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Publié le 18 sept. 2018

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Le  mardi 18 septembre 2018

LA VÉRITÉ ET LE RELATIVISME

Groupement de texte autour de la relativité de la vérité

  • Protagoras : La Vérité ou Discours destructif - Fragment « L'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui existent et de leur nature ; de celles qui ne sont pas et de l'explication de leur non-existence. »  Gorgias : Sur le non-être ou sur la nature - Fragment « Dans son livre intitulé Sur le Non-Être ou sur la Nature, Gorgias établit successivement trois principes : (1) l'un, le premier, qu'il n'y a rien ; (2) le second, que, s'il y a quelque chose, ce quelque chose est inconnaissable à l'homme ; (3) le troisième, que, même si ce quelque chose est connaissable, il ne peut être ni divulgué ni communiqué à autrui […]Et même, en admettant qu'on le saisisse, il est incommunicable à autrui. Car si ce qui est est perceptible par la vue, l'ouïe, et, en général, par les sens – en même temps qu'il est donné comme extérieur ; – et si ce qui est visible est saisi par la vue, ce qui est audible par l'ouïe – et non pas indifféremment par l'un ou l'autre sens, – comment cela peut-il être signifié à autrui ? (84) Car le moyen pour nous de signifier, c'est la parole, et la parole n'est pas ce qui est donné et ce qui est ; ce n'est donc pas ce qui est que nous signifions aux autres, mais la parole, qui est différente de ce qui est donné. De même donc que ce qui est visible ne saurait devenir audible, et réciproquement, de même, puisque l'être est donné comme extérieur, il ne saurait y avoir de parole vraiment à nous. (85) Et de ce fait, elle ne saurait se communiquer à autrui. Or, la parole naît par suite des choses qui nous frappent du dehors, à savoir les choses sensibles ; or c'est à la suite de leur rencontre avec l'humeur du corps que naît pour nous la parole qui traduit cette qualité ; et c'est de l'introduction de la couleur que naît la parole qui traduit la couleur. S'il en est ainsi, ce n'est pas la parole qui traduit ce qui est hors de nous, mais bien ce qui est hors de nous qui devient révélateur de la parole. (86) Et certes, il n'est pas possible de dire qu'il en va comme pour ce qui est visible et audible ; il est impossible, du fait qu'elle est donnée et qu'elle est, que la parole nous révèle ce qui est donné et ce qui est. Car si le langage est donné, il diffère des autres données, et les corps visibles sont, au plus haut point, différents des paroles. Car le moyen par lequel on saisit le visible est différent de celui par lequel on saisit la parole. Ainsi donc la parole ne nous montre pas la plupart des choses données, non plus que celles-ci ne nous montrent leur nature aux unes et aux autres. (87) Telles sont donc les difficultés proposées par Gorgias et qui, dans la mesure du possible, font disparaître la preuve de la vérité. Car le non-être ne pouvant ni être connu, ni naturellement communiqué à autrui, il ne saurait en exister de preuve. » Platon : Cratyle, 385e-38 « SOCRATE : Or ça, voyons un peu, Hermogène. Crois-tu qu'il en soit ainsi des êtres eux-mêmes, et que leur essence varie avec chaque individu ?  – C'était la thèse de Protagoras, quand il déclarait que l'homme « est la mesure de toutes choses », voulant dire sans doute que telles les choses me paraissent, telles elles te sont – ou bien te semblent-ils par eux-mêmes avoir dans leur essence une certaine permanence ?  HERMOGÈNE : Il m'est déjà arrivé, Socrate, de me laisser entraîner dans mon embarras à la thèse de Protagoras. Et pourtant, ce n'est pas précisément mon opinion. SOCRATE : Eh bien, t'es-tu déjà laissé entraîner à croire qu'il n'existe absolument pas d'homme méchant ? HERMOGÈNE : Non, par Zeus ! J'en ai fait assez souvent l'épreuve pour croire qu'il y a des hommes tout à fait méchants, et en très grand nombre.  SOCRATE : Et des hommes tout à fait bons n'as-tu pas encore cru qu'il en existe ?  HERMOGÈNE : Fort peu. SOCRATE : Mais enfin tu l'as cru ? HERMOGÈNE : Oui. SOCRATE : Quelle est donc ton opinion là-dessus ? Ne penses-tu pas que les hommes tout à fait bons sont tout à fait raisonnables, et les hommes tout à fait méchants tout à fait déraisonnables ? HERMOGÈNE : C'est mon avis.  SOCRATE : Se peut-il donc, si Protagoras disait vrai et si la vérité est que les choses sont ce qu'elles paraissent à chacun, que parmi nous les uns soient raisonnables et les autres déraisonnables ? HERMOGÈNE : Non certes. SOCRATE : Et ainsi, j'imagine, tu es tout à fait d'avis, puisqu'il y a une raison et une déraison, qu'il est tout à fait impossible que Protagoras ait dit vrai. Car l'un ne saurait point sans doute être plus raisonnable que l'autre, si les opinions de chacun sont pour chacun la vérité. HERMOGÈNE : C'est juste. »

     

    L'homme est-il la mesure de toutes choses ?

     

    A chacun sa vérité ?

     

    Trouvez en PJ un florilège sur la vérité et le relativisme

     

     

    Protagoras : La vérité ou discours destructif - Fragment                

    Gorgias : Sur le non-être ou sur la nature - Fragment       

    Platon : Cratyle, 385e-38                                    

    Théétète, 170-71c  

    République VII, 523c-524d            

    Phédon, 78b-79e                  

    Aristote, Métaphysique, Γ, 3, 1005b10-35              

    Idem., Γ, 4, 1005b35- 1006a-30   

    Idem., E 4, 1027b 18-27             

    Cicéron : Secondes Académiques, I, § 12 (- 45 av J.C.)    

    Sextus Empiricus : Esquisses pyrrhoniennes, I, § 8, 10, 25-29 (+/-300)   

    Idem., II, § 85-87        

    Idem., I, § 59-61           

    Thomas d'Aquin : Sur la vérité, Article 1 (1257)       

    Montaigne Michel : Essais, II, 12 (1580-1592)       

    Descartes René : Méditations métaphysiques, II (1641)     

    Lettre à Mersenne, 16 octobre 1639          

    Pascal Blaise : De l’esprit géométrique et de l’art de persuader (1658)    

    Pensée, 282 (1670)                    

    Idem., n°294                   

    Malebranche Nicolas : Recherche de la vérité (1678)     

    Spinoza Baruch : Traité théologico-politique (1670)        

    Pensées métaphysiques, I, VI (1663)             

    Leibniz Wilhelm : Nouveaux essais sur l’entendement humain (1704)    

    Essais de Théodicée (1710)         

    Hume David : Enquête sur l'entendement humain, 4, 1 (1748)      

    Idem., section XII                           

    Condillac Étienne Bonnot : La Logique ou l’art de penser, 9 (1780)    

    Kant Emmanuel : Critique de la raison pure, Canon de la raison pure (1787)  

    Idem., Introduction, V,                  

    Logique, introduction, VII (1800)                                      

    Sur un prétendu droit de mentir par humanité (1797)    

    Nietzsche Friedrich : De la vérité et du mensonge au sens extra-moral (1873) 

    Le Gai Savoir, III, 111 (1882)               

    Peirce Charles S. : Comment se fixe la croyance (1877)          

    James William : Le Pragmatisme (1907)                  

    Russell Bertrand : Problèmes de philosophie, 7 (1912)               

    Frege Gottlob : Recherche logique, 1 (1918)               

    Carnap Rudolf : Le dépassement de la métaphysique (1932)     

    Freud Sigmund : Introduction à la Psychanalyse (1916)     

    Essais de Psychanalyse appliquée, une difficulté de la psychanalyse (1933)  

    Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse (1933)      

    Popper Karl : La Logique de la découverte scientifique (1934)         

    La Société ouverte et ses ennemis (1979)                   

     

    Protagoras : La Vérité ou Discours destructif- Fragment

    « L'homme est la mesure de toutes choses, de celles qui existent et de leur nature ; de celles qui ne sont pas et de l'explication de leur non-existence. »

     

    Gorgias : Sur le non-être ou sur la nature - Fragment

    « Dans son livre intitulé Sur le Non-Être ou sur la Nature, Gorgias établit successivement trois principes : (1) l'un, le premier, qu'il n'y a rien ; (2) le second, que, s'il y a quelque chose, ce quelque chose est inconnaissable à l'homme ; (3) le troisième, que, même si ce quelque chose est connaissable, il ne peut être ni divulgué ni communiqué à autrui […] Et même, en admettant qu'on le saisisse, il est incommunicable à autrui. Car si ce qui est est perceptible par la vue, l'ouïe, et, en général, par les sens – en même temps qu'il est donné comme extérieur ; – et si ce qui est visible est saisi par la vue, ce qui est audible par l'ouïe – et non pas indifféremment par l'un ou l'autre sens, – comment cela peut-il être signifié à autrui ? (84) Car le moyen pour nous de signifier, c'est la parole, et la parole n'est pas ce qui est donné et ce qui est ; ce n'est donc pas ce qui est que nous signifions aux autres, mais la parole, qui est différente de ce qui est donné. De même donc que ce qui est visible ne saurait devenir audible, et réciproquement, de même, puisque l'être est donné comme extérieur, il ne saurait y avoir de parole vraiment à nous. (85) Et de ce fait, elle ne saurait se communiquer à autrui. Or, la parole naît par suite des choses qui nous frappent du dehors, à savoir les choses sensibles ; or c'est à la suite de leur rencontre avec l'humeur du corps que naît pour nous la parole qui traduit cette qualité ; et c'est de l'introduction de la couleur que naît la parole qui traduit la couleur. S'il en est ainsi, ce n'est pas la parole qui traduit ce qui est hors de nous, mais bien ce qui est hors de nous qui devient révélateur de la parole. (86) Et certes, il n'est pas possible de dire qu'il en va comme pour ce qui est visible et audible ; il est impossible, du fait qu'elle est donnée et qu'elle est, que la parole nous révèle ce qui est donné et ce qui est. Car si le langage est donné, il diffère des autres données, et les corps visibles sont, au plus haut point, différents des paroles. Car le moyen par lequel on saisit le visible est différent de celui par lequel on saisit la parole. Ainsi donc la parole ne nous montre pas la plupart des choses données, non plus que celles-ci ne nous montrent leur nature aux unes et aux autres. (87) Telles sont donc les difficultés proposées par Gorgias et qui, dans la mesure du possible, font disparaître la preuve de la vérité. Car le non-être ne pouvant ni être connu, ni naturellement communiqué à autrui, il ne saurait en exister de preuve. »

     

    Platon : Cratyle, 385e-38

    « SOCRATE : Or ça, voyons un peu, Hermogène. Crois-tu qu'il en soit ainsi des êtres eux-mêmes, et que leur essence varie avec chaque individu ?  – C'était la thèse de Protagoras, quand il déclarait que l'homme « est la mesure de toutes choses », voulant dire sans doute que telles les choses me paraissent, telles elles te sont – ou bien te semblent-ils par eux-mêmes avoir dans leur essence une certaine permanence ? HERMOGÈNE : Il m'est déjà arrivé, Socrate, de me laisser entraîner dans mon embarras à la thèse de Protagoras. Et pourtant, ce n'est pas précisément mon opinion. SOCRATE : Eh bien, t'es-tu déjà laissé entraîner à croire qu'il n'existe absolument pas d'homme méchant ? HERMOGÈNE : Non, par Zeus ! J'en ai fait assez souvent l'épreuve pour croire qu'il y a des hommes tout à fait méchants, et en très grand nombre.  SOCRATE : Et des hommes tout à fait bons n'as-tu pas encore cru qu'il en existe ?  HERMOGÈNE : Fort peu. SOCRATE : Mais enfin tu l'as cru ? HERMOGÈNE : Oui. SOCRATE : Quelle est donc ton opinion là-dessus ? Ne penses-tu pas que les hommes tout à fait bons sont tout à fait raisonnables, et les hommes tout à fait méchants tout à fait déraisonnables ? HERMOGÈNE : C'est mon avis.  SOCRATE : Se peut-il donc, si Protagoras disait vrai et si la vérité est que les choses sont ce qu'elles paraissent à chacun, que parmi nous les uns soient raisonnables et les autres déraisonnables ? HERMOGÈNE : Non certes. SOCRATE : Et ainsi, j'imagine, tu es tout à fait d'avis, puisqu'il y a une raison et une déraison, qu'il est tout à fait impossible que Protagoras ait dit vrai. Car l'un ne saurait point sans doute être plus raisonnable que l'autre, si les opinions de chacun sont pour chacun la vérité. HERMOGÈNE : C'est juste. »

