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2016

Publié le 16 nov. 2016

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Le  mercredi 16 novembre 2016

Rouages éco. djihad

Jéco 2016. L. Auffant

  • Jéco, Mercredi 9 Novembre 2016, 9h – 10h30
    Salle Rameau, Lyon
    Vidéo de la conférence : http://www.touteconomie.org/index.php?arc=v59

     

    Les rouages économiques des groupes djihadistes

     

    Intervenants :

     

    Jean-Paul Azam, Professeur de Sciences Économiques, Université Toulouse 1, Capitole. Publications en lien avec cette conférence : https://www.tse-fr.eu/fr/publications/can-economic-incentives-tame-jihad-lessons-sudan-and-chad et aussi (notamment les formalisations mathématiques) : http://www.tse-fr.eu/sites/default/files/TSE/documents/doc/wp/2016/wp_tse_700.pdf
    Diego Gambetta, Professor of Social Theory European University Institute, Florence, and Nuffield College, Oxford. Auteur de La pègre déchiffrée : signes et strategies de la communication criminelle (2014) et coauteur avec Steffen Hertog de Ingegneri della Jihad (2017) qui est déjà paru en anglais : Engineers of Jihad, the curious connection between extremism and education[1] dont le chapitre 1 est disponible et téléchargeable  sur http://press.princeton.edu/titles/10656.html
    Paul Seabright, Professeur de Sciences Économiques, Université Toulouse

     

    Modérateur : Sophie Gherardi, Centre d’étude du fait religieux contemporain (Cefrelco)

     

     

    Présentation dans la plaquette des Jéco :

     

    Cette session examinera le modèle de fonctionnement économique utilisé par les groupes djihadistes du Moyen Orient, mettant l’accent autant sur les différences entre les groupes que sur leurs points en commun. Diego Gambetta décrira ce que l’on peut savoir des caractéristiques des recrues, et Jean-Paul Azam parlera des stratégies de recrutement des groupes en mettant l’accent sur les coûts et les risques de leur activité. Paul Seabright décrira la théorie des plateformes et montrera que les groupes djihadistes partagent avec beaucoup d’entreprises plus « classiques » un modèle de fonctionnement qui essaie d’attirer un certain public en mettant l’accent sur la « qualité » des autres clients de la plateforme. Dans ce contexte, les coûts et les risques de l’activité en question peuvent servir comme signal de cette qualité. D’autres stratégies des groupes –par exemple, la stratégie territoriale de Daesh- peuvent être interprétées aussi dans ce contexte de signalement aux recrues potentielles. Comprendre la logique économique de tels groupes n’enlève rien de leur extrémisme mais peut aider à la réflexion sur leurs faiblesses et aux meilleurs moyens de soutenir la paix.

     

    Compte-rendu des exposés des intervenants

     

    Diego Gambetta

     

    Où trouver des données solides pour comprendre le profil des extrémistes ?

    Il est complexe d’établir ce profil parce que ce sont des personnes difficiles à contacter (elles se cachent), parce que ces personnes meurent jeunes, parce qu’elles refusent de collaborer. De plus, leurs réponses sont stratégiques, ne sont pas sincères. Autre difficulté pour le chercheur : les gouvernements ne sont pas prêts à donner de nombreuses informations sur les extrémistes.  Le chercheur ne peut pas utiliser non plus l’introspection car les extrémistes sont trop différents de nous.

    Les données qui peuvent être recueillies concernent l’âge, le sexe, le lieu de naissance, le niveau de diplôme, la profession des terroristes. La scolarité est une donnée riche, c’est le résultat d’un choix, ce n’est pas un fait de la nature, c’est aussi une donnée universelle.

     

    Quel est le profil de ceux qui prennent des risqué élevés pour une probabilité de réussite faible ?

    En France et en Belgique, les profils qui ressortent dans les journaux sont de dire qu’il s’agit d’individus marginaux, ayant des parcours d’emploi difficiles, un faible niveau d’instruction, et souvent un passé criminel. Des exemples correspondent à ce portrait : S Abdelslam dont l’avocat a dit que son « intelligence était un cendrier vide », autre exemple : Richard Reid (explosif dans ses chaussures). Nous avons deux marginaux sans carrière.

