrait où la vie même des individus repasserait au détail près par les mêmes circonstance. Cependant, même si un siècle antérieur revient en ce qui concerne les faits sensibles, ou ce que les livres peuvent décrire, il ne reviendra pas pourtant complètement à tous égards : car il y aura toujours des distinctions, quoiqu’imperceptibles, et qui ne pourraient être assez décrites par aucun livre, parce que le continu est divisé en une infinité actuelle de parties, au point qu’en chaque partie de la matière il y a un monde d’une infinité de créature qui ne peut être décrit par aucun livre, si long soit-il. »

     

    F. Fénelon : Lettre à M Docier, VIII, Projet d'un Traité sur l'histoire (1714)

    Le bon historien n'est d'aucun temps ni d'aucun pays : quoiqu'il aime sa patrie, il ne la flatte jamais en rien. L'historien français doit se rendre neutre entre la France et l'Angleterre : il doit louer aussi volontiers Talbot que Duguesclin ; il rend autant de justice aux talents militaires du prince de Galles, qu'à la sagesse de Charles V. Il évite également le panégyrique et les satires : il ne mérite d'être cru qu'autant qu'il se borne à dire, sans flatterie et sans malignité, le bien et le mal. Il n'omet aucun fait qui puisse servir à peindre les hommes principaux, et à découvrir les causes des événements ; mais il retranche toute dissertation où l'érudition d'un savant veut être étalée. Toute sa critique se borne à donner comme douteux ce qui l'est, et à en laisser la décision au lecteur, après lui avoir donné ce que l'histoire lui fournit. L'homme qui est plus savant qu'il n'est historien, et qui a plus de critique que de vrai génie, n'épargne à son lecteur aucune date, aucune circonstance superflue, aucun fait sec et détaché ; il suit son goût sans consulter celui du public ; il veut que tout le monde soit aussi curieux que lui des minuties vers lesquelles il tourne son insatiable curiosité. Au contraire, un historien sobre et discret laisse tomber les menus faits qui ne mènent le lecteur à aucun but important. Retranchez ces faits, vous n'ôtez rien à l'histoire : ils ne feront qu'interrompre, qu'allonger, que faire une histoire, pour ainsi dire, hachée en petits morceaux, et sans aucun fil de vive narration. Il faut laisser cette superstitieuse exactitude aux compilateurs. Le grand point est de mettre d'abord le lecteur dans le fond des choses, de lui en découvrir les liaisons, et de se hâter de le faire arriver au dénouement [...] La principale perfection d'une histoire consiste dans l'ordre et dans l'arrangement. Pour parvenir à ce bel ordre, l'historien doit embrasser et posséder toute son histoire ; il doit la voir tout entière comme d'une seule vue ; il faut qu'il la tourne et qu'il la retourne de tous les côtés, jusqu'à ce qu'il ait trouvé son vrai point de vue [...] Le point le plus nécessaire et le plus rare pour un historien est qu'il sache exactement la forme du gouvernement et le détail des mœurs de la nation dont il écrit l'histoire, pour chaque siècle. »

     

    E. Kant : Idée d'une Histoire Universelle au point de vue cosmopolitique, IX (1784)

    Une tentative philosophique pour traiter l'histoire universelle en fonction du plan de la nature, qui vise à une unification politique totale dans l'espèce humaine, doit être envisagée comme possible et même comme avantageuse pour ce dessein de la nature. — C'est un projet à vrai dire étrange, et en apparence extravagant, que de vouloir composer une histoire d'après l'idée de la marche que le monde devrait suivre, s'il était adapté à des buts raisonnables certains ; il semble qu'avec une telle intention, on ne puisse aboutir qu'à un roman. Cependant, si on peut admettre que la nature même, dans le jeu de la liberté humaine, n'agit pas sans plan ni sans dessein final, cette idée pourrait bien devenir utile ; et, bien que nous ayons une vue trop courte pour pénétrer dans le mécanisme secret de son organisation, cette idée pourrait nous servir de fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait sans cela qu'un agrégat des actions humaines comme formant, du moins en gros, un système. Partons en effet de l'histoire grecque, la seule qui nous transmette toutes les autres histoires qui lui sont antérieures ou contemporaines, ou qui du moins nous apporte des documents à ce sujet ; suivons son influence sur la formation et le déclin du corps politique du peuple romain, lequel a absorbé l'Etat grec ; puis l'influence du peuple romain sur les Barbares qui a leur tour le détruisirent, pour en arriver jusqu'à notre époque ; mais joignons-y en même temps épisodiquement l'histoire politique des autres peuples, telle que la connaissance en est peu a peu parvenue à nous par l'intermédiaire précisément de ces nations éclairées. On verra alors apparaître un progrès régulier du perfectionnement de la constitution politique dans notre continent (qui vraisemblablement donnera un jour des lois à tous les autres). Bornons-nous donc a considérer la constitution politique et ses lois d'une part, dans la mesure où les deux choses ont, par ce qu'elles renfermaient de bon, servi pendant un certain temps a élever des peuples (du même coups a élever les arts et les sciences), et à les faire briller, mais dans la mesure aussi où ils ont servi a précipiter leur chute par des imperfections inhérentes à leur nature (en sorte qu'il est pourtant toujours resté un germe de lumières, germe qui, au travers de chaque révolution se développant davantage, a préparé un plus haut degré de perfectionnement) ; alors nous découvrirons un fil conducteur qui ne sera pas seulement utile à l'explication du jeu embrouillé des affaires humaines ou à la prophétie politique des transformations civiles futures — (profit qu'on a déjà tiré de l'histoire des hommes, tout en ne la considérant que comme le résultat incohérent d'une liberté sans règle) — ; mais ce fil conducteur ouvrira encore (ce qu'on ne peut raisonnablement espérer sans présupposer un plan de la nature) mais ce fil conducteur ouvrira encore (ce qu'on ne peut raisonnablement espérer sans présupposer un plan de la nature une perspective consolante sur l'avenir ou l'espèce humaine nous sera représentée dans une ère très lointaine sous l'aspect qu'elle cherche de toutes ses forces à revêtir : s'élevant jusqu'à l'état où tous les germes que la nature a placés en elle pourront être pleinement développés et où sa destinée ici-bas sera pleinement remplie. Une telle justification de la nature ou mieux de la Providence n'est pas un motif négligeable pour choisir un centre particulier de perspective sur le monde.  Car à quoi bon chanter la magnificence et la sagesse de la création dans le domaine de la nature où la raison est absente ; à quoi bon recommander cette contemplation, si, sur la vaste scène où agit la sagesse suprême, nous trouvons un terrain qui fournit une objection inéluctable et dont la vue nous oblige a détourner les yeux avec mauvaise humeur de ce spectacle ? Et ce serait le terrain même qui représente le but final de tout le reste : l'histoire de l'espèce humaine. Car nous désespérerions alors de jamais rencontrer ici un dessein achevé et raisonnable, et nous ne pourrions plus espérer cette rencontre que dans un autre monde. »

