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2017

Publié le 25.11.2017

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Le  Samstag, 25. November 2017

Comprendre autrement crises

Jeco 2017

  • Jéco, 9h-10h30  Conférence

    Jeudi 9 Novembre 2017- salle Molière, quai de Bondy, Lyon

     

    Comprendre autrement les crises

     

     

    Intervenants :

    Président : Antoine Parent, Professeur des Universités en sciences économiques, Sciences Po Lyon
    Cécile Bastidon : Maître de Conférences à l’Université de Toulon (Laboratoire d’Economie Appliquée au Développement)
    Pablo Jensen : chercheur CNRS au Laboratoire de Physique de l’ENS de Lyon et à l’Institut des Systèmes Complexes, auteur de Pourquoi la société ne se laisse pas mettre en équations, Le Seuil, à paraître (25/01/2018).
    Alan P. Kirman : Professeur Émérite de Sciences Economiques à Aix Marseille Université et Directeur d’Etudes à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales à Paris et est membre de l’Institut Universitaire de France
    Francesco Magris : Professeur d’Economie à L’Université François-Rabelais de Tours

     

     

    Présentation du thème dans le programme des Jéco :

    Les crises persistent et durent sans que l'on assiste à une meilleure compréhension de celles-ci. L'approche standard continue de se focaliser sur le théorème du point fixe. Les approches hétérodoxes continuent, sans véritablement se renouveler, à défendre une vision eschatologique des crises ; étonnamment, la succession des crises n'a pas favorisé l'éclosion d'une "nouvelle" pensée marxiste, où l'Histoire est perçue comme "totale" et productrice de ses propres théories. Dans ce paysage, la session "Comprendre autrement les crises" entend combler un manque et défendre une nouvelle approche cliométrique des crises. La session proposée entend illustrer comment les fondements théoriques du chaos et de l'analyse des systèmes complexes, enrichis d'applications économétriques dans un cadre non linéaire, doivent permettre de renouveler en profondeur nos analyses et compréhensions des crises dans l’histoire.

     

    Conférence filmée, vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=eREFKH9XtLU

    Compte-rendu

     

    Présentation par Antoine Parent :

    L’approche standard avec l’équilibre général et la théorie du point fixe peine à expliquer les crises.

    La vision eschatologique hétérodoxe ne s’est pas renouvelée.

    Il existe un nouveau regard sur les crises à travers l’approche cliométrique. Il s’agit d’analyser l’histoire à partir de modèles économiques enrichis d’outils économétriques. L’économie de la complexité et l’analyse des systèmes complexes avaient besoin d’un cadre d’analyse non linéaire car les crises sont sujettes à de nombreuses fluctuations.

    Qu’est-ce qu’une crise ? Évidemment il ne s’agit pas de la dimension psychologique : la crise existentielle. Certains définissent la crise comme un cataclysme voire un déclin total de société (ex la fin d’empires : romain, incas…). Certains auteurs évoquent une science du pire, une collapsologie[1] : une possibilité d’effondrement, l’idée que l’on va connaître le pire : une crise monétaire, une crise financière, du chômage, des pollutions, le réchauffement climatique… un peu comme le prophète  Philippulus dans Tintin qui annonce la fin du monde.

     tintin-crise

     

    Mais Dieu merci, nous avons tous lu Tintin et nous savons que le pire est toujours pour demain. La fin du monde est remise à une date ultérieure dont nous ne vous donnerons pas la date dans cette session !

     

    Nous adopterons une définition a minima de la crise : une contraction persistante de tous les indicateurs économiques dans un climat de défiance généralisée qui autoentretient la dépression. La crise financière (chute des cours des actifs) joue souvent, mais pas toujours, le rôle déclencheur de la crise réelle (contraction de la production, hausse du chômage).

     

    Exposé d’Antoine Parent :

    Les apories d’une histoire sans théorie ni économétrie (ou CM Reinhart et KS Rogoff en 2009[2]) et l’exemple de ce qu’il ne faut pas faire en histoire 

    Certains instrumentalisent l’histoire et lui font dire beaucoup de choses qu’on n’aurait pas le droit de dire.

    CM Reinhart et KS Rogoff (professeurs à Harvard) promeuvent une histoire résolument empirique ce qui implique de faire parler des données à sa guise en suggérant des liens non testés économétriquement ou infondés théoriquement, pour en déduire des recommandations de politiques économiques abusives et erronées (l’austérité comme réponse à la crise).