     

    Théétète, 170-71c

     « SOCRATE : Alors, Protagoras, que conclurons-nous de ces considérations ? Dirons-nous que les opinions des hommes sont toujours vraies, ou qu'elles sont, tantôt vraies, tantôt fausses ? De l'une et l'autre possibilité il résulte bien qu'elles ne sont pas toujours vraies, mais qu'elles sont vraies ou fausses. Réfléchis, en effet, Théodore : aucun partisan de Protagoras voudrait-il, et voudrais-tu toi-même soutenir que personne ne pense d'un autre homme qu'il est ignorant et qu'il a des opinions fausses ? THÉODORE : C'est une chose incroyable, Socrate. SOCRATE : C'est pourtant l'inévitable conclusion où conduit la thèse que l'homme est la mesure de toutes choses. THÉODORE : Comment cela ? SOCRATE : Lorsque tu as formé par-devers toi un jugement sur quelque objet et que tu me fais part de ton opinion sur cet objet, je veux bien admettre, suivant la thèse de Protagoras, qu'elle est vraie pour toi ; mais nous est-il défendu, à nous autres, d'être juges de ton jugement, ou jugerons-nous toujours que tes opinions sont vraies ? Chacune d'elles ne rencontre-t-elle pas, au contraire, des milliers d'adversaires d'opinion opposée, qui sont persuadés que tu juges et penses faux ? THÉODORE : Si, par Zeus, Socrate : j'ai vraiment, comme dit Homère, des myriades d'adversaires, qui me causent tous les embarras du monde. SOCRATE : Alors veux-tu que nous disions que tu as des opinions vraies pour toi-même, et fausses pour ces myriades ? THÉODORE : Il semble bien que ce soit une conséquence inéluctable de la doctrine. SOCRATE : Et à l'égard de Protagoras lui-même ? Suppose qu'il n'ait pas cru lui-même que l'homme est la mesure de toutes choses, et que le grand nombre ne le croie pas non plus, comme, en effet, il ne le croit pas, ne serait-ce pas alors une nécessité que la vérité telle qu'il l'a définie n'existât pour personne ? Si, au contraire, il l'a cru lui-même, mais que la foule se refuse à le croire avec lui, autant le nombre de ceux qui ne le croient pas dépasse le nombre de ceux qui le croient, autant il y a de raisons que son principe soit plutôt faux que vrai. THÉODORE : C'est incontestable, si l'existence ou la non-existence de la vérité dépend de l'opinion de chacun. SOCRATE : Il en résulte en outre quelque chose de tout à fait plaisant, c'est que Protagoras reconnaît que, lorsque ses contradicteurs jugent de sa propre opinion et croient qu'il est dans l'erreur, leur opinion est vraie, puisqu'il reconnaît qu'on ne peut avoir que des opinions vraies. THÉODORE : Effectivement. SOCRATE : Il avoue donc que son opinion est fausse s'il reconnaît pour vraie l'opinion de ceux qui le croient dans l'erreur ? THÉODORE : Nécessairement. »

     

    République, VII, 523c-524d

    « Les choses qui ne sollicitent pas l’intelligence, dis-je, sont celles qui n’aboutissent pas simultanément à une perception contradictoire ; tandis que celles qui aboutissent à ce résultat, je considère qu’elles la sollicitent, puisque leur perception ne fait nullement voir telle donnée plutôt que la donnée opposée, qu’elle nous parvienne de près ou de loin. Mais tu comprendras plus clairement ce que je veux dire si je m’y prends ainsi : disons que nous avons là trois doigts, le plus petit, le second, et le moyen. — Très bien, dit-il. — Conçois bien que j’en parle comme de doigts vus de près. Mais examine avec moi ceci à leur sujet. — Quoi ? — Un doigt, c’est ce que chacun d’eux apparaît également être, d et à cet égard cela ne change rien qu’on le voie au milieu ou au bord, qu’il soit blanc ou noir, qu’il soit gros ou mince, et tout ce qui est de cet ordre. En effet, dans tous ces cas, l’âme de la plupart des hommes n’est pas contrainte à demander à l’intelligence ce que peut bien être un doigt. Jamais en effet la vue ne lui a signifié simultanément qu’un doigt fût le contraire d’un doigt. — Non, en effet, dit-il. — Par conséquent, dis-je, une telle circonstance ne serait vraisemblablement pas propre à solliciter ni e à éveiller l’intelligence. — Non, vraisemblablement. — Mais dis-moi : leur grandeur et leur petitesse, la vue les voit-elle de façon satisfaisante ? et est-ce que cela ne change rien pour elle que tel d’entre eux soit situé au milieu ou au bord ? et n’en va-t-il pas de même pour le toucher, s’agissant de grosseur ou de minceur, ou de mollesse et de dureté ! Et les autres sensations, ne manifestent-elles pas ce genre de données d’une façon insuffisante ? Chacune d’elles ne procède-t-elle pas de la façon suivante : en premier lieu le sens assigné à la perception de ce qui est dur est nécessairement assigné aussi à celle de ce qui est mou, et il rapporte à l’âme qu’il perçoit le même objet comme dur et comme mou ? — Oui, c’est cela, dit-il. — Par conséquent, dis-je, il est nécessaire qu’en de tels cas, l’âme de son côté soit perdue et se demande ce que peut bien être ce dur que la sensation lui signifie, si la sensation décrit aussi le même objet comme mou, et se demande aussi, pour celle de léger, et celle de lourd, ce qu’est le léger, et le lourd, si la sensation signifie le lourd comme léger, et le léger comme lourd ? — En effet, dit-il, ces informations sont bien étranges pour l’âme, et elles demandent examen. — Il est donc normal, dis-je, que dans de tels cas l’âme essaie d’abord, en appelant à la rescousse raisonnement et intelligence, d’examiner si chacune des qualités indiquées est une seule, ou deux. — Forcément. — Par conséquent, s’il apparaît que ce sont deux choses, chacune paraît être à la fois différente, et une ? — Oui. — Si donc chacune des deux est une, et que prises ensemble elles sont deux, l’âme concevra en tout cas ces deux-là comme séparées ; car si elle ne les séparait pas, elle ne les concevrait pas comme deux, c mais comme une seule. — C’est exact. — Or la vue voit bien le grand et le petit, affirmons-nous, comme quelque chose qui est non pas divisé en deux, mais qui est confondu. N’est-ce pas ? — Oui. — Et pour éclaircir cela, l’intelligence a été contrainte de voir grand et petit non pas comme confondus, mais comme séparés, au contraire de ce que faisait la vue. — C’est vrai. — N’est-ce donc pas de là que nous vient d’abord l’idée de nous demander ce que peuvent bien être à leur tour le grand et le petit ? — Si, exactement. — Et c’est ainsi que dès lors nous avons nommé d’un côté l’intelligible, de l’autre le visible.  — C’est tout à fait exact, dit-il. »

     

    Phédon, 78b-79e

    « Il faut, reprit Socrate, nous poser à nous-mêmes une question comme celle-ci : À quelle sorte de choses appartient-il de souffrir cet accident qu’est la dispersion, et pour quelle sorte, de choses avons-nous à le craindre, pour quelle sorte, non ? Après cela, nous aurons encore à examiner à laquelle de ces deux sortes appartient l’âme et, d’après cela, à conclure ce que nous avons à espérer ou à craindre pour notre âme à nous. — Cela est vrai, dit-il. — Or, n’est-ce pas à ce qui a été composé et à ce que la nature compose qu’il appartient de se résoudre de la même manière qu’il a été composé, et s’il y a quelque chose qui ne soit pas composé, n’est-ce pas à cela seul plus qu’à toute autre chose qu’il appartient d’échapper à cet accident ? — Il me semble qu’il en est ainsi, dit Cébès. — Dès lors il est très vraisemblable que les choses qui sont toujours les mêmes et dans le même état ne sont pas les choses composées, et que les choses qui sont tantôt d’une façon, tantôt d’une autre, et qui ne sont jamais les mêmes, celles-là sont les choses composées ? — Je le crois pour ma part. — Venons maintenant, reprit Socrate, aux choses dont nous parlions précédemment. L’essence elle-même, que dans nos demandes et nos réponses nous définissons par l’être véritable, est-elle toujours la même et de la même façon, ou tantôt d’une façon, tantôt de l’autre ? L’égal en soi, le beau en soi, chaque chose en soi, autrement dit l’être réel, admet-il jamais un changement, quel qu’il soit, ou chacune de ces réalités, étant uniforme et existant pour elle-même, est-elle toujours la même et de la même façon et n’admet-elle jamais nulle part en aucune façon aucune altération ? — Elle reste nécessairement, Socrate, répondit Cébès, dans le même état et de la même façon. — Mais que dirons-nous de la multitude des belles choses, comme les hommes, les chevaux, les vêtements ou toute autre chose de même nature, qui sont ou égales ou belles et portent toutes le même nom que les essences ? Restent-elles les mêmes, ou bien, tout au rebours des essences, ne peut-on dire qu’elles ne sont jamais les mêmes, ni par rapport à elles-mêmes, ni par rapport aux autres ? — C’est ceci qui est vrai, dit Cébès : elles ne sont jamais les mêmes. — Or ces choses, on peut les toucher, les voir et les saisir par les autres sens ; au contraire, celles qui sont toujours les mêmes on ne peut les saisir par aucun autre moyen que par un raisonnement de l’esprit, les choses de ce genre étant invisibles et hors de la vue. — Ce que tu dis est parfaitement vrai, dit-il. — Maintenant veux-tu, continua Socrate, que nous posions deux espèces d’êtres, l’une visible, l’autre invisible ? — Posons, dit-il. — Et que l’invisible est toujours le même, et le visible jamais ? — Posons-le aussi, dit-il. — Dis-moi, maintenant, reprit Socrate, ne sommes-nous pas composés d’un corps et d’une âme ? — Si, dit-il. — À quelle espèce notre corps est-il, selon nous, plus conforme et plus étroitement apparenté ? — Il est clair pour tout le monde, répondit-il, que c’est à l’espèce visible. — Et l’âme est-elle visible ou invisible ? — Elle n’est pas visible, Socrate, dit-il, du moins pour l’homme. — Eh bien mais, quand nous parlons de ce qui est visible et de ce qui ne l’est pas, c’est eu égard à la nature humaine ; crois-tu donc qu’il s’agit d’une autre nature ? — Non, c’est de la nature humaine. — Et l’âme ? dirons-nous qu’on la voit ou qu’on ne la voit pas ? — On ne la voit pas. — Elle est donc invisible ? — Oui. — Par conséquent l’âme est plus conforme que le corps à l’espèce invisible, et le corps plus conforme à l’espèce visible ? — De toute nécessité, Socrate. — Ne disions-nous pas aussi tantôt que, lorsque l’âme se sert du corps pour considérer quelque objet, soit par la vue, soit par l’ouïe, soit par quelque autre sens, car c’est se servir du corps que d’examiner quelque chose avec un sens, elle est alors attirée par le corps vers ce qui change ; elle s’égare elle-même, se trouble, est en proie au vertige, comme si elle était ivre, parce qu’elle est en contact avec des choses qui sont en cet état ? — Certainement. — Mais lorsqu’elle examine quelque chose seule et par elle-même, elle se porte là-bas vers les choses pures, éternelles, immortelles, immuables, et, comme elle est apparentée avec elles, elle se tient toujours avec elles, tant qu’elle est seule avec elle-même et qu’elle n’en est pas empêchée ; dès lors elle cesse de s’égarer et, en relation avec ces choses, elle reste toujours immuablement la même, à cause de son contact avec elles, et cet état de l’âme est ce qu’on appelle pensée. — C’est parfaitement bien dit, et très vrai, Socrate, repartit Cébès. — Maintenant, d’après ce que nous avons dit précédemment et ce que nous disons à présent, à laquelle des deux espèces te semble-t-il que l’âme est le plus ressemblante et plus proche parente ? — Il me semble, Socrate, répondit-il, que personne, eût-il la tête la plus dure, ne pourrait disconvenir, après ton argumentation, que l’âme ne soit de toute façon plus semblable à ce qui est toujours le même qu’à ce qui ne l’est pas. — Et le corps ? — Il ressemble plus à l’autre espèce. »