     

    A. Condorcet : Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, X (1794)

    « Si l’homme peut prédire, avec une assurance presque entière les phénomènes dont il connaît les lois ; si, lors même qu’elles lui sont inconnues, il peut, d’après l’expérience du passé, prévoir, avec une grande probabilité, les événements de l’avenir ; pourquoi regarderait-on comme une entreprise chimérique, celle de tracer, avec quelque vraisemblance, le tableau des destinées futures de l’espèce humaine, d’après les résultats de son histoire ? Le seul fondement de croyance dans les sciences naturelles, est cette idée, que les lois générales, connues ou ignorées, qui règlent les phénomènes de l’univers, sont nécessaires et constantes ; et par quelle raison ce principe serait-il moins vrai pour le développement des facultés intellectuelles et morales de l’homme, que pour les autres opérations de la nature ? Enfin, puisque des opinions formées d’après l’expérience du passé, sur des objets du même ordre, sont la seule règle de la conduite des hommes les plus sages, pourquoi interdirait-on au philosophe d’appuyer ses conjectures sur cette même base, pourvu qu’il ne leur attribue pas une certitude supérieure à celle qui peut naître du nombre, de la constance, de l’exactitude des observations ? Nos espérances sur l’état à venir de l’espèce humaine peuvent se réduire à ces trois points importants : la destruction de l’inégalité entre les nations ; les progrès de l’égalité dans un même peuple ; enfin, le perfectionnement réel de l’homme. Toutes les nations doivent-elles se rapprocher un jour de l’état de civilisation où sont parvenus les peuples les plus éclairés, les plus libres, les plus affranchis de préjugés, tels que les français et les anglo-américains ? Cette distance immense qui sépare ces peuples de la servitude des nations soumises à des rois, de la barbarie des peuplades africaines, de l’ignorance des sauvages, doit-elle peu à peu s’évanouir ? »

     

    G. Hegel : La Raison dans l’histoire (1830)

    « Le côté négatif de ce spectacle du changement provoque notre tristesse. Il est déprimant de savoir que tant de splendeur, tant de belle vitalité a dû périr et que nous marchons au milieu des ruines. Le plus noble et le plus beau nous fut arraché par l'histoire : les passions humaines l'ont ruiné. Tout semble voué à la disparition, rien ne demeure. (...) Après ces troublantes considérations, on se demande quelle est la fin de toutes ces réalités individuelles. Elles ne s'épuisent pas dans leurs buts particuliers. Tout doit contribuer à une œuvre. A la base de cet immense sacrifice de l'Esprit doit se trouver une fin ultime. La question est de savoir si, sous le tumulte qui règne à la surface, ne s'accomplit pas une œuvre silencieuse et secrète dans laquelle sera conservée toute la force des phénomènes. Ce qui nous gêne, c'est la grande variété, le contraste de ce contenu. Nous voyons des choses opposées être vénérées comme sacrées et prétendre représenter l'intérêt de l'époque et des peuples. Ainsi naît le besoin de trouver dans l'Idée la justification d'un tel déclin. Cette considération nous conduit à la troisième catégorie, à la recherche d'une fin en soi et pour soi ultime. C'est la catégorie de la Raison elle-même, elle existe dans la conscience comme foi en la toute-puissance de la Raison sur le monde. La preuve sera fournie par l'étude de l'histoire elle-même. Car celle-ci n'est que l'image et l'acte de la Raison. »

     