     

     

    Trois exemples pour illustrer ces apories :

    -graphique 1 : lien entre la mobilité du capital et la survenance de crises bancaires entre 1800 et 2007 (graphique de CM Reinhart et KS Rogoff). Or le lien n’est pas testé économétriquement et il n’existe pas de correspondance entre les deux variables. Par ailleurs d’autres auteurs ont conclu l’inverse. Ainsi, sous l’étalon-or, on avait une forte mobilité des capitaux et on n’a pas connu de crise bancaire.

    -graphique 2 : les liens entre l’inflation et les défauts sur la dette extérieure entre 1900 et 2006. L’idée sous-jacente de CM Reinhart et KS Rogoff est de suggérer que l’inflation est un moyen de réduire la dette. Le problème est que cela est juste si la dette est émise dans la monnaie du pays, mais c’est faux si la dette publique est émise en devises parce que les prêteurs refusent la monnaie nationale, et dans ce cas l’inflation alourdit la dette.

    -graphique 3 : appariement libre de données effectué par CM Reinhart et KS Rogoff pour les recommandations de politique économique. 20 pays sont classés par dette/PIB, croissance et inflation entre 1946 et 2009. Cet appariement leur permet d’inférer une logique entre niveau de la dette publique et croissance et de préconiser un niveau de dette publique inférieur à 90% du PIB. Le problème de cette démarche est qu’elle repose sur une erreur (un « oubli » ? de 5 pays) qui modifierait les résultats[3].

     

    Exposé de Cécile Bastidon :

    Il s’agit d’expliquer ce que nous avons appris de l’analyse hétérodoxe des crises.

    Qu’est-ce qu’une approche hétérodoxe ?

    Une définition banale de l’hétérodoxie serait de dire que c’est une approche non formalisée.

    Aujourd’hui en sciences économiques les publications contiennent principalement des travaux formalisés : les travaux contiennent beaucoup de mathématiques  en apparence. Néanmoins il existe deux types de travaux mathématiques différents : des travaux économiques (modèles théoriques avec des blocs d’équations et des variables liées entre elles) et des travaux économétriques (à partir des données, on cherche à vérifier dans quelles conditions le modèle théorique est vérifié, et quelles sont les valeurs des paramètres). L’économétrie s’appuie toujours sur un modèle théorique, il ne faut donc pas confondre économétrie et inférer à partir de données empiriques.

    Dans le débat médiatique, l’hétérodoxie consiste à contester l’approche formalisée (elle-même assimilée à la théorie néoclassique).  Cependant, dans la littérature académique l’hétérodoxie n’est pas une approche anti-quantitative, ni anti-marché. L’hétérodoxie est une approche alternative :

    -prise en compte de la dimension sociale et historique des phénomènes économiques

    -prise en compte des effets des décisions individuelle et leurs interactions avec le collectif (par exemple l’endettement individuel qui peut avoir des effets macroéconomiques).

    Des exemples d’écoles hétérodoxes : les marxiens, les post-keynésiens, et en France une école de pensée spécifique : l’école de la régulation (Aglietta, Boyer, Orléan). L’école de la régulation a une approche historique de moyenne période de la dynamique du capitalisme. Le focus est mis sur le cadre institutionnel : un mode de régulation. La crise correspond à l’épuisement d’un mode de régulation.

     

    Comment comprendre les crises ?

    Deux explications sont possibles :

    -          l’explication orthodoxe : c’est le cygne noir.

    Cela signifie que la crise est un événement imprévisible et que la connaissance du passé n’améliore pas notre capacité à prédire les « cygnes noirs ». Par exemple les crises financières sont analysées comme la résultante de chocs exogènes sur tous les passifs des bilans bancaires.

    -          l’explication hétérodoxe : l’explication repose sur le risque systémique.

    Le risque systémique est la manifestation de fragilités endogènes du système. L’étude des crises successives améliore notre capacité à prévoir les crises suivantes. M Aglietta a montré que ce risque comporte deux composantes : la contagion et le risque intrinsèque (cycle financier : interaction entre le crédit et le prix des actifs + équilibres multiples des prix d’actifs et des anticipations auto-réalisatrices). Le prolongement de cette explication est de créer des indicateurs avancés de crises : les stress tests sont aujourd’hui fondés sur la prise en compte du risque systémique.

     

    Pour conclure, l’approche orthodoxe des crises nous apprend que la gestion et la prévention des crises sont des modalités sous-optimales et des externalités de l’intervention publique (assurance des actifs, prêteur en dernier ressort). L’approche hétérodoxe nous apprend que le déclenchement des crises est endogène. De nos jours la notion de risque systémique est largement admise. Les pistes de recherches à développer concernent la formalisation mathématique (systèmes complexes) et le développement des approches cliométriques.