     

    Aristote, Métaphysique,Γ, 3, 1005b10-35

    « Celui qui connaît les êtres en tant qu’êtres possède les principes les plus certains des choses. Or, celui-là, c’est le philosophe. Le principe certain par excellence est celui au sujet duquel toute erreur est impossible. En effet, le principe certain par excellence doit être et le plus connu des principes, car toujours on se trompe sur les choses qu’on ne connaît pas ; et un principe qui n’ait rien d’hypothétique, car le principe dont la possession est nécessaire pour comprendre quoi que ce soit, n’est pas une supposition. Enfin, le principe qu’il faut nécessairement connaître pour connaître quoi que ce soit, il faut aussi le posséder nécessairement, pour aborder toute espèce d’étude. Mais ce principe, quel est-il ? c’est ce que nous allons dire : Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas au même sujet, dans le même temps, sous le même rapport, etc. (n’oublions ici, afin de nous prémunir contre les subtilités logiques, aucune des conditions essentielles que nous avons déterminées ailleurs. Ce principe est, disons-nous, le plus certain des principes. C’est celui-là qui satisfait aux conditions requises pour qu’un principe soit le principe certain par excellence. Il n’est pas possible, en effet, que personne conçoive jamais que la même chose existe et n’existe pas. Héraclite est d’un autre avis, selon quelques-uns : mais tout ce qu’on dit, il n’est pas nécessaire qu’on le pense. Que si d’ailleurs il est impossible que le même être admette en même temps les contraires (et il faut ajouter à cette proposition toutes les circonstances qui la déterminent habituellement) ; et si enfin deux pensées contraires ne sont pas autre chose qu’une affirmation qui se nie elle-même, il est évidemment impossible que le même homme conçoive en même temps que la même chose est et n’est pas. Il mentirait donc, celui qui affirmerait qu’il a cette conception simultanée ; puisque pour l’avoir, il faudrait qu’il eût simultanément les deux pensées contraires. C’est donc au principe que nous avons posé que se ramènent en définitive toutes les démonstrations : il est, de sa nature, le principe de tous les autres axiomes. »

     

    Idem., Γ, 4, 1005b35- 1006a-30

    « Certains philosophes, avons-nous dit, prétendent que la même chose peut être et n’être pas, et qu’on peut concevoir simultanément les contraires. Telle est l’assertion de la plupart des Physiciens. Quant à nous, nous venons de reconnaître qu’il était impossible d’être et de n’être pas en même temps ; et c’est à cause de cette impossibilité, que nous avons déclaré que notre principe est le principe certain par excellence. Il est aussi quelques philosophes qui, par ignorance, veulent démontrer ce principe ; car c’est de l’ignorance de ne pas savoir distinguer ce qui a besoin de démonstration de ce qui n’en a pas besoin. Il est absolument impossible de tout démontrer : il faudrait pour cela aller à l’infini ; de sorte qu’il n’y aurait même pas de démonstration. Et s’il est des vérités dont il ne faut pas chercher la démonstration, qu’on nous dise quel principe, plus que le principe en question, se trouve dans un pareil cas. On peut toutefois établir par voie de réfutation cette impossibilité des contraires. Il suffit que celui qui conteste le principe attache un sens à ses paroles. S’il n’y en attache aucun, il serait ridicule de chercher à répondre à un homme qui ne peut dire la raison de rien, puisqu’il n’a aucune raison. Un tel homme, un homme privé de raison, ressemble à une plante. Et établir par voie de réfutation, c’est autre chose, selon moi, que démontrer. Celui qui démontrerait ce principe, ferait, ce semble, une pétition de principe. Mais qu’on essaie de donner un autre principe comme cause de celui-là, alors il y aura réfutation, mais non pas démonstration. Pour se débarrasser de toutes les arguties, il ne suffit pas de penser ou de dire qu’il existe ou qu’il n’existe pas quelque chose, car on pourrait croire que c’est là une pétition de principe ; il faut désigner un objet et à soi-même et aux autres. Il le faut même nécessairement, puisqu’on donne un sens aux paroles, et que l’homme pour qui elles n’auraient pas de sens, ne pourrait ni s’entendre avec lui-même, ni parler à un autre. Si l’on accorde ce point, alors il y aura démonstration ; car il y aura déjà quelque chose de déterminé. Mais ce n’est pas celui qui démontre qui est cause de la démonstration, c’est celui qui subit la démonstration. Il détruit d’abord tout langage, et il admet ensuite qu’on peut parler. Enfin celui qui accorde que les paroles ont un sens, accorde aussi qu’il y a quelque chose de vrai indépendamment de toute démonstration. De là l’impossibilité des contraires. »

     

    Idem., E 4, 1027b 18-27

    « Quant à l'être comme vrai, et au non-être comme faux, ils consistent dans l'union et dans la séparation, et le vrai et le faux réunis se partagent entièrement les contradictoires. En effet, le vrai, c'est l'affirmation de la composition réelle du sujet et de l'attribut, et la négation de leur séparation réelle ; le faux est la contradiction de cette affirmation et de cette négation. Mais comment se fait-il que nous pensions les choses comme unies ou séparées ? C'est une autre question. Quand je dis unies et séparées, j'entends que je pense les choses de telle sorte qu'il n'y a pas simple consécution de pensées, mais que ces pensées deviennent une unité. Le faux et le vrai, en effet, ne sont pas dans les objets, comme si le bien était le vrai, et le mal, en lui-même, le faux, mais dans la pensée, et, en ce qui regarde les natures simples et les essences, le vrai et le faux n'existent pas même dans la pensée. »

     

    Cicéron : Secondes Académiques, I, § 12 (- 45 av J.C.)

    « Arcésilas, dis-je alors, dirigea toute sa controverse contre Zénon, non par opiniâtreté ou par le désir de triompher, à ce qu'il me semble, mais à cause même de l'obscurité de ces hautes questions qui avaient amené Socrate à confesser son ignorance ; et déjà avant Socrate, Démocrite, Anaxagore, Empédocle, presque tous les anciens philosophes, dont l'opinion fut qu'on ne peut rien connaître, rien entendre, rien savoir ; que les sens sont bornés ; l'esprit, débile ; la vie, trop promptement écoulée ; et la vérité (comme le dit Démocrite), profondément enfouie ; que les opinions et les conventions ont tout envahi ; qu'il n'y a plus de place pour la vérité ; qu'en un mot, tout est couvert d'épaisses ténèbres. C'est pourquoi Arcésilas soutenait qu'on ne peut rien savoir, et non plus seulement qu'on ne sait rien ; où s'en était tenu Socrate : tant les choses sont profondément cachées. Il n'est rien, selon lui, que l'on puisse voir ou comprendre ; en conséquence, on doit ne rien tenir pour certain, ne rien affirmer, ne donner à rien son assentiment, mais retenir toujours son jugement, et se garder de toute précipitation fâcheuse et de cette légèreté qui se signale surtout lorsque l'on donne les mains à l'erreur, ou à des opinions sans motifs connus, tandis que rien n'est plus honteux que de se prononcer et d'affirmer avant d'être arrivé à la vue claire et à la connaissance exacte. Conséquent à ces maximes, il argumentait la plupart du temps contre tous les systèmes, pour donner, sur une même question, à chacune des deux thèses opposées, des raisons de même force, et faciliter par là la suspension de l'esprit entre les deux affirmations contraires. Voilà ce que l'on nomme la nouvelle Académie. »

     

    Sextus Empiricus : Esquisses pyrrhoniennes, I, § 8, 10, 25-29 (+/-300)

    "Le scepticisme est la faculté de mettre face à face les choses qui apparaissent aussi bien que celles qui sont pensées, de quelque manière que ce soit, capacité par laquelle, du fait de la force égale qu'il y a dans les objets et les raisonnements opposés, nous arrivons d'abord à la suspension de l'assentiment, et après cela à la tranquillité. […] Nous ne prenons pas « raisonnements opposés » dans tous les cas au sens de l'affirmation et de la néga­tion, mais simplement dans le sens de raisonnements en conflit. Nous appelons «force égale» l'égalité selon la conviction et la non-conviction, de sorte qu'aucun des raisonnements en conflit n'ait préséance sur un autre parce qu'il serait plus convaincant. La suspension de l'assentiment est l'arrêt de la pensée du fait duquel nous ne rejetons ni nous ne posons une chose. La tranquillité est l'absence continue de tourment et le calme de l'âme. […] La suite de cela pourrait être de considérer la fin de la voie sceptique. La fin, c'est le but de toute action ou considération, elle est elle-même sans but et c'est le dernier point où l'on tend. Nous disons jusqu'à présent que la fin du Sceptique est l'ataraxie en matière d'opinion et la modération dans ce qui est nécessaire. Après avoir commencé à philosopher sur la distinction des représentations et sur la connaissance des vraies et des fausses, de manière à atteindre l'ataraxie, il est tombé sur une discordance d'égale force qu'il s'est abstenu, faute de pouvoir le faire, de trancher ; à cette suspension du jugement, par un heureux hasard, a fait suite l'ataraxie à l'égard de ce qui est objet d'opinion. Car celui qui croit qu'une chose est par nature bonne ou mauvaise se trouble à tout propos ; lorsque ce qui lui semble un bien n'est pas à sa disposition, il pense qu'il subit en châtiment des maux réels, et il poursuit le bien, à son avis ; après l'avoir précisément atteint, il tombe dans de plus nombreux troubles pour s'élever contrairement à la raison et sans mesure, et dans la crainte de tout changement, il fait en sorte de ne pas perdre ce qu'il estime un bien. Mais celui qui est dans l'incertitude de la nature des biens ou des maux ne fuit rien, ne poursuit rien avec effort ; aussi jouit-il de l'ataraxie. Ce que l'on raconte du peintre Apelle arrive d'ordinaire au Sceptique. Peignant, dit-on, un cheval et ayant voulu reproduire par le dessin l'écume du cheval, il échoua au point de renoncer et de jeter sur le tableau l'éponge avec laquelle il enlevait les couleurs des pinceaux ; et celle-ci, par contact, reproduisit l'écume du cheval. Les Sceptiques espéraient donc parvenir à l'ataraxie en jugeant de la différence qui existe entre les apparences et les concepts ; faute de pouvoir le faire, ils suspendirent le jugement ; par un heureux hasard, l'ataraxie suivit pour eux la suspension du jugement, tout comme l'ombre suit le corps. »

     

    Idem., II, § 85-87

    « Comme il y a un désaccord au sujet du vrai parmi les dogmatiques, puisque les uns disent qu'il existe quelque chose de vrai, alors que d'autres disent qu'il n'existe rien de vrai, il n'est pas possible de trancher ce désaccord ; en effet celui qui dit qu'il existe quelque chose de vrai n'emportera pas la conviction s'il le dit sans démonstration, à cause du désaccord, et s'il veut apporter une démonstration et qu'il convient qu'elle est fausse, il n'emportera pas la conviction, mais s'il dit que la démonstration est vraie, il tombe dans l'argument du diallèle, et on lui demandera aussi, une démonstration de ce que cette démonstration est vraie, et une autre pour celle-là, à l'infini. Mais il est impossible de démontrer à l'infini ; il est donc aussi impossible de savoir s'il existe quelque chose de vrai. De plus le « quelque chose », dont ils disent qu'il est la classe la plus générale, est soit vrai, soit faux, soit ni faux ni vrai, soit et faux et vrai. S'ils disent qu'il est faux, ils conviendront que tout est faux, car de même que tous les animaux particuliers sont animés, puisque l'animal est animé, de même si le plus général de tout – le « quelque chose » - est faux, toutes les choses particulières seront aussi fausses et rien ne sera vrai. Nous en conclurons que rien n'est faux ; en effet les expressions elles-mêmes « tout est faux » et « il existe quelque chose de faux », appartenant à l'ensemble de toutes les choses, seront fausses. Mais si le « quelque chose » est vrai, tout sera vrai. D'où on conclura à nouveau que rien n'est vrai, s'il est vrai que cela – je veux dire « que rien n'est vrai » -, étant une chose qui existe réellement, est vrai. Si le « quelque chose » est à la fois faux et vrai, chaque chose particulière sera aussi fausse et vraie. De là on conclura que rien n'est vrai par nature ; en effet ce qui a une nature telle qu'il est vrai ne saurait en aucun cas être faux. Et si le « quelque chose » n'est ni faux ni vrai, on conviendra que toutes les choses particulières elles aussi, dont on dira qu'elles ne sont ni fausses ni vraies, ne seront pas vraies. Et pour ces raisons l'existence du vrai nous demeurera obscure."