    A. Comte : Cours de philosophie positive, I (1830)

    « En étudiant ainsi le développement total de l'intelligence humaine dans ses diverses sphères d'activité, depuis son premier essor le plus simple jusqu'à nos jours, je crois avoir découvert une grande loi fondamentale, à laquelle il est assujetti par une nécessité invariable, et qui me semble pouvoir être solidement établie, soit sur les preuves rationnelles fournies par la connaissance de notre organisation, soit sur les vérifications historiques résultant d'un examen attentif du passé. Cette loi consiste en ce que chacune de nos conceptions principales, chaque branche de nos connaissances, passe successivement par trois états théoriques différents : l'état théologique, ou fictif ; l'état métaphysique, ou abstrait ; l'état scientifique, ou positif. En d'autres termes, l'esprit humain, par sa nature, emploie successivement dans chacune de ses recherches trois méthodes de philosopher, dont le caractère est essentiellement différent et même radicalement opposé : d'abord la méthode théologique, ensuite la méthode métaphysique, et enfin la méthode positive. De là, trois sortes de philosophies, ou de systèmes généraux de conceptions sur l'ensemble des phénomènes, qui s'excluent mutuellement ; la première est le point de départ nécessaire de l'intelligence humaine ; la troisième, son état fixe et définitif ; la seconde est uniquement destinée à servir de transition. Dans l'état théologique, l'esprit humain dirigeant essentiellement ses recherches vers la nature intime des êtres, les causes premières et finales de tous les effets qui le frappent, en un mot vers les connaissances absolues, se représente les phénomènes comme produits par l'action directe et continue d'agents surnaturels plus ou moins nombreux, dont l'intervention arbitraire explique toutes les anomalies apparentes de l'univers. Dans l'état métaphysique, qui n'est au fond qu'une simple modification générale du premier, les agents surnaturels sont remplacés par des forces abstraites, véritables entités (abstractions personnifiées) inhérentes aux divers êtres du monde, et conçues comme capables d'engendrer par elles-mêmes tous les phénomènes observés, dont l'explication consiste alors à assigner pour chacun l'entité correspondante. Enfin, dans l'état positif, l'esprit humain reconnaissant l'impossibilité d'obtenir des notions absolues, renonce à chercher l'origine et la destination de l'univers, et à connaître les causes intimes des phénomènes, pour s'attacher uniquement à découvrir, par l'usage bien combiné du raisonnement et de l'observation, leurs lois effectives, c'est-à-dire leurs relations invariables de succession et de similitude. L'explication des faits, réduite alors à ses termes réels, n'est plus désormais que la liaison établie entre les divers phénomènes particuliers et quelques faits généraux, dont les progrès de la science tendent de plus en plus à diminuer le nombre. »

     

    A. Schopenhauer : Le Monde comme volonté et comme représentation, Sup.III.1 (1818)

    « Seule l'histoire ne peut vraiment pas prendre rang au milieu des autres sciences, car elle ne peut pas se prévaloir du même avantage que les autres : ce qui lui manque en effet, c'est le caractère fondamental de la science, la subordination des faits connus dont elle ne peut nous offrir que la simple coordination. Il n'y a donc pas de système en histoire, comme dans toute autre science. L'histoire est une connaissance, sans être une science, car nulle part elle ne connaît le particulier par le moyen de l'universel, mais elle doit saisir immédiatement le fait individuel, et, pour ainsi dire, elle est condamnée à ramper sur le terrain de l'expérience. Les sciences réelles au contraire planent plus haut, grâce aux vastes notions qu'elles ont acquises, et qui leur permettent de dominer le particulier, d'apercevoir, du moins dans de certaines limites, la possibilité des choses comprises dans leur domaine, de se rassurer enfin aussi contre les surprises de l'avenir. Les sciences, systèmes de concepts, ne parlent jamais que des genres : l'histoire ne traite que des individus. Elle serait donc une science des individus, ce qui implique contradiction. Il s'ensuit encore que les sciences parlent toutes de ce qui est toujours, tandis que l'histoire rapporte ce qui a été une seule fois et n'existe plus jamais ensuite. De plus, si l'histoire s'occupe exclusivement du particulier et de l'individuel, qui, de sa nature, est inépuisable, elle ne parviendra qu'à une demi-connaissance toujours imparfaite. Elle doit encore se résigner à ce que chaque jour nouveau, dans sa vulgaire monotonie, lui apprenne ce qu'elle ignorait entièrement. »

     