    Pourtant ce portait ne coïncide pas toujours avec les profils des terroristes arrêtés ou décédés. Par exemple Usmar Farouk Abdulmutallab (Détroit 2009) avait un haut niveau d’instruction, était ingénieur en génie mécanique, avait une carrière prometteuse, une famille riche. Autre exemple : Seifiddine Rezgui Yacoubi (2015 Tunisie) était très diplômé.

     

    Plus que le niveau de diplôme des terroristes, ce qui interpelle est la matière universitaire.

     

    Démarche scientifique : constitution de deux échantillons

    -          Premier échantillon : 497 individus nés dans 23 pays musulmans, faisant partie d’un des 17 groupes actifs depuis la fin des années 1970.
    -          Deuxième échantillon : 346 individus nés ou ayant grandi dans 13 pays occidentaux, faisant partie de 72 cellules terroristes, et actifs depuis les années 2000.

     

    Niveau d’instruction de ces individus

    -          Premier échantillon

    47 % de diplômés du supérieur, une surreprésentation : 5 fois plus par rapport au niveau attendu par rapport au nombre de hauts diplômés dans les pays de naissance.

    -          Deuxième échantillon

    25 % de diplômés du supérieur ce qui correspond à celle de la population. Par contre on a 20 à 25 % ayant un passé criminel. On a aussi 12 % de convertis. Parmi les non-diplômés, la vaste majorité avait des emplois peu qualifiés.

     

    Les domaines d’études

    -          Premier échantillon (N = 207)

    38 % de diplômés d’études islamiques mais aussi des étudiants en médecine (21 % contre 18% pour la population totale), et surtout des études d’ingénieurs : 6 fois plus que parmi les autres diplômés du supérieur. En additionnant les diplômes prestigieux : ingénieurs + médecine + sciences + économie = 64,7 %

    -          Deuxième échantillon (N = 71)

    On a le même profil de surreprésentation : ingénieur : 33 %, maths-sciences : 11%, médecine : 7 %.

     

    La proportion d’ingénieurs est élevée presque partout y compris dans des groupes d’extrémistes en Asie. Pour les diplômés c’est différent : la part des extrémistes diplômés est moins élevée dans les pays les plus développés. Par contre, la part des ingénieurs est incroyablement stable.

     

    Ces données amènent à deux questions et conclusions.

    Dans les pays musulmans, le mouvement djihadiste a tiré sa force de personnes instruites et dans les disciplines d’élite. Si la privation est liée à une privation alors dans ce cas il s’agit d’une privation relative, par rapport à ce qu’elles auraient pu obtenir. Pourquoi, parmi ces élites les ingénieurs sont-ils aussi omniprésents ? L’explication n’est pas l’habileté technique car leur rôle dans le groupe est plutôt d’être leader (60%), et parfois fondateurs (ils se recrutent eux-mêmes).

    En Occident, sur 70 cellules terroristes étudiées, la proportion d’ingénieurs est plus élevée dans les cellules indépendantes que dans les cellules de groupes déjà connus. Cela signifie que les ingénieurs djihadistes se recrutent eux-mêmes, ils forgent les mouvements extrémistes.

    Le djihadisme s’est marginalisé en changeant de pays et d’époque : en occident des gens marginaux voire déséquilibrés (UE, USA) sont recrutés. Comment est-il possible d’attirer ces extrêmes (ingénieurs prometteurs/marginaux sociaux) ? Ont-ils des points communs ou existe-t-il deux sources d’attraction différentes ?

     

     

    Jean-Paul Azam

     

    La vue du sang et l’apocalypse sont ce qui motive les recrues de Daesh.

    Retour sur les écrits de Saint Augustin notamment Alypius et les gladiateurs : Alypius qui ne voulait pas assister à ces spectacles finit par « ressentir le plaisir de la cruauté ». En économie, G Akerlof a montré que lorsque les individus vivent certaines expériences, leur loyauté ou leurs valeurs changent. Akerlof a introduit la notion de « filtre de loyauté » pour évoquer le respect de normes.

    À Rome, les sacrifices sanglants se sont arrêtés avec la conversion de Constantin.

     

    Un livre, La gestion de la sauvagerie écrit par Abu Bakr Naji qui est généralement attribué à Abu Musabal Zarqawi, semble avoir une influence colossale. Ce livre inverse la pensée de Saint Augustin. La violence à l’extrême jusqu’à l’absurde est traitée à la fois comme un facteur de dissuasion des ennemis et –ce qui est nouveau- comme un moyen de recrutement des jeunes combattants. Il s’agit d’attirer des jeunes par le spectacle du sang, de ne plus retenir ses inhibitions, de pouvoir pratiquer la violence par soi-même, de faire couler le sang en son nom propre, c’est la fin du filtre de loyauté.