     

    Idem., I, § 59-61

    « Si les mêmes réalités donnent lieu à des représentations dissemblables selon la diversité des animaux, nous serons en mesure de dire quelle vision de l'objet est la nôtre, mais nous devons suspendre notre jugement sur ce qu'il est effectivement par nature. Nous ne sommes pas en effet en mesure d'établir une juste discrimination entre les représentations qui sont nôtres et celles qui sont propres aux autres animaux, car nous sommes nous-mêmes partie du procès et pour cette raison nous devrions recourir à meilleur juge que nous-mêmes. Et du reste, sans démonstration, nous ne sommes pas en mesure de préférer nos représentations à celles qui sont propres aux animaux dépourvus de raison. Mais pas d'avantage en recourant à la démonstration : car [...] de deux choses l'une : ou bien cette démonstration dont nous parlons apparaît avec évidence, ou bien elle n'apparaît pas. Si justement elle n'apparaît pas, nous ne lui accorderons aucun crédit ; mai si elle nous est représentée comme évidente, comme la question porte sur les représentations propres aux animaux, cette démonstration ne peut se prévaloir que de l'évidence qui nous est propre, à nous qui ne sommes que des animaux, et la question se posera alors de savoir si sa conformité à l'apparence représentée garantit sa vérité.[...] Ainsi donc nous n'aurons pas de démonstration nous permettant de trancher le débat en faveur de nos propres représentations face à celles qui sont propres aux animaux dits privés de raison. Si donc il est impossible de porter un jugement sur la différence des représentations qu'entraîne la diversité des animaux, il est nécessaire de suspendre le jugement à l'égard des objets extérieurs. »

     

    Thomas d'Aquin : Sur la vérité, Article 1 (1257)

    « Toute connaissance s'accomplit dans l'assimilation du connaissant à la chose connue, et l'on dit que cette assimilation est cause de la connaissance, comme la vue connaît la couleur du fait qu'elle y est disposée par l'espèce de la couleur. De la sorte, le premier rapport de l'étant à l'intellect tient à ce que l'étant et l'intellect concordent, concordance qui est appelée adéquation de l'intellect et de la chose [adaequatio intellectus et rei], et dans laquelle la notion de vrai s'accomplit formellement. C'est donc cela que le vrai ajoute à l'étant, la conformité ou l'adéquation de la chose et de l'intellect [adaequationem rei et intellectus], conformité de laquelle, comme on l'a dit, suit la connaissance de la chose. Ainsi l'entité de la chose précède-t-elle la notion de vérité alors que la connaissance est un certain effet de la vérité.  D'après cela, on définit la vérité ou le vrai de trois manières. D'abord, du point de vue de ce qui précède la notion de vérité, et en quoi le vrai est fondé, et, ainsi Augustin définit-il la vérité, dans le livre des Soliloques : « Le vrai est ce qui est », et Avicenne, dans sa Métaphysique : « La vérité de chaque chose est la propriété de son être, qui est établi en elle », et pour certains : « Le vrai est l'indivision de l'être et de ce qui est ». Ensuite, en tenant compte de ce en quoi la notion de vrai s'accomplit formellement, et ainsi Isaac dit-il que : « La vérité est l'adéquation de la chose et de l'intellect »[2], et Anselme, au livre De la vérité : « La vérité est la rectitude perceptible seulement par l'esprit » – car cette rectitude se dit selon une certaine adéquation – et le Philosophe, au livre IV de la Métaphysique, qui dit qu'en définissant le vrai nous le disons « être ce qui est ou n'être pas ce qui n'est pas ». Enfin, le vrai est défini selon l'effet qui s'en suit, et de la sorte Hilaire dit que : « Le vrai est ce qui déclare et manifeste l'être », et Augustin, au livre De la vraie religion : « La vérité est ce qui montre ce qui est », et, dans le même livre: « La vérité est ce d'après quoi nous jugeons des choses inférieures ».

     

    Montaigne Michel : Essais, II, 12 (1580-1592)

    "Quiconque cherche une chose en arrive à ceci : ou à dire qu'il l'a trouvée, ou qu'elle ne peut pas être trouvée ou qu'il est encore à chercher. Toute la philosophie est divisée entre ces trois genres. Son dessein est de rechercher la vérité, la science et la certitude. Les péripatéticiens, les épicuriens, les stoïciens et d'autres ont pensé les avoir trouvées. Ces philosophes ont établi les sciences que nous avons et les ont traitées comme des connaissances certaines. Carnéade et les académiciens ont désespéré de leur recherche et jugé que la vérité ne pouvait pas se concevoir par nos moyens. La conclusion de ceux-ci, c'est la faiblesse et l’ignorance humaines ; ce parti a eu le plus grand nombre de sectateurs et les plus nobles. [...]  Notre langage a ses faiblesses et ses imperfections, comme tout le reste. La plupart des troubles du monde sont d'ordre grammatical. Nos procès ne naissent que des discussions sur l'interprétation des lois [...]. Prenons la proposition que la logique elle-même nous présentera comme la plus claire. Si vous dites : « Il fait beau temps » et que vous disiez la vérité, il fait donc beau temps. Ne voilà-t-il pas une manière de parler sûre ? Cependant elle nous trompera. […] Si vous dites : « Je mens » et que vous disiez la vérité, vous mentez donc. La technique, le raisonnement, la force de cette proposition-ci sont semblables à [ceux de] l'autre ; toutefois nous voilà embourbés. Je vois les philosophes pyrrhoniens qui ne peuvent exprimer leur conception générale par aucune façon de parler, car il leur faudrait un nouveau langage ; le nôtre est entièrement formé de propositions affirmatives qui ne s'accordent pas du tout à leur pensée, en sorte que lorsqu'ils disent : « Je doute », on les prend immédiatement à la gorge pour leur faire avouer qu'ils savent au moins et sont sûrs qu'ils doutent […] Cette idée se conçoit plus sûrement par une interrogation: « Que sais-je ? » comme je la porte avec l'emblème d'une balance […] Pyrrhon et d'autres sceptiques [...] disent qu'ils sont encore à la recherche de la vérité. Ils jugent que ceux qui pensent l'avoir trouvée se trompent infiniment et qu'il y a aussi de la vanité trop hardie dans le second échelon qui assure que les forces humaines ne sont pas capables de l'atteindre […] Établir la mesure de notre pouvoir de connaître et juger la difficulté des choses, c'est une grande et suprême science dont ils doutent que l'homme soit capable. [...] L'ignorance qui se connaît, qui se juge et qui se condamne n'est pas une entière ignorance : pour l'être, il faut qu'elle s'ignore elle-même. En sorte que l'attitude professée par les pyrrhoniens est de balancer, de douter et chercher, de ne se tenir pour sûr et certain de rien. Des trois fonctions de l'âme, l'intelligence, l'affectivité et le jugement, ils admettent les deux premières ; quant à la dernière, ils la suspendent, ils la gardent indécise, sans penchant ni approbation, si légère soit-elle, d'un côté ou d'un autre [Les pyrrhoniens] s'exemptent par la de tout sectarisme au sujet de leur doctrine […] Ils ne craignent pas la contradiction dans leurs controverses, […] ils cherchent qu'on les contredise pour engendrer le doute et la suspension du jugement, qui est leur fin. Ils n'avancent leurs opinions que pour combattre celles qu'ils pensent que nous tenons pour vraies."

     

    Descartes René : Méditations métaphysiques, II (1641)

    « Archimède, pour tirer le globe terrestre de sa place et le transporter en un autre lieu, ne demandait rien qu'un point qui fût fixé et assuré. Ainsi j'aurai droit de concevoir de hautes espérances, si je suis assez heureux pour trouver seulement une chose qui soit certaine et indubitable. Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n'a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n'avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l'étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu'est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu'il n'y a rien au monde de certain.  Mais que sais-je s'il n'y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N'y a-t-il point quelque Dieu ou quelque autre puissance qui me met en l'esprit ces pensées ? Cela n'est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire de moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je point quelque chose ? Mais j'ai déjà nié que j'eusse aucun sens ni aucun corps. J'hésite néanmoins, car que s'ensuit-il de là ? suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu'il n'y avait rien du tout dans le monde, qu'il n'y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que j'étais point ? Non certes ; j'étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j'ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n'y a donc point de doute que je suis, s'il me trompe ; et qu'il me trompe tant qu'il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu'après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : je suis, j'existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. »

     

    Lettre à Mersenne, 16 octobre 1639

    « Et pour le général du livre, il tient un chemin fort différent de celui que j'ai suivi. Il examine ce que c'est que la Vérité ; et pour moi, je n'en ai jamais douté, me semblant que c'est une notion si transcendantalement claire, qu'il est impossible de l'ignorer : en effet, on a bien des moyens pour examiner une balance avant que de s'en servir, mais on n'en aurait point pour apprendre ce que c'est que la vérité, si on ne la connaissait de nature. Car quelle raison aurions-nous de consentir à ce qui nous l'apprendrait, si nous ne savions qu'il fût vrai, c'est-à-dire si nous ne connaissions la vérité ? Ainsi on peut bien expliquer quid nominisà ceux qui n'entendent pas la langue, et leur dire que ce mot vérité, en sa propre signification, dénote la conformité de la pensée avec l'objet, mais que, lorsqu'on l'attribue aux choses qui sont hors de la pensée, il signifie seulement que ces choses peuvent servir d'objets à des pensées véritables, soit aux nôtres, soit à celles de Dieu ; mais on ne peut donner aucune définition de Logique qui aide à connaître sa nature. Et je crois le même de plusieurs autres choses, qui sont fort simples et se connaissent naturellement, comme sont la figure, la grandeur, le mouvement, le lieu, le temps etc., en sorte que, lorsqu'on veut définir ces choses, on les obscurcit et on s'embarrasse. Car, par exemple, celui qui se promène dans une salle, fait bien mieux entendre ce que c'est que le mouvement, que ne fait celui qui dit : est actus entis in potentia prout in potentia, et ainsi des autres. L'auteur prend pour règle de ses vérités le consentement universel ; pour moi, je n'ai pour règle des miennes que la lumière naturelle, ce qui convient bien en quelque chose : car tous les hommes ayant une même lumière naturelle, ils semblent devoir tous avoir les mêmes notions ; mais il est très différent, en ce qu'il n'y a presque personne qui se serve bien de cette lumière, d'où vient que plusieurs (par exemple tous ceux que nous connaissons) peuvent consentir à une même erreur, et il y a quantité de choses qui peuvent être connues par la lumière naturelle, auxquelles jamais personne n'a encore fait de réflexion. »

     

    Pascal Blaise : De l’esprit géométrique et de l’art de persuader(1658)

    « Il est évident que les premiers termes qu'on voudrait définir en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu'on voudrait prouver en supposeraient d'autres qui les précédassent ; et ainsi il est clair qu'on n'arriverait jamais aux premières. Aussi, en poussant les recherches de plus en plus, on arrive nécessairement à des mots primitifs qu'on ne peut plus définir, et des principes si clairs qu'on n'en trouve plus qui le soient davantage pour servir à leur preuve. D'où il paraît que les hommes sont dans une impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science que ce soit dans un ordre absolument accompli. 
    Mais il ne s'ensuit pas de là qu'on doive abandonner toute sorte d'ordre. Car il y en a un, et c'est celui de la géométrie, qui est à la vérité inférieur en ce qu'il est moins convaincant, mais non pas en ce qu'il est moins certain. »

     

    Pensée, 282 (1670)

    Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaye de les combattre.  Les pyrrhoniens, qui n'ont que cela pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu'il y a espace, temps, mouvements, nombres, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances du cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit le double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies – et il est aussi inutile et ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu'elle démontre, pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison – qui voudrait juger de tout – mais non pas à combattre notre certitude. Comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire, plût à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment, mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.  Et c'est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment de cœur sont bienheureux et bien légitimement persuadés, mais ceux qui ne l'ont pas nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n'est qu'humaine et inutile pour le salut."