    K. Marx : L’idéologie allemande (1846)

    « Cette conception de l'histoire a donc pour base le développement du procès réel de la production, et cela en partant de la production matérielle de la vie immédiate ; elle conçoit la forme des relations humaines liée à ce mode de production et engendrée par elle, je veux dire la société civile à ses différents stades, comme étant le fondement de toute l'histoire, ce qui consiste à la représenter dans son action en tant qu'Etat aussi bien qu'à expliquer par elle l'ensemble des diverses productions théoriques et des formes de la conscience, religion, philosophie, morale, etc., et à suivre sa genèse à partir de ces productions, ce qui permet alors naturellement de représenter la chose dans sa totalité (et d'examiner aussi l'action réciproque de ses différents aspects). Elle n'est pas obligée, comme la conception idéaliste de l'histoire, de chercher une catégorie dans chaque période, mais elle demeure constamment sur le sol réel de l'histoire ; elle n'explique pas la pratique d'après l'idée, elle explique la formation des idées d'après la pratique matérielle. (...) Ce sont également ces conditions de vie, que trouvent prêtes les diverses générations, qui déterminent si la secousse révolutionnaire, qui se reproduit périodiquement dans l'histoire, sera assez forte pour renverser les bases de tout ce qui existe ; les éléments matériels d'un bouleversement total sont, d'une part, les forces productives existantes et, d'autre part, la formation d'une masse révolutionnaire qui fasse la révolution, non seulement contre des conditions particulières de la société passée, mais contre la « production de la vie » antérieure elle-même, contre l'« ensemble de l'activité » qui en est le fondement ; si ces conditions n'existent pas, il est tout à fait indifférent, pour le développement pratique, que l'Idée de ce bouleversement ait déjà été exprimée mille fois... comme le prouve l'histoire du communisme. Jusqu'ici, toute conception historique a, ou bien laissé complètement de côté cette base réelle de l'histoire, ou l'a considérée comme une chose accessoire, n'ayant aucun lien avec la marche de l'histoire. De ce fait, l'histoire doit toujours être écrite d'après une norme située en dehors d'elle. La production réelle de la vie apparaît à l'origine de l'histoire, tandis que ce qui est proprement historique apparaît comme séparé de la vie ordinaire, comme extra et supra-terrestre. Les rapports entre les hommes et la nature sont de ce fait exclus de l'histoire, ce qui engendre l'opposition entre la nature et l'histoire. Par conséquent, cette conception n'a pu voir dans l'histoire que les grands événements historiques et politiques, des luttes religieuses et somme toute théoriques, et elle a dû, en particulier, partager pour chaque époque historique, l'illusion de cette époque. Mettons qu'une époque s'imagine être déterminée par des motifs purement « politiques » ou « religieux », bien que « politique » et « religion » ne soient que des formes de ses moteurs réels : son historien accepte alors cette opinion. L'« imagination », la « représentation » que ces hommes déterminés se font de leur pratique réelle se transforme en la seule puissance déterminante et active qui domine et détermine la pratique de ces hommes. »

     

    A. Tocqueville : Souvenirs, II, 1 (1850)

    « J’ai vécu avec des gens de lettres, qui ont écrit l’histoire sans se mêler aux affaires, et avec des hommes politiques, qui ne sont jamais occupés qu’à produire les événements sans songer à les décrire. J’ai toujours remarqué que les premiers voyaient partout des causes générales, tandis que les autres, vivant au milieu du décousu des faits journaliers, se figuraient volontiers que tout devait être attribué à des incidents particuliers, et que les petits ressorts, qu’ils faisaient sans cesse jouer dans leurs mains, étaient les mêmes que ceux qui font remuer le monde. Il est à croire que les uns et les autres se trompent. Je hais, pour ma part, ces systèmes absolus, qui font dépendre tous les événements de l’histoire de grandes causes premières se liant les unes aux autres par une chaîne fatale, et qui suppriment, pour ainsi dire, les hommes de l’histoire du genre humain. Je les trouve étroits dans leur prétendue grandeur, et faux sous leur air de vérité mathématique. Je crois, n’en déplaise aux écrivains qui ont inventé ces sublimes théories pour nourrir leur vanité et faciliter leur travail, que beaucoup de faits historiques importants ne sauraient être expliqués que par des circonstances accidentelles, et que beaucoup d’autres restent inexplicables ; qu’enfin le hasard ou plutôt cet enchevêtrement de causes secondes, que nous appelons ainsi faute de savoir le démêler, entre  pour beaucoup dans tout  ce que nous voyons sur le théâtre du monde ; mais je crois fermement que le hasard n’y fait rien, qui ne soit préparé à l’avance. Les faits antérieurs, la nature des institutions, le tour des esprits, l’état des mœurs, sont les matériaux avec lesquels il compose ces impromptus qui nous étonnent et  qui nous effraient. La révolution de Février, comme tous les autres grands  événements de ce genre, naquit de causes générales fécondées, si l’on peut ainsi parler, par des accidents ; et il serait aussi superficiel de la faire découler nécessairement des premières, que de l’attribuer uniquement aux seconds. »

     