    Il existe plusieurs canaux d’influence : le spectacle de la violence, les pulsions libérées, l’esprit grégaire, la soif de vengeance (ex des anciens officiers de Saddam Hussein), le syndrome d’Erostrate –l’incendiaire du temple  d’Artémis à Éphèse- autrement dit la soif de publicité au prix de l’infamie (ex : M Merah).

     

    Différentes dimensions de stratégies de recrutement :

    -          La cyber-barbarie : La cyber-barbarie se développe, cela fait partie de la stratégie de Daesh. Les vidéos de massacres sont exposées massivement sur les réseaux sociaux afin de faire sauter les verrous des tabous culturels des jeunes. Ces diffusions de vidéos violentes se sont avérées un puissant facteur d’attraction dans plusieurs pays et dans différentes couches sociales. Cette cyber-barbarie se disperse géographiquement et est difficile à contrôler. La CIA et les polices du monde entier ont réagi aux menaces en ligne. Twitter a également fermé rapidement des comptes (cf. travaux de JM Berger[2]). Néanmoins on est face à un dilemme : mettre immédiatement hors d’état de nuire ou attendre pour extraire des informations utiles pour le repérage et la mise hors d’état de nuire des fondateurs.

     

    -          La fascination pour les apocalypses, les récits de fin du monde. Des études de WF Mc Cants (2015)[3] ont montré comment Daesh s’est appuyé sur cette mode des récits apocalyptiques (par exemple le titre du magazine djihadiste en ligne « Dabiq » qui est le nom d’une ville de Syrie où devrait avoir lieu l’ultime bataille entre les forces du bien et celles du mal, et aussi le Califat qui donne les pré-requis pour une interprétation apocalyptique). Daesh met en scène les signes reflétant la fin du monde décrits dans le Coran.

    En 2008, Jean-Pierre Filiu[4] a lui montré que même Nostradamus a été invoqué dans cette littérature. De même, Simon Sebag Montefiore[5] a montré (2011) que l’apocalypse est utilisée pour convaincre des gens de venir se faire tuer près de Jérusalem pour se retrouver les premiers lors du jugement dernier. Jay Rubenstein[6] l’illustre avec la première croisade. Et même ceux qui n’y croient pas à 100% peuvent être attirés, par une sorte de pari de Pascal.

     

    -          Le modèle économique : L’économiste introduit des fonctions d’utilité, une contrainte de participation.

    L’individu rejoint le djihadisme si la somme de l’utilité pour le spectacle sanguinaire et de l’utilité d’être là en vue de l’apocalypse est supérieure à l’utilité de rester chez soi. Or l’utilité pour le spectacle sanguinaire dépend beaucoup de la couverture médiatique de cette violence, c’est pourquoi Daesh augmente la diffusion planétaire des images de massacre et augmente aussi l’utilité d’être sur place en multipliant les signes selon lesquels l’apocalypse est proche. Par conséquent le nombre de jeunes attirés par Daesh augmente.

    Cette modélisation donne lieu à des prédictions testables. Par exemple, on peut comparer la concurrence de Daesh et d’Al-Nusra (organisation dépêchée en Syrie pour promouvoir la cause djihadiste en profitant de la guerre civile et du désordre. Cette organisation est respectueuse des populations). On constate qu’un grand nombre de combattants ont quitté Al-Nusra et prêté allégeance à Daesh.

     

    Paul Seabright

     

    Les images de Mossoul diffusées le 3 Novembre 2016 et les commentaires sur CNN ressemblent fortement à des scènes d’apocalypse et aux mots utilisés par ceux qui parlent du Djihad.

    Un paradoxe : comment « vendre » un tel métier à des recrues potentielles ?

    Pour un DRH, pour recruter pour un métier « normal », il faut mettre en valeur les bénéfices du métier (ex assurance santé) et minimiser les coûts et les risques. Les groupes djihadistes, eux, font exactement le contraire. Leur stratégie est une version plus extrême de ce que font beaucoup de religions ainsi que certaines firmes qui mettent l’accent sur le coût de leur produit (ex : Rolls-Royce : « you won’t want this car »).