     

    Exposé de Pablo Jensen :

    La physique a mis l’univers en équations (la gravitation universelle, le plan incliné…). Pour un physicien expliquer c’est transformer (sans déformer) un fait physique en un problème mathématique puis le résoudre en utilisant des outils mathématiques. Pour ce faire, trois conditions doivent être réunies :

    -le fait physique doit être enregistrable

    -on peut isoler en laboratoire chaque cause du fait physique

    - le fait physique doit être reproductible, il faut trouver une régularité, un îlot de stabilité.

                Le monde n’est pas mathématique, la société ne peut pas être mise en équations aussi facilement que la physique. On a très peu d’îlots de stabilité dans les sciences sociales. Les seules relations stables sont peut-être les préférences des acteurs. Quelle politique de modélisation utiliser alors ? On peut transformer les humains pour les rendre stables : IA et robots. Les mathématiques sont efficaces d’un point de vue logistique : travaux économétriques.

     

    Exposé d’Alan Kirman

    Pourquoi sommes-nous étonnés à chaque fois lors de la survenue de crise ?

    Nous faisons peut-être trop confiance au mécanisme de la « main invisible » (A Smith). Or si elle est invisible c’est qu’elle n’existe pas !! (Pas de retour automatique, naturel, vers un équilibre socialement acceptable.

     

    Les crises émergent de l’intérieur du système, elles ne sont pas dues à des interventions extérieures. Notre système économique est fragile. La finance devient de plus en plus globale. Les modèles économiques n’en tiennent pas suffisamment compte.

     

    Quelques illustrations des interactions, sous forme de dessins humoristiques :

     

    subprime-crise 

     Une action individuelle (« je pensais que nous achetions juste une maison », grâce à un prêt hypothécaire) a des effets macroéconomiques (crise des subprimes).

     

     subprime-crise 2

     

    Avec le bouche-à-oreille, « Excel » devient « sell », et « good bye » (après un « sell ») devient « buy ».

     

    Les modèles économiques nient l’existence ou même la possibilité de crise. Les marchés semblent efficaces (thèse de Louis Bachelier en 1900 qui introduit le mouvement brownien dans la finance) alors qu’ils ne le sont pas (mise en garde d’Henri Poincaré à Louis Bachelier qui avait négligé les interactions entre les individus).

    Les économistes construisent-ils des modèles moins artificiels, moins abstraits ? Oui à l’OCDE, dans les Banques centrales : modèles alternatifs, modèles multi-agents.

     

    Exposé de Francesco Magris

    Les perspectives d’une théorie du chaos de l’histoire.

    L’économie : une approche taxonomique ou une approche historique ?

    -          approche taxonomique : l’histoire ne joue aucun rôle.

    -          approche historique : pas une seule théorie économique car l’histoire du passé influence les résultats du présent. Les préférences et la technologie ne sont pas des données stables mais évoluent dans le temps de manière endogène.

    La crise est-elle un point de rupture ou un point de discontinuité ?

     

    La difficulté est d’anticiper la crise. Si on peut l’anticiper, cela permet de l’éviter donc elle n’aura pas lieu. L’issue de la crise est-elle une issue déterministe ou un processus aléatoire ? Les économistes sont partagés mais presque personne n’a anticipé la crise de 2007.

     

    Le système philosophique de l’histoire :

    Hegel : l’histoire est le résultat du principe de la Raison.

    Fichte : les hommes transforment l’histoire selon des idéaux qui ne sont pas forcément synonymes de la rationalité.

    Marx : conjugaison des deux courants précédents. L’histoire est intelligible et maîtrisable (nécessité et praxis).

    Heidegger, H Arendt, Sartre : l’histoire est complètement irrationnelle, aucune loi ne peut anticiper, prévoir, décrire l’évolution de l’économie. L’histoire n’est ni maîtrisable ni modélisable.

     

    La cliométrie consiste à interpréter l’histoire sous une base taxonomique (agents rationnels, recherche d’équilibre) qui correspond à la vision de Fichte. L’approche de Fichte est la plus compatible avec la cliométrie.

     

    Réponses aux questions de l’auditoire

     

    À quand la prochaine crise financière ?

    Cécile Bastidon : À la mi-2016 on a observé une dégradation des indicateurs de risque. Habituellement c’est irréversible et on peut redouter une crise. Pour la première fois, on a eu une amélioration (en 2017). Les rapports sont moins alarmistes aujourd’hui. Cependant la crise peut venir d’ailleurs.