    A. Cournot : Essai sur les fondements de la connaissance (1851)

    « La description d'un phénomène dont toutes les phases se succèdent et s'enchaînent nécessairement selon des lois que font connaître le raisonnement ou l'expérience, est du domaine de la science et non de l'histoire. La science décrit la succession des éclipses, la propagation d'une onde sonore, le cours d'une maladie qui passe par des phases régulières, et le nom d'histoire ne peut s'appliquer qu'abusivement à de semblables descriptions ; tandis que l'histoire intervient nécessairement (lorsqu'à défaut de renseignements historiques il y a lacune véritable dans nos connaissances) là où nous voyons, non seulement que la théorie, dans son état d'imperfection actuelle, ne suffit pas pour expliquer les phénomènes, mais que même la théorie la plus parfaite exigerait encore le concours d'une donnée historique. S'il n'y a pas d'histoire proprement dite, là où tous les événements dérivent nécessairement et régulièrement les uns des autres, en vertu des lois constantes par lesquelles le système est régi, et sans concours accidentel d'influences étrangères au système que la théorie embrasse, il n'y a pas non plus d'histoire, dans le vrai sens du mot, pour une suite d'événements qui seraient sans aucune liaison entre eux. Ainsi les registres d'une loterie publique pourraient offrir une succession de coups singuliers, quelquefois piquants pour la curiosité, mais ne constitueraient pas une histoire : car les coups se succèdent sans s'enchaîner, sans que les premiers exercent aucune influence sur ceux qui les suivent, à peu près comme dans ces annales où les prêtres de l'Antiquité avaient soin de consigner les monstruosités et les prodiges à mesure qu'ils venaient à leur connaissance. Tous ces événements merveilleux, sans liaison les uns avec les autres, ne peuvent former une histoire, dans le vrai sens du mot, quoiqu'ils se succèdent suivant un certain ordre chronologique. Au contraire, à un jeu comme celui du tric-trac, où chaque coup de dé, amené par des circonstances fortuites, influe néanmoins sur les résultats des coups suivants ; et à plus forte raison au jeu d'échecs, où la détermination réfléchie du joueur se substitue aux hasards du dé, de manière pourtant à ce que les idées du joueur, en se croisant avec celles de l'adversaire, donnent lieu à une multitude de rencontres accidentelles, on voit poindre les conditions d'un enchaînement historique. »

     

    F. Nietzsche : II° considération intempestive (1874)

    « La vie a besoin des services de l’histoire, il est aussi nécessaire de s’en convaincre que de cette autre proposition qu’il faudra démontrer plus tard, à savoir que l’excès d’études historiques est nuisible aux vivants. L’histoire appartient au vivant sous trois rapports : elle lui appartient parce qu’il est actif et qu’il aspire ; parce qu’il conserve et qu’il vénère ; parce qu’il souffre et qu’il a besoin de délivrance. À cette trinité de rapports correspondent trois espèces d’histoire, s’il est permis de distinguer, dans l’étude de l’histoire, un point de vue monumental, un point de vue antiquaire et un point de vue critique. L’histoire appartient avant tout à l’actif et au puissant, à celui qui participe à une grande lutte et qui, ayant besoin de maîtres, d’exemples, de consolateurs, ne saurait les trouver parmi ses compagnons et dans le présent. Cependant l’histoire antiquaire ne s’entend qu’à conserver la vie et non point à en engendrer de nouvelle. C’est pourquoi elle fait toujours trop peu de cas de ce qui est dans son devenir, parce que l’instinct divinatoire lui fait défaut, cet instinct divinatoire que possède par exemple l’histoire monumentale. Ainsi l’histoire antiquaire empêche la robuste décision en faveur de ce qui est nouveau, ainsi elle paralyse l’homme d’action qui, étant homme d’action, blessera toujours et blessera forcément une piété quelconque. Le fait que quelque chose est devenu vieux engendre maintenant le désir de le savoir immortel ; car si l’on veut considérer ce qui, durant une vie humaine, a pris un caractère d’antiquité : une vieille coutume des pères, une croyance religieuse, un privilège politique héréditaire — si l’on considère quelle somme de piété de la part de l’individu et des générations a su s’imposer, il peut paraître téméraire et même scélérat de vouloir remplacer une telle antiquité par une nouveauté et d’opposer à l’accumulation des choses vénérables les unités du devenir et de l’actualité. Ici, apparaît distinctement combien il est nécessaire à l’homme d’ajouter aux deux manières de considérer le passé, la monumentale et l’antiquaire, une troisième manière, la critique et de mettre celle-là, elle aussi, au service de la vie. Pour pouvoir vivre l’homme doit posséder la force de briser un passé et de l’anéantir et il faut qu’il emploie cette force de temps en temps. Il y parvient en traînant le passé devant la justice, en instruisant sévèrement contre lui et en le condamnant enfin. Or tout passé est digne d’être condamné ; car il en est ainsi des choses humaines : toujours la force et la faiblesse humaines y ont été puissantes. Ce n’est pas la justice qui juge ici ; c’est encore moins la grâce qui prononce le jugement. C’est la vie, la vie seule, cette puissance obscure qui pousse et qui est insatiable à se désirer elle-même. Son arrêt est toujours rigoureux, toujours injuste, parce qu’il n’a jamais son origine dans la source pure de la connaissance ; mais, dans la plupart des cas, la sentence serait la même si la justice en personne la prononçait. « Car tout ce qui naît est digne de disparaître. C’est pourquoi il vaudrait mieux que rien ne naquît. » Il faut beaucoup de force pour pouvoir vivre et oublier à la fois combien vivre et être injuste sont tout un. […] Mais elle est malade, cette vie déchaînée, et il faut la guérir. Elle est minée par bien des maux et ce n’est pas seulement le souvenir de ses chaînes qui la fait souffrir. Elle souffre, et c’est là surtout ce qui nous regarde ici, elle souffre de la maladie historique. L’excès des études historiques a affaibli la force plastique de la vie, en sorte que celle-ci ne sait plus se servir du passé comme d’une nourriture substantielle. Le mal est terrible, et, pourtant, si la jeunesse ne possédait pas le don clairvoyant de la nature, personne ne saurait que c’est un mal et qu’un paradis de santé a été perdu. Mais cette même jeunesse devine aussi, avec l’instinct curatif de la même nature, comment ce paradis peut être reconquis. Elle connaît les baumes et les médicaments contre la maladie historique, contre l’excès des études historiques. Comment s’appellent donc ces baumes et ces médicaments ? Eh bien ! Que l’on ne s’étonne pas s’ils ont des noms de poisons. Les contrepoisons pour ce qui est historique c’est le non-historique et le supra-historique. Avec ces mots nous revenons aux débuts de notre considération et à son point d’appui. Par le mot « non-historique », je désigne l’art et la force de pouvoir oublier et de s’enfermer dans un horizon limité. J’appelle « supra-historiques » les puissances qui détournent le regard du devenir, vers ce qui donne à l’existence le caractère de l’éternel et de l’identique, vers l’art et la religion. La science — car c’est elle qui parlerait de poisons — la science voit dans cette force, dans ces puissances, des puissances et des forces adverses, car elle considère seulement comme vrai et juste l’examen des choses, c’est-à-dire l’examen scientifique, qui voit partout un devenir, une évolution historique et non point un être, une éternité. Elle vit en contradiction intime avec les puissances éternisantes de l’art et de la religion, autant qu’elle déteste l’oubli, la mort du savoir, cherchant à supprimer les bornes de l’horizon, pour jeter l’homme dans la mer infinie et illimitée, la mer aux vagues lumineuses, du devenir reconnu. »