     

    Deux hypothèses :

    -          l’irrationalité ou l’idéologie
    -          l’économie des plateformes : le coût est un « signal » (réf. : TSE, Jean Tirole). Le signal des autres personnes avec qui on sera mis en relation en s’attachant à la plateforme est important. Cela peut être appliqué à l’économie des religions.

     

    Les principes de base d’une plateforme

    Il existe plusieurs groupes d’utilisateurs. L’intérêt des utilisateurs est d’être en contact les uns avec les autres. L’attractivité de la plateforme dépend donc pour chaque groupe, du nombre et de la qualité des autres utilisateurs. Ceci peut conduire à des stratégies divergentes de tarification :

    -          tarifs bas voire nuls pour augmenter le nombre d’utilisateurs
    -          tarifs élevés pour augmenter et signaler la qualité des utilisateurs.

     

    Le « tarif » peut être financier ou autre (règles de conduite par exemple).

    Les deux stratégies de tarification correspondent à la différence entre des religions plus ou moins rigoureuses (églises/sectes). (Réf. : L. Iannaccone, 1994[7])

    La place de l’idéologie reste importante pour les deux stratégies (le coût de l’appartenance peut être récompensé dans l’au-delà). Mais l’importance du signalement de la qualité des autres membres est encore plus importante (si d’autres y croient, pourquoi pas vous ?). Plus le coût d’appartenance est élevé, plus la publicité fera référence aux individus « saints » ou « héros ».

     

    Les économistes peuvent aussi étudier les « business models » des groupes : Daesh (conquête territoriale, recrutement qui a beaucoup augmenté après la déclaration du califat, pour renforcer le califat : création d’une monnaie en juin 2016) / Al-Qaeda (théâtre militaire).

     

    Pour conclure, une citation de G Orwell qui montre que l’appel aux émotions n’est pas qu’irrationnel, c’est une stratégie réfléchie de recrutement.

     

     

    Réponses aux questions de l’auditoire

     

    Quelles sont les ressources de Daesh ?

     

    Paul Seabrigth : difficile d’avoir des données, projection d’une diapo avec pour source jihadology : en 2015, les ressources de Daesh sont constituées de revenus pétroliers (27%), de revenus de l’électricité (4%), de taxes (24%) et principalement de confiscations (45%).

     

    Quelles politiques publiques contre ces groupes ?

    Jean-Paul Azam : pour schématiser il faut lutter plus vite contre ces images gores, c’est le black out. On peut aussi montrer que les signes de l’apocalypse sont faux. L’accent est aujourd’hui mis sur empêcher les jeunes de partir en Syrie, cependant ceux qui tuent le plus sont ceux qui ont été empêchés de partir. Il y a aussi un problème d’efficacité de la police française. Actuellement il faut 20 policiers pour surveiller un djihadiste alors qu’aux États-Unis un ou deux policiers suffisent. Il n’existe pas de solution miracle.

     

    Paul Seabright : le défi à long terme est de donner un sens à l’existence. Beaucoup de structures qui jouaient ce rôle sont fragilisées : grandes entreprises, syndicats, partis. Les individus sont en quête d’une progression : le voyage puis le retour à la sécurité. Aujourd’hui ce sens, ce voyage puis la sécurité sont fragilisés même sans appauvrissement monétaire : insécurité au travail, incertitude sur les retraites. La capacité à proposer un vrai récit qui donne un sens à sa vie est un manque dans nos sociétés. Il faut pouvoir trouver un sens à sa vie dans la sécurité, pas dans la violence.


    [1] Article en français : https://www.project-syndicate.org/commentary/radical-islamist-extreme-right-links-by-diego-gambetta-and-steffen-hertog-2016-04/french [2] JM Berger est co-auteur (avec Jessica Stern) de ISIS : the state of terror (2016), est auteur de Jihad Joe : Americans who go to war in the name of Islam (2011). NB: ISIS désigne Daesh.
    [3] W F MacCants : The Isis Apocalypse: The History, Strategy, and Doomsday Vision of the Islamic State , éd Mac Millan Uk, (2016).
    [4] Jean-Pierre Filiu, L’apocalypse dans l’Islam, Fayard, 2008.
    [5] Simon Sebag Montefiore, Jérusalem : biographie, Calmann-Lévy, 2011.
    [6] Jay Rubenstein, Armies of Heaven: The First Crusade and the Quest for Apocalypse, Basic Books, 2011.
    [7] Pour en savoir plus : http://www.unil.ch/files/live//sites/issrc/files/shared/RAT_01.pdf