     

    Peut-on faire accepter une théorie économique hétérodoxe ?

    Cécile Bastidon : L’inertie reste forte : les explications des crises bancaires, le rationnement du crédit prennent en compte les chocs exogènes.

     

    Peut-on faire de l’économie sans mathématiques ?

    Pablo Jensen : En pratique, les modèles mathématiques tournent à vide si on n’a pas d’îlots de stabilité. La micro-économie repose sur des agents économiques rationnels, ce qui n’est pas un îlot de stabilité sauf si on introduit l’IA, c’est une piste à explorer. C’est bien d’avoir des modèles plus complexes avec des déséquilibres mais ils ne sont pas toujours plus prédictifs que les modèles orthodoxes. Les mathématiques sont très fécondes dans certains cas : tester la cohérence et la robustesse des modèles que l’on a construits, utilisation de la logistique par exemple pour observer si les femmes sont discriminées au niveau des salaires (raisonnement toutes choses égales par ailleurs).

    Alan Kirman : On a des problèmes avec la formalisation. On produit un modèle puis on examine ce qu’on a produit, cependant la simplification éloigne de la réalité. Les mathématiques sont un outil utile à la formalisation. Ne pas utiliser les mathématiques c’est un peu come si on cherchait à traverser la Manche à la nage, sans utiliser les moyens de transport existants.

     

    Quelle est l’utilité de la cliométrie ?

    Antoine Parent : Un premier niveau d’utilité est la narration. Se pose la question des modèles implicites (cf. RW Fogel, Nobel 1993). On a introduit l’hypothèse de l’individualisme méthodologique : c’est un moyen de tester les hypothèses implicites. Le problème est que l’individualisme méthodologique ne prend pas compte des interactions. La cliométrie apporte alors un autre intérêt : celui de modéliser la complexité, d’enrichir l’individualisme méthodologique par un champ historique, et tester des propositions. Un autre intérêt est de voir ce qui est récurrent et ce qui est spécifique dans l’histoire. Cela permet alors de rendre explicites des mécanismes sous-jacents jamais mobilisés faute d’outils : c’est « revisiter » l’histoire. (Travaux dans des laboratoires CAC : cliometrics and complexity[4])

     

    La science économique sert-elle encore à quelque chose ?

    Antoine Parent : Elle permet d’enrichir l’analyse de l’histoire à partir d’outils économiques.

    Alan Kirman : C’est une discipline intellectuelle parfois séparée des problèmes réels du monde. Mankiw a montré que la théorie économique n’a pas d’impact en politique économique.

    Cécile Bastidon : Il existe une différence entre l’analyse économique produite et la prise de décision. Dès 2005 quelques économistes (notamment Raghuram Rajan, gouverneur de la Banque centrale indienne de 2013 à 2016) avaient prévu la crise qui est survenue en 2007. On ne peut pas dire que tous les économistes n’avaient rien vu venir.

     

    Comment  utiliser des modèles mathématiques alors qu’en maths le temps n’existe pas ? Ne vaudrait-il pas mieux introduire la thermodynamique physique ?

    Antoine Parent : Je pense que la cliométrie est très proche de la physique, on pourrait réaliser une physique sociale, une pensée plus algorithmique pour intégrer des caractéristiques institutionnelles données.

    Pablo Jensen : La physique sociale n’apporterait pas plus que les maths, c’est une autre forme de légitimation ou d’enrichissement.

     

    Est-il possible d’avoir recours à des mécanismes de type collaboratif ?

    Cécile Bastidon : On pourrait introduire la blockchain[5] -le réseau utilisé pour les règlements des transactions en bitcoins par exemple- sur les marchés d’actions. On pourrait alors avoir un carnet d’ordres enregistré sur chacun des utilisateurs du réseau au lieu d’une Bourse centralisée. Ce n’est pas qu’une modalité technique d’organisation.  Sur les marchés d’actions (70 % de très haute fréquence aujourd’hui), cela ralentirait considérablement la vitesse d’exécution des transactions car les informations sont relayées à chaque utilisateur, à chaque opération. Cela répondrait aux problèmes des chocs de volatilité (que l’on observe avec la très haute fréquence) et de flash krach (parfois baisse des cours de 30 à 40 % en 10 minutes) que l’on n’arrive pas à contrôler.



    [1] Mot formé à partir du verbe anglais to collapse qui signifie s’effondrer.

    [2] Carmen Reinhart, Kenneth Rogoff,  This Time is Different: Eight Centuries of Financial Folly ?, 2009. Cet ouvrage a donné lieu à des controverses.