     

     

    H. Bergson : La pensée et le mouvant, 1 (1911)

    « Pour prendre un exemple simple, rien ne nous empêche aujourd'hui de rattacher le romantisme du dix-neuvième siècle à ce qu'il y avait déjà de romantique chez les classiques. Mais l'aspect romantique du classicisme ne s'est dégagé que par l'effet rétroactif du romantisme une fois apparu. S'il n'y avait pas eu un Rousseau, un Chateaubriand, un Vigny, un Victor Hugo, non seulement on n'aurait jamais aperçu, mais encore il n'y aurait réellement pas eu de romantisme chez les classiques d'autrefois, car ce romantisme des classiques ne se réalise que par le découpage, dans leur œuvre, d'un certain aspect, et la découpure, avec sa forme particulière, n'existait pas plus dans la littérature classique avant l'apparition du romantisme que n'existe, dans le nuage qui passe, le dessin amusant qu'un artiste y apercevra en organisant la masse amorphe au gré de sa fantaisie. Le romantisme a opéré rétroactivement sur le classicisme, comme le dessin de l'artiste sur ce nuage. Rétroactivement il a créé sa propre préfiguration dans le passé, et une explication de lui-même par ses antécédents. Quand l’historien considèrera notre présent, il y cherchera surtout l’explication de son présent et plus particulièrement de ce que son présent contiendra de nouveau. Cette nouveauté, nous ne pouvons en avoir aucune idée aujourd’hui, si ce doit être une création. Cette nouveauté, nous ne pouvons en avoir aucune idée aujourd'hui, si ce doit être une création. Comment donc nous réglerions-nous aujourd'hui sur elle pour choisir parmi les faits ceux qu'il faut enregistrer, ou plutôt pour fabriquer des faits en découpant selon cette indication la réalité présente ? Les signes avant-coureurs ne sont donc à nos yeux des signes que parce que nous connaissons maintenant la course, parce que la course a été effectuée. Ni la course, ni sa direction, ni par conséquent son terme n'étaient donnés quand ces faits se produisaient : donc ces faits n'étaient pas encore des signes. Allons plus loin. Nous disions que les faits les plus importants à cet égard ont pu être négligés par les contemporains. Mais la vérité est que la plupart de ces faits n'existaient pas encore à cette époque comme faits ; ils existeraient rétrospectivement pour nous si nous pouvions maintenant ressusciter intégralement l'époque, et promener sur le bloc indivisé de la réalité d'alors le faisceau de lumière à forme toute particulière que nous appelons l'idée. »

     

    F. Braudel : La Méditerranée, Préface (1949)

    « Ce livre se divise en trois parties, chacune étant en soi un essai d'explication. La première met en cause une histoire quasi immobile, celle de l'homme dans ses rapports avec le milieu qui l'entoure ; une histoire lente à couler et à se transformer, faite bien souvent de retours insistants, de cycles sans fin recommencés. Je n'ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps, au contact des choses inanimées, ni me contenter, à son sujet, de ces traditionnelles introductions géographiques à l'histoire, inutilement placées au seuil de tant de livres, avec leurs paysages minéraux, leurs labours et leurs fleurs au 'on montre rapidement et dont ensuite il n 'est plus jamais question, comme si les fleurs ne revenaient pas avec chaque printemps, comme si les troupeaux s'arrêtaient dans leurs déplacements, comme si les navires n'avaient pas à voguer sur une mer réelle, qui change avec les saisons. Au-dessus de cette histoire immobile, une histoire lentement rythmée, on dirait volontiers, si l'expression n'avait été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l'ensemble de la vie méditerranéenne ? Voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie de mon livre, en étudiant successivement les économies et les Etats, les sociétés, les civilisations, en essayant enfin, pour mieux éclairer ma conception de l'histoire, de montrer comment toutes ces forces de profondeur sont à l'œuvre dans le domaine complexe de la guerre. Car la guerre, nous le savons, n'est pas un pur domaine de responsabilités individuelles. Troisième partie enfin, celle de l'histoire traditionnelle, si Ton veut de l'histoire à la dimension non de l'homme, mais de l'individu, l'histoire événementielle de François Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultra-sensible par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure. Mais telle quelle, c'est la plus passionnante, la plus riche en humanité, la plus dangereuse aussi. Méfions-nous de cette histoire brûlante encore, telle que les contemporains l'ont sentie, décrite, vécue, au rythme de leur vie, brève comme la nôtre. Elle a la dimension de leurs colères, de leurs rêves et de leurs illusions. »