     

    Idem., n°294

    « Sur quoi la fondera-t-il, l'économie du monde qu'il veut gouverner ? Sera-ce sur le caprice de chaque particulier, quelle confusion ! Sera-ce sur la justice, il l'ignore. Certainement, s'il la connaissait, il n'aurait pas établi cette maxime, la plus générale de toutes celles qui sont parmi les hommes : que chacun suive les mœurs de son pays. L'éclat de la véritable équité aurait assujetti tous les peuples. Et les législateurs n'auraient pas pris pour modèle, au lieu de cette justice constante, les fantaisies et les caprices des Perses et Allemands. On la verrait plantée par tous les États du monde et dans tous les temps, au lieu qu'on ne voit rien de juste ou d'injuste qui ne change de qualité en changeant de climat. Trois degrés d'élévation du pôle renversent toute la jurisprudence. Un méridien décide de la vérité. En peu d'années de possession les lois fondamentales changent. Le droit a ses époques, l'entrée de Saturne au Lion nous marque l'origine d'un tel crime. Plaisante justice qu'une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà. »

     

    Malebranche Nicolas : Recherche de la vérité(1678)

    « Je vois, par exemple, que deux fois deux font quatre, et qu'il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu'il n'y a point d'homme au monde qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l'esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu'il y ait une Raison universelle qui m'éclaire, et tout ce qu'il y a d'intelligences. Car si la raison que je consulte, n'était pas la même qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes, est une raison universelle. Je dis : quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu'un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu'elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la raison universelle que tous les hommes consultent. »

     

    Spinoza Baruch : Traité théologico-politique(1670)

    « Il nous reste à montrer, en conclusion, qu'entre la foi et la théologie d'une part, la philosophie de l'autre, il n'y a aucun rapport, aucune affinité. Pour ne point savoir cela, il faudrait tout ignorer du but et du principe de ces deux disciplines, radicalement incompatibles. La philosophie ne se propose que la vérité, et la foi, comme nous l'avons abondamment démontré, que l'obéissance, la ferveur de la conduite. En outre, la philosophie a pour principes des notions généralement valables et elle doit se fonder exclusivement sur la nature ; la foi a pour principes l'histoire, la philologie et elle doit exclusivement se fonder sur l'Écriture, la Révélation. (...) La foi laisse donc à chacun la liberté totale de philosopher. Au point que chacun peut, sans crime, penser ce qu'il veut sur n'importe quelle question dogmatique. Elle ne condamne, comme hérétiques et schismatiques, que les individus professant des croyances susceptibles de répandre parmi leurs semblables l'insoumission, la haine, les querelles et la colère. Elle considère comme croyants, au contraire, les hommes qui prêchent autour d'eux la justice et la charité, dans la mesure où leur raison et leurs aptitudes le leur rendent possible. »

     

    Pensées métaphysiques, I, VI (1663)

    "La première signification de Vrai et de Faux semble avoir son origine dans les récits ; et l'on a dit vrai un récit, quand le fait raconté était réellement arrivé ; faux, quand le fait raconté n'était arrivé nulle part. Plus tard, les philosophes ont employé le mot pour désigner l'accord d’une idée avec son objet ; ainsi, l'on appelle idée vraie celle qui montre une chose comme elle est en elle-même ; fausse, celle qui montre une chose autrement qu'elle n'est en réalité. Les idées ne sont pas autre chose en effet que des récits ou des histoires de la nature dans l'esprit. Et de là on en est venu à désigner de la même façon, par métaphore, des choses inertes ; ainsi, quand nous disons de l'or vrai ou de l'or faux, comme si l'or qui nous est présenté racontait quelque chose sur lui-même, ce qui est ou n'est pas en lui. »

     

    Leibniz Wilhelm : Nouveaux essais sur l’entendement humain, avant propos (1704)

    « Tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu'ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité, car il ne suit point que ce qui est arrivé arrivera de même. Par exemple les Grecs et Romains et tous les autres peuples de la terre connue aux anciens ont toujours remarqué qu'avant le décours de 24 heures, le jour se change en nuit, et la nuit en jour. Mais on se serait trompé si l'on avait cru que la même règle s'observe partout ailleurs, puisque depuis on a expérimenté le contraire dans le séjour de Nova Zembla. Et celui-là se tromperait encore qui croirait que, dans nos climats au moins, c'est une vérité nécessaire et éternelle qui durera toujours, puisqu'on doit juger que la terre et le soleil même n'existent pas nécessairement, et qu'il y aura peut-être un temps où ce bel astre ne sera plus, au moins dans la présente forme, ni tout son système. D'où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu'on les trouve dans les mathématiques pures et particulièrement dans l'arithmétique et dans la géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépend point des exemples, ni par conséquence du témoignage des sens, quoique sans les sens on ne se serait jamais avisé d'y penser. »

     

    Essais de Théodicée (1710)

    « Les vérités de la raison sont de deux sortes : les unes sont ce qu'on appelle les vérités éternelles, qui sont absolument nécessaires, en sorte que l'opposé implique contradiction ; et telles sont les vérités dont la nécessité est logique, métaphysique et géométrique, qu'on ne saurait nier sans pouvoir être mené à des absurdités. Il y en a d'autres qu'on peut appeler positives parce que ce sont les lois qu'il a plu a Dieu de donner à la nature, ou parce qu'elles en dépendent. Nous les apprenons, ou par expérience, c'est-à-dire a posteriori ou par la raison et a priori, c'est-à-dire par des considérations de convenance qui les ont fait choisir. Cette convenance a aussi ses règles et ses raisons ; mais c'est le choix libre de Dieu, et non pas une nécessité géométrique, qui fait préférer le convenable et le porte à l'existence. Ainsi, on peut dire que la nécessité physique est fondée sur une nécessité morale, c'est-à-dire sur le choix du sage digne de sagesse; et que l'une aussi bien que l'autre doit être distinguée de la nécessité géométrique. Cette nécessité physique est ce qui fait l'ordre de la nature, et consiste dans les règles du mouvement et dans quelques autres lois générales qu'il a plu à Dieu de donner aux choses en leur donnant l'être. Il est donc vrai que ce n'est pas sans raison que Dieu les a données ; car il ne choisit rien par caprice et comme au sort ou par une indifférence toute pure ; mais les raisons générales du bien et de l'ordre qui l'y ont porté peuvent dans quelques cas par des raisons plus grandes d'un ordre supérieur ».

     

    Hume David : Enquête sur l'entendement humain, 4, 1 (1748)

    « Tous les objets sur lesquels s'exerce la raison humaine ou qui sollicitent nos recherches se répartissent naturellement en deux genres : les relations d'idées et les choses de fait. Au premier genre appartiennent les propositions de la géométrie, de l'algèbre et de l'arithmétique, et, en un mot, toutes les affirmations qui sont intuitivement ou démonstrativement certaines. Cette proposition : le carré de l'hypoténuse est égal à la somme des carrés des deux autres côtés, exprime une relation entre ces éléments géométriques. Cette autre : trois fois cinq égalent la moitié de trente, exprime une relation entre ces nombres. On peut découvrir les propositions de ce genre par la simple activité de la pensée et sans tenir compte de ce qui peut exister dans l'univers. N'y eût-il jamais eu dans la nature de cercle ou de triangle, les propositions démontrées par Euclide n'en garderaient pas moins pour toujours leur certitude et leur évidence. Les choses de fait, qui constituent la seconde classe d'objets sur lesquels s'exerce la raison humaine, ne donnent point lieu au même genre de certitude ; et quelque évidence que soit pour nous leur vérité, cette évidence n'est pas de même nature que la précédente. Le contraire d'une chose de fait ne laisse point d'être possible, puisqu'il ne peut impliquer contradiction, et qu'il est conçu par l'esprit avec la même facilité et la même distinction que s'il était aussi conforme qu'il se pût à la réalité. »

     

    Idem., section XII

    « Un pyrrhonien ne peut s'attendre à ce que sa philosophie ait une influence constante sur l'esprit; ou, si elle en a, que son influence soit bienfaisante pour la société, Au contraire, il lui faut reconnaître, s'il veut reconnaître quelque chose, qu'il faut que périsse toute vie humaine si ses principes prévalaient universellement et constamment. Toute conversation et toute action cesseraient immédiatement, et les hommes resteraient dans une léthargie totale jusqu'au moment où l'inassouvissement des besoins naturels mettrait une fin à leur misérable existence. Il est vrai, un événement aussi fatal est très peu à craindre. La nature est toujours trop puissante pour les principes. […] Il y a, certes, un scepticisme plus mitigé, une philosophie académique, qui peut être à la fois durable et utile et qui peut, en partie, résulter du pyrrhonisme, de ce scepticisme outré, quand on en corrige, dans une certaine mesure, le doute indifférencié par le sens commun et la réflexion. Les hommes, pour la plupart, sont naturellement portés à être affirmatifs et dogmatiques dans leurs opinions; comme ils voient les objets d'un seul côté et qu'ils n'ont aucune idée des arguments qui servent de contrepoids, ils se jettent précipitamment dans les principes vers lesquels ils penchent, et ils n'ont aucune indulgence pour ceux qui entretiennent des sentiments opposés. Hésiter, balancer, embarrasse leur entendement, bloque leur passion et suspend leur action. Ils sont donc impatients de s'évader d'un état qui leur est aussi désagréable, et ils pensent qu'ils ne peuvent s'en écarter assez loin par la violence de leurs affirmations et l'obstination de leurs croyances. Mais si de tels raisonneurs dogmatiques pouvaient prendre conscience des étranges infirmités de l'esprit humain, même dans son état de plus grande perfection, même lorsqu'il est le plus précis et le plus prudent dans ses décisions, une telle réflexion leur inspirerait naturellement plus de modestie et de réserve et diminuerait l'opinion avantageuse qu'ils ont d'eux-mêmes et leur préjugé contre leurs adversaires [...]. En général, il y a un degré de doute, de prudence et de modestie qui, dans les enquêtes et les décisions de tout genre, doit toujours accompagner l'homme qui raisonne correctement. […] Il paraît évident que la dispute élevée entre les sceptiques et les dogmatiques n'est qu'une dispute de mots, et n’a rapport qu'avec les degrés de doute et d'assurance que nous devons adopter pour toutes sortes de raisonnements. Et, dans le fond, ces sortes de disputes ne sont que des équivoques et n'admettent aucun sens déterminé. Il n'est pas de philosophe dogmatique qui puisse nier qu'il y ait des difficultés soit par rapport aux sens, soit par rapport à toutes les sciences, et que toutes ces difficultés ne sauraient être absolument résolues, même en suivant une méthode dialectique (ici technique du raisonnement) et régulière. Il n'est pas de sceptique qui nie que, nonobstant ces difficultés, nous ne soyons soumis à une absolue nécessité de penser, de croire et de raisonner relativement à toutes les espèces de sujets, et même d’assurer fréquemment avec confiance et sécurité. Ainsi la seule différence qui se trouve entre ces deux sectes, si tant est qu'elles méritent ce nom, c'est que le sceptique, par habitude, par caprice, ou par inclination, insiste le plus sur les difficultés et le dogmatique, par des raisons pareilles, sur la nécessité.».

     

    Condillac Etienne Bonnot : La Logique ou l’art de penser, 9 (1780)

    "Je sais qu'un triangle est évidemment une surface terminée par trois lignes, parce que, pour quiconque entend la valeur des termes, surface terminée par trois lignes est la même chose que triangle. Or, dès que je sais évidemment ce que c'est qu'un triangle, j'en connais l'essence ; et je puis, dans cette essence, découvrir toutes les propriétés de cette figure. Je verrais également toutes les propriétés de l'or dans son essence, si je la connaissais. Sa pesanteur, sa ductilité, sa malléabilité, etc. ne seraient que son essence même qui se transformerait, et qui, dans ses transformations m'offrirait différents phénomènes ; et j'en pourrais découvrir toutes les propriétés par un raisonnement qui ne serait qu'une suite de propositions identiques. Mais ce n'est pas ainsi que je le connais. À la vérité, chaque proposition que je fais sur ce métal, si elle est vraie, est identique. Telle est celle-ci, L'or est malléable : car elle signifie, Un corps que j'ai observé être malléable et que je nomme or, est malléable : proposition où la même idée est affirmée d'elle-même. Lorsque je fais sur un corps plusieurs propositions également vraies, j'affirme donc dans chacune le même du même : mais je n'aperçois point d'identité d'une proposition à l'autre. Quoique la pesanteur, la ductilité, la malléabilité ne soient vraisemblablement qu'une même chose qui se transforme différemment, je ne le vois pas. Je ne saurais donc arriver à la connaissance de ces phénomènes, par l'évidence de raison : je ne les connais qu'après les avoir observés, et j'appelle évidence de fait la certitude que j'en ai."

     

    Kant Emmanuel : Critique de la raison pure, Canon de la raison pure (1787)

    « La croyance est un fait de notre entendement susceptible de reposer sur des principes objectifs, mais qui exige aussi des causes subjectives dans l'esprit de celui qui juge. Quand elle est valable pour chacun, en tant du moins qu'il a de la raison, son principe est objectivement suffisant et la croyance se nomme conviction. Si elle n'a son fondement que dans la nature particulière du sujet, elle se nomme persuasion. La persuasion est une simple apparence, parce que le principe du jugement qui est uniquement dans le sujet est tenu pour objectif. Aussi un jugement de ce genre n'a-t-il qu'une valeur individuelle et la croyance ne peut-elle pas se communiquer. Mais la vérité repose sur l'accord avec l'objet et, par conséquent, par rapport à cet objet, les jugements de tout entendement doivent être d'accord. La pierre de touche grâce à laquelle nous distinguons si la croyance est une conviction ou simplement une persuasion est donc extérieure et consiste dans la possibilité de communiquer sa croyance et de la trouver valable pour la raison de tout homme, car alors il est au moins à présumer que la cause de la concordance de tous les jugements, malgré la diversité des sujets entre eux, reposera sur un principe commun, je veux dire l'objet avec lequel, par conséquent, tous les sujets s'accorderont de manière à prouver par là la vérité du jugement. La persuasion ne peut donc pas, à la vérité, se distinguer subjectivement de la conviction, si le sujet a devant les yeux la créance simplement comme un phénomène de son propre esprit ; l'épreuve que l'on fait sur l'entendement d'autrui des raisons qui sont valables pour nous, afin de voir si elles produisent sur une raison étrangère le même effet que sur la nôtre, est cependant un moyen qui, bien que purement subjectif, sert, non pas sans doute à produire la conviction, mais à découvrir la valeur toute personnelle au jugement, c'est-à-dire à découvrir en lui ce qui n'est que simple persuasion.  Si l'on peut en outre expliquer les causes subjectives du jugement, causes que nous prenons pour des raisons objectives de ce jugement, et par conséquent expliquer notre créance trompeuse comme un événement de notre esprit, sans avoir besoin pour cela de la nature de l'objet, nous mettons alors l'apparence à nu et nous ne serons plus trompés par elle, bien qu'elle puisse toujours nous tenter jusqu'à un certain point, si la cause subjective de cette apparence tient à notre nature. Je ne peux affirmer, c'est-à-dire exprimer comme un jugement nécessairement valable pour chacun, que ce qui produit la conviction. Je puis garder pour moi ma persuasion, si je m'en trouve bien, mais je ne puis ni ne dois vouloir la faire valoir hors de moi.  La créance ou la valeur subjective du jugement par rapport à la conviction (qui a en même temps une valeur objective) présente les trois degrés suivants : l'opinion, la foi et le savoir. L'opinion est une créance qui a conscience d'être insuffisante subjectivement aussi bien qu'objectivement. Quand la créance n'est suffisante que subjectivement, et qu'en même temps, elle est tenue pour objectivement insuffisante, elle s'appelle foi. Enfin celle qui est suffisante subjectivement s'appelle savoir. La suffisance subjective s'appelle conviction (pour moi-même), la suffisance objective, certitude (pour chacun). Je ne m'arrêterai pas à éclaircir des concepts aussi faciles à comprendre. »

     

    Idem., Introduction, V,

    « On pourrait sans doute penser, à première vue, que la proposition 7 + 5 = 12 est une proposition simplement analytique qui résulte, en vertu du principe de contradiction, du concept de la somme de sept et de cinq. Mais quand on y regarde de plus près, on trouve que le concept de la somme de sept et de cinq ne contient rien de plus que la réunion des deux nombres en un seul, par quoi n'est pas du tout pensé ce qu'est le nombre unique qui renferme les deux autres. Le concept de douze n'est pensé en aucune manière par le fait seul que je conçois simplement cette réunion de sept et de cinq, et j'aurai beau analyser le concept que j'ai d'une telle somme possible, aussi longuement que je le voudrai, je n'y trouverai pas le nombre douze. Il faut dépasser ces concepts, en appelant à son aide l'intuition qui correspond à l'un des deux, par exemple celle des cinq doigts de la main, ou […] cinq points, et en ajoutant ainsi peu à peu les unités du nombre cinq donné dans l'intuition du concept de sept. Je prends tout d'abord, en effet, le nombre 7, et, en m'aidant, pour le concept de 5, des cinq doigts de ma main, en qualité d'intuition, j'ajoute alors une à une au nombre 7, au moyen de ce procédé figuratif, les unités qu'auparavant j'avais prises ensemble pour constituer le nombre 5, et je vois naître ainsi le nombre 12. Que 5 dussent être ajoutés à 7, je l'ai, en vérité, pensé dans le concept d'une somme = à 7+5, mais non que cette somme soit égale au nombre 12. La proposition arithmétique est donc toujours synthétique ; on s'en convaincra d'autant plus clairement que l'on prendra des nombres quelque peu plus grands, car il est alors évident que, de quelque manière que nous tournions et retournions nos concepts, nous ne pourrions jamais, sans recourir à l'intuition, trouver la somme, au moyen de la simple décomposition de nos concepts. »

     

    Logique, introduction, VII (1800)

    « La vérité, dit-on, consiste dans l'accord de la connaissance avec l'objet. Selon cette simple définition de mot, ma connaissance doit donc s'accorder avec l'objet pour avoir valeur de vérité. Or le seul moyen que j'ai de comparer l'objet avec ma connaissance c'est que je le connaisse. Ainsi, ma connaissance doit se confirme elle -même; mais c'est bien loin de suffire à la vérité. Car puisque l'objet est hors de moi et que la connaissance est en moi, tout ce que je puis apprécier c'est si ma connaissance de l'objet s'accorde avec ma connaissance de l'objet. Les anciens appelaient diallèle un tel cercle dans la définition. Et effectivement c'est cette faute que les sceptiques n'ont cessé de reprocher aux logiciens ; ils remarquaient qu'il en est de cette définition de la vérité comme d'un homme qui ferait une déposition au tribunal et invoquerait comme témoin quelqu'un que personne ne connaît, mais qui voudrait être cru en affirmant que celui qui l'invoque comme témoin est un honnête homme. […] Un critère matériel et universel de la vérité n'est pas possible – il est même en soi contradictoire. Car en tant qu'universel, valable pour tout objet en général, il devrait ne faire acception d'absolument aucune distinction entre les objets tout en servant cependant, justement en tant que critère matériel, à cette distinction même, pour pouvoir déterminer si une connaissance s'accorde précisément à l'objet auquel elle est rapportée et non pas à un objet quelconque en général, ce qui ne voudrait proprement rien dire. Car la vérité matérielle doit consister dans cet accord d'une connaissance avec cet objet déterminé auquel elle est rapportée. En effet une connaissance qui est vraie si elle est rapportée à l'objet, peut être fausse si elle est rapportée à un autre. Il est donc absurde d'exiger un critère matériel universel de la vérité qui devrait à la fois faire abstraction et ne pas faire abstraction de toute différence entre les objets. En revanche, si ce sont de critères formels universels qu'il s'agit, il est aisé de décider qu'il peut parfaitement y en avoir. Car la vérité formelle consiste simplement dans l'accord de la connaissance avec elle-même en faisant complètement abstraction de tous les objets et de toute différence entre eux. Et par conséquent les critères formels universels de la vérité ne sont rien d'autre que les caractères logiques universels de l'accord de la connaissance avec elle-même, ou ce qui est la même chose – avec les lois universelles de l'entendement et de la raison. Ces critères formels universels ne sont assurément pas suffisants pour la vérité objective, mais ils doivent cependant être considérés comme sa conditio sine qua non. »

     

    Sur un prétendu droit de mentir par humanité (1797)

    « Remarquons d’abord que l’expression : avoir droit à la vérité, n’a pas de sens. Il faut dire plutôt que l’homme a droit à sa propre véracité (veracitas), c’est-à-dire à la vérité subjective dans sa personne. Car avoir objectivement droit à une vérité, signifierait qu’il dépend de notre volonté, comme en général en matière de mien et de tien, de faire qu’une proposition donnée soit vraie ou fausse, ce qui produirait une singulière logique […] La véracité dans les déclarations que l’on ne peut éviter est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelque grave inconvénient qu’il en puisse résulter pour lui ou pour un autre ; et quoique, en y en altérant la vérité, je ne commette pas d’injustice envers celui qui me force injustement à les faire, j’en commets cependant une en général dans la plus importante partie du devoir par une semblable altération, et dès lors celle-ci mérite bien le nom de mensonge (quoique les jurisconsultes l’entendent dans un autre sens). En effet, je fais en sorte, autant qu’il est en moi, que les déclarations ne trouvent en général aucune créance, et que par conséquent aussi tous les droits, qui sont fondés sur des contrats, s’évanouissent et perdent leur force, ce qui est une injustice faite à l’humanité en général. Il suffit donc de définir le mensonge une déclaration volontairement fausse faite à un autre homme, et il n’y a pas besoin d’ajouter cette condition, exigée par la définition des jurisconsultes, que la déclaration soit nuisible à autrui (mendacium est falsiloquium in præjudicium alterius). Car, en rendant inutile la source du droit, elle est toujours nuisible à autrui, sinon à un autre homme, du moins à l’humanité en général. »

     

    Nietzsche Friedrich : De la vérité et du mensonge au sens extra-moral(1873)

    « En tant qu'il est un moyen de conservation pour l'individu, l'intellect développe ses forces principales dans la dissimulation ; celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus plus faibles, moins robustes, subsistent en tant que ceux à qui il est refusé de mener une lutte pour l'existence avec des cornes ou avec la mâchoire aiguë d'une bête de proie. Chez l'homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l'illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d'importance, le lustre d'emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n'est plus inconcevable que l'avènement d'un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes. Ils sont profondément plongés dans les illusions et les songes, leur oeil ne fait que glisser à la surface des choses, il y voit des « formes », leur sensation ne conduit nulle part à la vérité, elle se contente seulement de recevoir des excitations et de jouer comme sur un clavier sur le dos des choses. [...] Qu'est-ce donc que la vérité ? Une multitude mouvante de métaphores, de métonymies, d'anthropomorphismes, bref, une somme de relations humaines qui ont été poétiquement et rhétoriquement faussées, transposées, ornées, et qui, après un long usage, semblent à un peuple fermes, canoniales et contraignantes : les vérités sont des illusions dont on a oublié qu'elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès lors en considération, non plus comme pièces de monnaie, mais comme métal. »

     

    Le Gai Savoir, III, 111 (1882)

    "Origine de la logique. – D'où la logique est-elle née dans la tête des hommes ? Certainement de l'illogisme dont le domaine a dû être immense à l'origine. Mais d'innombrables êtres, qui concluaient autrement que nous ne le faisons maintenant, dépérirent : il se pourrait que ce fût encore plus vrai qu'on ne pense ! Qui, par exemple, ne savait discerner assez souvent l'« identique », quant à la nourriture ou quant aux animaux dangereux pour lui ; qui par conséquent était trop lent à classer, trop circonspect dans le classement, avait moins de chances de survivre que celui qui concluait immédiatement du semblable à l'identique. Mais la tendance prédominante à considérer le semblable comme l'identique –  tendance illogique, car il n'y a rien d'identique en soi – cette tendance a créé le fondement même de la logique. Il fallait de même, pour que pût se développer le concept de substance qui est indispensable à la logique – encore que rien de réel ne lui corresponde au sens le plus rigoureux –, que durant fort longtemps la mutabilité des choses restât inaperçue et ne fût pas appréhendée ; les êtres ne voyant pas suffisamment avaient une avance sur ceux qui percevaient toutes choses « dans un flux perpétuel ». Toute extrême circonspection à conclure, toute tendance sceptique constituent à elles seules un grand danger pour la vie. Nul être vivant ne se serait conservé, si la tendance contraire à affirmer plutôt qu'à suspendre le jugement, à errer et à imaginer plutôt qu'à attendre, à approuver plutôt qu'à nier, à juger plutôt qu'à être juste – n'avait été stimulée de façon extraordinairement forte. Le processus des pensées et des conclusions logiques dans notre cerveau actuel répond à un processus et à une lutte d'impulsions qui par elles-mêmes sont toutes fort illogiques et injustes : l'antique mécanisme se déroule à présent en nous de façon si rapide et si dissimulée que nous ne nous apercevons jamais que du résultat de la lutte."