     

    M. Éliade : Le mythe de l’éternel retour (1949)

    « Le mythe cosmogonique sert ainsi aux Polynésiens de modèle archétypal pour toutes les « créations ». En écoutant le récit de la naissance du Monde, on devient le contemporain de l'acte créateur par excellence, la cosmogonie. En contemplant les dessins sur sable, le malade est projeté hors du temps profane et inséré dans la plénitude du Temps primordial - il est revenu « en arrière » jusqu'à l'origine du Monde et il assiste de la sorte à la cosmogonie. Très souvent, le patient prend un bain le jour même où commence la récitation du mythe ou l'exécution des sand-paintings ; en effet, lui aussi recommence sa vie au sens propre du mot. […] Les exemples que nous avons donnés pourraient être aisément multipliés, mais nous voulons seulement les disposer suivant une perspective commune : la nécessité pour les sociétés archaïques de se régénérer périodiquement par l'annulation du temps. Collectifs ou individuels, périodiques ou sporadiques, les rites de régénération renferment toujours dans leur structure et leur signification un élément de régénération par répétition d'un acte archétypal, la plupart du temps l'acte cosmogonique. Ce qui nous retient principalement dans ces systèmes archaïques est l'abolition du temps concret et, partant, leur intention antihistorique. Le refus de conserver la mémoire du passé, même immédiat, nous paraît être l'indice d'une anthropologie particulière. C'est, en un mot, le refus de l'homme archaïque de s'accepter comme être historique, son refus d'accorder une valeur à la « mémoire » et par suite aux événements inhabituels (c'est-à-dire : sans modèle archétypal) qui constituent, en fait, la durée concrète. En dernière instance, nous déchiffrons dans tous ces rites et toutes ces attitudes la volonté de dévalorisation du temps. Poussés à leurs limites extrêmes, tous les rites et tous les comportements que nous avons rappelés ci-dessus tiendraient dans l'énoncé suivant : si on ne lui accorde aucune attention, le temps n'existe pas ; de plus, là où il devient perceptible (du fait des « péchés » de l'homme, c'est-à-dire lorsque celui-ci s'éloigne de l'archétype et tombe dans la durée), le temps peut être annulé. Au fond, si on la regarde dans sa vraie perspective, la vie de l'homme archaïque (réduite à la répétition d'actes archétypaux, c'est-à-dire aux catégories et non aux événements, à l'incessante reprise des mêmes mythes primordiaux, etc.), bien qu'elle se déroule dans le temps, n'en porte pas le fardeau, n'en enregistre pas l'irréversibilité, en d'autres termes ne tient aucun compte de ce qui est précisément caractéristique et décisif dans la conscience du temps. Comme le mystique, comme l'homme religieux en général, le primitif vit dans un continuel présent. (Et c'est dans ce sens que l'on peut dire que l'homme religieux est un « primitif » ; il répète les gestes de quelqu'un d'autre, et par cette répétition vit sans cesse dans un présent atemporel). Pour les hommes primitifs, le réel est hors de l'histoire. [...] Nous avons vu que pendant un temps assez considérable, l'humanité s'est opposée par tous les moyens à l'«histoire ». Pouvons-nous conclure de tout cela que pendant toute cette période l'humanité était demeurée dans la Nature, et ne s'en était pas encore détachée? « Seul l'animal est véritablement innocent », écrivait Hegel au début de ses Leçons sur la philosophie de l'histoire. Les primitifs ne se sentaient pas toujours innocents, mais tentaient de le redevenir par la confession périodique de leurs fautes. Pouvons-nous voir, dans cette tendance vers la purification, la nostalgie du paradis perdu de l'animalité ? Ou bien, dans son désir de ne pas avoir de « mémoire », de ne pas enregistrer le temps et de se contenter seulement de le supporter comme une dimension de son existence, mais sans l'«intérioriser », sans le transformer en conscience, serions-nous conduits à y voir plutôt la soif du primitif pour l'«ontique», sa volonté d'être, comme sont les êtres archétypaux dont il reproduit sans cesse les gestes ? […] Par conséquent, il est plus probable que le désir qu'éprouve l'homme des sociétés traditionnelles de refuser l'« histoire », et de se tenir à une imitation indéfinie des archétypes, trahit sa soif du réel et sa terreur de se « perdre » en se laissant envahir par l'insignifiance de l'existence profane. Peu importe si les formules et les images par lesquelles le « Primitif » exprime la réalité nous paraissent infantiles et même ridicules. C'est le sens profond du comportement primitif qui est révélateur, ce comportement est régi par la croyance dans une réalité absolue qui s'oppose au monde profane des « irréalités » ; en dernière instance ce dernier ne constitue pas à proprement parler un « monde » ; il est « irréel » par excellence, le non-créé, le non-existant : le néant. »