     

    Peirce Charles S. : Comment se fixe la croyance(1877)

    « L'irritation du doute est le seul mobile qui nous fasse lutter pour arriver à la croyance. Il vaut certainement mieux pour nous que nos croyances soient telles, qu'elles puissent vraiment diriger nos actions de façon à satisfaire nos désirs. Cette réflexion nous fera rejeter toute croyance qui ne nous semblera pas de nature à assurer ce résultat. La lutte commence avec le doute et finit avec lui. Donc, le seul but de la recherche est d'établir une opinion. On peut croire que ce n'est pas assez pour nous, et que nous cherchons non pas seulement une opinion, mais une opinion vraie. Qu'on soumette cette illusion à l'examen, on verra qu'elle est sans fondement. Sitôt qu'on atteint une ferme croyance, qu'elle soit vraie ou fausse, on est entièrement satisfait. Il est clair que rien hors de la sphère de nos connaissances ne peut être l'objet de nos investigations, car ce que n'atteint pas notre esprit ne peut être un motif d'effort intellectuel. Ce qu'on peut tout au plus soutenir, c'est que nous cherchons une croyance que nous pensons vraie. Mais nous pensons que chacune de nos croyances est vraie, et le dire est réellement une pure tautologie […]Pour mettre fin à nos doutes, il faut donc trouver une méthode grâce à laquelle nos croyances ne soient produites par rien d'humain, mais par quelque chose d'extérieur à nous et d'immuable, quelque chose sur quoi notre pensée n'ait point d'effet. Quelques mystiques s'imaginent trouver une méthode de ce genre dans une inspiration personnelle d'en haut. Ce n'est là qu'une forme de la méthode de ténacité, avant que se soit développée la conception de la vérité comme bien commun à tous. Ce quelque chose d'extérieur et d'immuable dont nous parlons ne serait pas extérieur, à notre sens, si l'influence en était restreinte à un individu. Ce doit être quelque chose qui agisse ou puisse agir sur tous les hommes. Bien que ces actions soient nécessairement aussi variables que la condition des individus, la méthode doit pourtant être telle que chaque homme arrive à la même conclusion finale. Telle est la méthode scientifique. Son postulat fondamental traduit en langage ordinaire est celui-ci : Il existe des réalités dont les caractères sont absolument indépendants des idées que nous pouvons en avoir. Ces réalités affectent nos sens suivant certaines lois, et bien que nos relations soient aussi variées que nos relations avec les choses, en nous appuyant sur les lois de la perception, nous pouvons connaître avec certitude, en nous aidant du raisonnement, comment les choses sont réellement ; et tous les hommes, pourvu qu'ils aient une expérience suffisante et qu'ils raisonnent suffisamment sur ses données, seront conduits à une seule et véritable conclusion. Ceci implique une conception nouvelle, celle de la réalité. On peut demander d'où nous savons qu'il existe des réalités. Si cette hypothèse est la base unique de notre méthode d'investigation, notre méthode d'investigation ne peut servir à confirmer cette hypothèse. Voici ce que je répondrai : 1° Si l'investigation ne peut être considérée comme prouvant qu'il existe des choses réelles, du moins elle ne conduit pas à une conclusion contraire ; mais la méthode reste toujours en harmonie avec la conception qui en forme la base. Sa pratique ne fait donc pas naître des doutes sur notre méthode, comme cela arrive pour toutes les autres.  2° Le sentiment d'où naissent toutes les méthodes de fixer la croyance est une sorte de mécontentement de ne pouvoir faire accorder deux propositions. Mais alors on admet déjà vaguement qu'il existe un quelque chose à quoi puisse être conforme une proposition. Par conséquent, nul ne peut douter qu'il existe des réalités, ou, si l'on en doutait, le doute ne serait pas une cause de malaise. C'est donc là une hypothèse qu'admet toute intelligence. 3° Tout le monde emploie la méthode scientifique, dans un grand nombre de circonstances, et l'on n'y renonce que lorsqu'on ne voit plus comment l'appliquer.  4° L'usage de la méthode ne m'a pas conduit à douter d'elle ; au contraire, l'investigation scientifique a obtenu les plus merveilleux succès, quand il s'est agi de fixer les opinions. Voilà pourquoi je ne doute ni de la méthode, ni de l’hypothèse qu’elle présuppose. N’ayant aucun doute, et ne croyant pas qu’une autre personne que je peux influencer en ait plus que moi, je crois qu’en dire plus long sur ce sujet ne serait qu’un verbiage inutile. Si quelqu’un a sur ce sujet un doute réel, qu’il l’examine. »

     

    James William : Le Pragmatisme(1907)

    « Notre définition de la vérité est une définition de vérités au pluriel, de processus de guidage qui se réalisent in rebus, et n'ont pour unique qualité commune que d'être payants. Ils sont payants dans la mesure où ils nous guident vers ou jusqu'à un point dans un système qui plonge en maints endroits dans les percepts sensoriels que nous pouvons éventuellement copier mentalement, mais avec lesquels en tous cas nous sommes dans une relation qu'on pourrait vaguement qualifier de « vérification ». Pour nous, la vérité n'est qu'un nom collectif qui désigne divers processus de vérification, tout comme la santé, la richesse, la force, etc., ne sont que des noms qui recouvrent d'autres processus liés à la vie, et que l'on recherche également parce que cela est payant. La vérité se fait, tour comme la santé, la richesse et la force se font au fil de l'expérience […]La vérité, vous dira n'importe quel dictionnaire, est une propriété que possèdent certaines de nos idées : elle consiste dans ce fait qu'elles sont « d'accord », de même que l'erreur consiste dans ce fait qu'elles sont « en désaccord », avec la réalité. Les pragmatistes et les intellectualistes s'entendent pour admettre cette définition comme une chose qui va de soi. Ils ne cessent de s'entendre qu'au moment ou l'on soulève la question de savoir exactement ce que signifie le terme « accord », et ce que signifie le terme « réalité » – lorsque l'on voit dans la réalité quelque chose avec quoi nos idées doivent « s'accorder ». [...] L'opinion courante, là-dessus, c'est qu'une idée vraie doit être la copie de la réalité correspondante. De même que d'autres conceptions courantes, celle-ci est fondée sur une analogie que fournit l'expérience la plus familière. Lorsqu'elles sont vraies, nos idées des choses sensibles reproduisent ces dernières, en effet. Fermez les yeux, et pensez à cette horloge, là-bas, sur le mur : vous avez bien une copie ou reproduction vraie du cadran. Mais l'idée que vous avez du « mouvement d'horlogerie », à moins que vous ne soyez un horloger, n'est plus, à beaucoup près au même degré, une copie, bien que vous l'acceptiez comme telle, parce qu'elle ne reçoit de la réalité aucun démenti. Se réduisît-elle à ces simples mots, « mouvement d'horlogerie », ces mots font pour vous l'office de mots vrais. Enfin, quand vous parlez de l'horloge comme ayant pour « fonction » de « marquer l'heure », ou quand vous parlez de « l'élasticité » du ressort, il est difficile de voir au juste de quoi vos idées peuvent bien être la copie ! Vous voyez qu'il y a ici un problème. Quand nos idées ne peuvent pas positivement copier leur objet, qu'est-ce qu'on entend par leur « accord » avec cet objet ? Quelques idéalistes semblent dire qu'elles sont vraies toutes les fois qu'elles sont ce qui, dans les intentions de Dieu, doit être pensé par nous sur l'objet. D'autres s'en tiennent résolument à la théorie de l'« idée-image » et s'expriment, à cet égard, comme si nos idées étaient plus ou moins vraies, suivant qu'elles se rapprochent plus ou moins du point où elles reproduiraient exactement la pensée éternelle de l'Absolu. Ces conceptions exigent d'être discutées au point de vue pragmatique. Or, le grand principe des intellectualistes est que la vérité consiste dans une relation toute statique, inerte. Une fois que l'idée vraie d'une chose est en vous, tout est dit. Vous l'avez en votre possession ; vous détenez une connaissance : vous avez rempli votre destinée de sujet pensant. Vous êtes intellectuellement là où vous avez le devoir d'être ; vous avez obéi à votre « impératif catégorique » : il n'y a plus rien qui doive venir après ce point culminant de votre destinée d'être raisonnable. Sur le terrain épistémologique ou dans l'ordre du savoir, vous avez atteint un état d'équilibre stable. Le pragmatisme, lui, pose ici sa question habituelle : « étant admis qu'une idée, qu'une croyance est vraie, quelle différence concrète va-t-il en résulter dans la vie que nous vivons ? De quelle manière cette vérité va-t-elle se réaliser ? Quelles expériences vont se produire, au lieu de celles qui se produiraient si notre croyance était fausse? Bref, quelle valeur la vérité a-t-elle, en monnaie courante, en termes ayant cours dans l'expérience ? » En posant cette question, le pragmatisme voit aussitôt la réponse qu'elle comporte : les idées vraies sont celles que nous pouvons nous assimiler, que nous pouvons valider, que nous pouvons corroborer de notre adhésion et que nous pouvons vérifier. Sont fausses les idées pour lesquelles nous ne pouvons pas faire cela. Voilà quelle différence pratique il y a pour nous dans le fait de posséder des idées vraies ; et voilà donc ce qu'il faut entendre par la vérité, car c'est là tout ce que nous connaissons sous ce nom ! Telle est la thèse que j'ai à défendre. La vérité d'une idée n'est pas une propriété qui se trouverait lui être inhérente et qui resterait inactive. La vérité est un événement qui se produit pour une idée. Celle-ci devient vraie : elle est rendue vraie par certains faits. Elle acquiert sa vérité par un travail qu'elle effectue, par le travail qui consiste à se vérifier elle-même, qui a pour but et pour résultat sa vérification. Et, de même, elle acquiert sa validité en effectuant le travail ayant pour but et pour résultat sa validation. »

     

    Russell Bertrand : Problèmes de philosophie, 7 (1912)

    « Nous n'avons pas le sentiment que de nouveaux exemples accroissent notre certitude que deux et deux font quatre, parce que dès que la vérité de cette proposition est comprise, notre certitude est si grande qu'elle n'est pas susceptible d'augmenter. De plus, nous éprouvons concernant la proposition « deux et deux font quatre » un sentiment de nécessité qui est absent même dans le cas des généralisations empiriques les mieux attestées. C'est que de telles généralisations restent de simples faits : nous sentons qu'un monde où elles seraient fausses est possible, même s'il se trouve qu'elles sont vraies dans le monde réel. Dans tous les mondes possibles, au contraire, nous éprouvons le sentiment que deux et deux feraient toujours quatre : ce n'est plus un simple fait, mais une nécessité à laquelle tout monde, réel ou possible, doit se conformer.