     

    C. Levi-Strauss : Race et histoire, VI (1952)

    « La discussion qui précède doit nous inviter à pousser plus avant notre réflexion sur la différence entre « histoire stationnaire » et « histoire cumulative ». Si nous avons accordé à l’Amérique le privilège de l’histoire cumulative, n’est‑ce pas, en effet, seulement parce que nous lui reconnaissons la paternité d’un certain nombre de contributions que nous lui avons empruntées ou qui ressemblent aux nôtres ? Mais quelle serait notre position, en présence d’une civilisation qui se serait attachée à développer des valeurs propres, dont aucune ne serait susceptible d’intéresser la civilisa­tion de l’observateur ? Celui‑ci ne serait‑il pas porté à qualifier cette civilisation de stationnaire ? En d’autres termes la distinction entre les deux formes d’histoire dépend‑elle de la nature intrinsèque des cultures auxquelles on l’applique, ou ne résulte‑t‑elle pas de la perspective ethnocentrique dans laquelle nous nous plaçons toujours pour évaluer une culture différente ? Nous considérerions ainsi comme cumu­lative toute culture qui se développerait dans un sens analogue au nôtre, c’est‑à‑dire dont le développe­ment serait doté pour nous de signification. Tandis que les autres cultures nous apparaîtraient comme stationnaires, non pas nécessairement parce qu’elles le sont, mais parce que leur ligne de développement ne signifie rien pour nous, n’est pas mesurable dans les termes du système de référence que nous utilisons. L’opposition entre cultures progressives et cultures inertes semblent ainsi résulter, d’abord, d’une différence de localisation. Pour l’observateur au microscope, qui s’est « mis au point » sur une certaine distance mesurée à partir de l’objectif, les corps placés en-deçà ou au-delà, l’écart serait-il de quelques centièmes de millimètres seulement, apparaissent confus et brouillés, ou même n’apparaissent pas du tout : on voit au travers. Une autre comparaison permettra de déceler la même illusion. C’est celle qu’on emploie pour expliquer les premiers rudiments de la théorie de la relativité. Afin de montrer que la dimension et la vitesse de déplacement des corps ne sont pas des valeurs absolues, mais des fonctions de la position de l’observateur, on rappelle que, pour un voyageur assis à la fenêtre d’un train, la vitesse et la longueur des autres trains varient selon que ceux-ci se déplacent dans le même sens ou dans le sens opposé. Or, tout membre d’une culture en est aussi étroitement solidaire que ce voyageur idéal l’est de son train. Car, dés notre naissance, l’entourage fait pénétrer en nous, par mille démarches conscientes et inconscientes, un système complexe de références consistant en jugements de valeur, motivations, centres d’intérêt, y compris la vue réflexive que l’éducation nous impose du devenir historique de notre civilisation, sans laquelle celle-ci deviendrait impensable, ou apparaitrait en contradiction avec les conduites réelles. Nous-nous déplaçons réellement avec ce système de références, et les réalités culturelles du dehors ne sont observables qu’à travers les déformations qu’il leur impose, quand il ne va pas jusqu’à nous mettre dans l’impossibilité d’en apercevoir quoi que ce soit. Chaque fois que nous sommes portés à qualifier une culture humaine d’inerte ou de stationnaire, nous devons donc nous demander si cet immobilisme apparent ne résulte pas de l’ignorance où nous sommes de ses intérêts véritables, conscients ou inconscients, et si, ayant des critères différents des nôtres, cette culture n’est pas, à notre égard, victime de la même illusion. Autrement dit, nous nous apparaîtrions l’un à l’autre comme dépourvus d’intérêt, tout simplement parce que nous ne nous ressemblons pas. […] Le développement des connaissances préhistoriques et archéologiques tend à étaler dans l'espace des formes de civilisation que nous étions portés à imaginer comme échelonnées dans le temps. Cela signifie deux choses : d'abord que le "progrès" (si ce terme convient encore pour désigner une réalité différente de celle à laquelle on l'avait d'abord appliqué) n'est ni nécessaire, ni continu ; il procède par sauts, par bonds, ou, comme diraient les biologistes, par mutations. Ces sauts et ces bonds ne consistent pas à aller toujours plus loin dans la même direction; ils s'accompagnent de changements d'orientation, un peu à la manière du cavalier des échecs qui a toujours à sa disposition plusieurs progressions mais jamais dans le même sens. L'humanité en progrès ne ressemble guère à un personnage gravissant un escalier, ajoutant par chacun de ses mouvements une marche nouvelle à toutes celles dont la conquête lui est acquise; elle évoque plutôt le joueur dont la chance est répartie sur plusieurs dés et qui, chaque fois qu'il les jette, les voit s'éparpiller sur le tapis, amenant autant de comptes différents. Ce que l'on gagne sur l'un, on est toujours exposé à le perdre sur l'autre, et c'est seulement de temps à autre que l'histoire est cumulative, c'est-à-dire que les comptes s'additionnent pour former une combinaison favorable.