     Pour éclaircir ce point, prenons une vraie généralisation empirique, comme « Tous les hommes sont mortels ». Nous croyons à cette proposition, d'abord parce qu'il n'y a pas d'exemple connu d'homme ayant vécu au-delà d'un certain âge, ensuite parce que des raisons tirées de la physiologie nous font penser qu'un organisme comme le corps humain doit tôt ou tard se défaire. Laissons de côté le second point, et considérons seulement notre expérience du caractère mortel de l'homme : il est clair que nous ne pouvons nous satisfaire d'un seul exemple, fût-il clairement attesté, de mort d'homme, alors qu'avec "deux et deux font quatre", un seul cas bien compris suffit à nous persuader qu'il en sera toujours de même. Enfin nous devons admettre qu'il peut à la réflexion surgir quelque doute sur la question de savoir si vraiment tous les hommes sont mortels. Imaginons, pour voir clairement la différence, deux mondes, l'un où certains hommes ne meurent pas, l'autre où deux et deux font cinq. Quand Swift nous parle de la race immortelle des Struldbrugs, nous pouvons le suivre par l'imagination. Mais un monde où deux et deux feraient cinq semble d'un tout autre niveau. Nous l'éprouverions comme un bouleversement de tout l'édifice de la connaissance, réduit à un état d'incertitude complète. »

     

    Frege Gottlob : Recherche logique, 1 (1918)

    « J'en reviens à la question : la pensée est-elle une représentation ? Si la pensée que j’énonce dans le théorème de Pythagore peut-être tenue pour vraie aussi bien par d’autres que par moi-même, elle n’appartient pas au contenu de ma conscience, ne suis pas son porteur et je peux cependant le tenir pour vraie. Et si ce n’était pas la même pensée que moi-même et tel autre considérons comme le contenu du théorème de Pythagore, il ne faudrait pas dire « le théorème de Pythagore », mais « mon théorème de Pythagore », son théorème de Pythagore » […] Il en résulte, semble-t-il, que les pensées ne sont ni des choses du monde extérieur ni des représentations. Il faut admettre un troisième domaine. Ce qu’il enferme s’accorde avec les représentations en ce qu’il ne peut pas être perçu par les sens, mais aussi avec les choses en ce qu’il n’a pas besoin d’un porteur dont il serait le contenu de conscience. Telle est par exemple la pensée que nous exprimons dans le théorème de Pythagore, vraie intemporellement, vraie indépendamment du fait que quelqu’un la tienne pour vraie ou non. Elle n’a besoin d’aucun porteur. Elle vraie non pas depuis l’instant où elle a été découverte, mais comme une planète était déjà en interaction avec d’autres planètes avant qu’on l’ait observée (On voit une chose, on a une représentation, on saisit ou on pense une pensée. Quand on saisit ou pense une pensée, on ne la crée pas. On entre en rapport avec cette pensée qui existait déjà auparavant, et ce rapport diffère de la manière dont on voit une chose ou dont on a une représentation.) […] Voici, en clair, le résultat des dernières considérations : tout ce qui peut être objet de ma connaissance n’est pas représentation. [...] Tout n’est pas représentation. Ainsi, je peux donc admettre qu’une pensée est indépendante de moi, et d’autres hommes pourront la saisir aussi bien que moi. Je peux admettre l’existence d’une science à laquelle s’appliquent de nombreux chercheurs. Nous ne sommes pas porteurs des pensées comme nous sommes porteurs de nos représentations. Nous avons une pensée, mais non pas comme nous avons une représentation sensible. Il est vrai que nous ne voyons pas une pensée comme nous voyons une étoile. Aussi est-il recommandé de choisir une expression particulière et le mot « saisir » (fassen) s’offre à cet office. Un pouvoir spirituel particulier, le pouvoir de penser, doit correspondre à l’acte de saisir la pensée. Penser ce n’est pas produire les pensées mais les saisir. Ce que j’ai appelé pensée entretient un rapport très étroit avec la vérité. Ce que j’admets pour vrai, ce que je juge indépendamment du fait que j’admets sa vérité, ne dépend pas non plus du fait que j’y pense. Le fait qu’elle est pensée n’appartient pas non plus à l’être vrai de la pensée. « Des faits ! des faits ! des faits ! » dit le physicien, et il proclame avec insistance que la science a besoin d’un fondement certain. Qu’est-ce qu’un fait ? Un fait est une pensée qui est vraie. Mais le physicien n’admettra pas que le fondement certain de la science soit dépendant des états de conscience changeants de l’homme. Le travail de la science ne consiste pas en une création mais en une découverte de pensées vraies. [...] On peut encore entendre par l’être d’une pensée, le fait que la pensée peut être saisie comme identique par plusieurs individus qui la pensent. En ce cas, le non-être d’une pensée consisterait en ce que chacun des individus qui la pense lierait à la proposition un sens propre et personnel ; ce sens serait le contenu de sa conscience particulière, et la proposition n’aurait aucun sens que plusieurs individus puissent saisir et partager. »

     

    Carnap Rudolf : Le dépassement de la métaphysique(1932)

    « Le sens d'un énoncé est la méthode de sa vérification. Un énoncé ne dit que ce qui est en lui vérifiable. C'est la raison pour laquelle il ne peut affirmer, s'il affirme vraiment quelque chose, qu'un fait empirique. Une chose située par principe au-delà de l'expérience (jenseits des Erfahren) ne saurait être énoncée, pensée, ni questionnée. On peut ranger les énoncés (doués de sens) de la manière suivante : en premier lieu, ceux qui sont vrais en vertu de leur seule forme (ou « tautologies » d'après Wittgenstein, ils correspondent à peu près aux « jugements analytiques » kantiens). Ils ne disent rien sur le réel. À cette espèce appartiennent les formules de la logique et de la mathématique ; elles ne sont pas elles-mêmes des énoncés sur le réel, mais servent à leur transformation. En second, viennent les négations des premiers (ou « contradictions ») qui sont contradictoires, c'est-à-dire fausses en vertu de leur forme. Pour décider de la vérité ou fausseté de tous les autres énoncés, il faut s'en remettre aux énoncés protocolaires, lesquels (vrais ou faux) sont par là même des énoncés d'expérience (Erfahrungssätze), et relèvent de la science empirique. Si l'on veut construire un énoncé qui n'appartient pas à l'une de ces espèces, cet énoncé sera automatiquement dénué de sens. Et puisque la métaphysique ne veut ni formuler d'énoncés analytiques ni se couler dans le domaine de la science empirique, elle est contrainte d'employer des mots en l'absence de tout critère, des mots qui sont de ce fait privés de signification, ou bien de combiner des mots doués de sens de sorte qu'il n'en résulte ni énoncés analytiques (éventuellement contradictoires) ni énoncés empiriques. Dans un cas comme dans l'autre, on obtient inévitablement des simili-énoncés. L'analyse logique rend dès lors un verdict de non-sens contre toute prétendue connaissance qui veut avoir prise par-delà ou par-derrière l'expérience. Ce verdict atteint d'abord toute métaphysique spéculative, toute prétendue connaissance par pensée pure ou par intuition pure, qui croit pouvoir se passer de l'expérience. Mais le verdict s'applique aussi à cette métaphysique qui, issue de l'expérience, veut connaître au moyen d'inférences particulières ce qui se trouve hors de ou derrière l'expérience (ainsi, la thèse néovitaliste d'une « entéléchie » à l'œuvre dans les processus organiques et qui ne doit pas être conçue de manière physique ; ainsi, la question portant sur l'« essence de la causalité » par-delà la constatation de certaines régularités de succession ; ainsi, le discours sur la « chose en soi »). De plus, ce verdict vaut également pour toute philosophie des valeurs ou des normes, pour toute éthique, ou toute esthétique en tant que discipline normative. Car la validité objective d'une valeur ou d'une norme (et ce pour les philosophes des valeurs eux-mêmes) ne peut être vérifiée empiriquement ni déduite d'énoncés empiriques ; par suite, elle ne peut absolument pas être exprimée (par un énoncé doué de sens). »

     

    Freud Sigmund : Introduction à la Psychanalyse(1916)

    « Nous avons tout avantage à dire que chaque processus fait d’abord partie du système psychique de l'inconscient et peut, dans certaines circonstances, passer dans le système du conscient. La représentation la plus simple de ce système est pour nous la plus commode : c’est la représentation spatiale. "Nous assimilons donc le système de l'inconscient à une grande antichambre, dans laquelle les tendances psychiques se pressent, tels des êtres vivants. À cette antichambre est attenante une autre pièce, plus étroite, une sorte de salon, dans lequel séjourne la conscience. Mais à l'entrée de l'antichambre, dans le salon veille un gardien qui inspecte chaque tendance psychique, lui impose la censure et l'empêche d'entrer au salon si elle lui déplaît. Que le gardien renvoie une tendance donnée dès le seuil ou qu'il lui fasse repasser le seuil après qu'elle a pénétré dans le salon, la différence n'est pas bien grande et le résultat est à peu près le même. Tout dépend du degré de sa vigilance et de sa perspicacité. Cette image a pour nous cet avantage qu'elle nous permet de développer notre nomenclature. Les tendances qui se trouvent dans l'antichambre réservée à l'inconscient échappent au regard du conscient qui séjourne dans la pièce voisine. Elles sont donc tout d'abord inconscientes. Lorsque, après avoir pénétré jusqu'au seuil, elles sont renvoyées par le gardien, c'est qu'elles sont incapables de devenir conscientes : nous disons alors qu'elles sont refoulées. Mais les tendances auxquelles le gardien a permis de franchir le seuil ne sont pas devenues pour cela nécessairement conscientes ; elles peuvent le devenir si elles réussissent à attirer sur elles le regard de la conscience. Nous appellerons donc cette deuxième pièce système de la préconscience (le préconscient). Le fait pour un processus de devenir conscient garde ainsi son sens purement descriptif. L'essence du refoulement consiste en ce qu'une tendance donnée est empêchée par le gardien de pénétrer de l'inconscient dans le préconscient. Et c'est ce gardien qui nous apparaît sous la forme d'une résistance, lorsque nous essayons, par le traitement analytique, de mettre fin au refoulement. »

     

    Essais de Psychanalyse appliquée, une difficulté de la psychanalyse (1933)

    « Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses, que nous étudions [...] le moi se sent mal à l'aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l'âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d'où elles viennent ; on n'est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi. [...] La psychanalyse entreprend d'élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au moi : « Il n'y a rien d'étranger qui se soit introduit en toi, c'est une part de ta propre vie psychique qui s'est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. [...] Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c'est suffisamment important, parce que ta conscience te l'apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d'une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s'y trouve pas. Tu vas même jusqu'à tenir "psychique" pour identique à "conscient", c'est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu'il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu'il ne peut s'en révéler à ta conscience. Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. » C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu'elle nous apporte : savoir que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n'est pas maître dans sa propre maison. »

     

    Nouvelles Conférences d'introduction à la psychanalyse (1933)

    « Il est inadmissible de dire que la science est un domaine de l'activité intellectuelle humaine, que la religion et la philosophie en sont d'autres, de valeur au moins égale, et que la science n'a pas à intervenir dans les deux autres, qu'elles ont toutes la même prétention à la vérité, et que chaque être humain est libre de choisir d'où il veut tirer ses convictions et où il veut placer sa foi. Une telle conception passe pour particulièrement distinguée, tolérante, compréhensive et libre de préjugés étroits. Malheureusement, elle n'est pas soutenable, elle participe à tous les traits nocifs d'une Weltanschauung absolument non scientifique et lui équivaut pratiquement. Il est évident que la vérité ne peut être tolérante, qu'elle n'admet ni compromis ni restriction, que la recherche considère tous les domaines de l'activité humaine comme les siens propres et qu'il lui faut devenir inexorablement critique lorsqu'une autre puissance veut en confisquer une part pour elle-même ».

     

     Popper Karl : La Logique de la découverte scientifique (1934)

    « Nous pouvons si nous le voulons distinguer quatre étapes différentes au cours desquelles pourrait être réalisée la mise à l'épreuve d'une théorie. Il y a, tout d'abord, la comparaison logique des conclusions entre elles par laquelle on éprouve la cohérence interne du système. En deuxième lieu s'effectue la recherche de la forme logique de la théorie, qui a pour objet de déterminer si elle constituerait un progrès scientifique au cas où elle survivrait à nos divers tests. Enfin, la théorie est mise à l'épreuve en procédant à des applications empiriques des conclusions qui peuvent en être tirées. Le but de cette dernière espèce de test est de découvrir jusqu'à quel point les conséquences nouvelles de la théorie — quelle que puisse être la nouveauté de ses assertions — font face aux exigences de la pratique, surgies d'expérimentations purement scientifiques ou d'applications techniques concrètes. Ici, encore, la procédure consistant à mettre à l'épreuve est déductive. A l'aide d'autres énoncés préalablement acceptés, l'on déduit de la théorie certains énoncés singuliers que nous pouvons appeler « prédictions » et en particulier des prévisions que nous pouvons facilement contrôler ou réaliser. Parmi ces énoncés l'on choisit ceux qui sont en contradiction avec elle. Nous essayons ensuite de prendre une décision en faveur (ou à l'encontre) de ces énoncés déduits en les comparant aux résultats des applications pratiques et des expérimentations. Si cette décision est positive, c'est-à-dire si les conclusions singulières se révèlent acceptables, ou vérifiées, la théorie a provisoirement réussi son test : nous n'avons pas trouvé de raisons de l'écarter. Mais si la décision est négative ou, en d'autres termes, si, les conclusions ont été falsifiées, cette falsification falsifie également la théorie dont elle était logiquement déduite. Il faudrait noter ici qu'une décision ne peut soutenir la théorie que pour un temps car des décisions négatives peuvent toujours l'éliminer ultérieurement. Tant qu'une théorie résiste à des tests systématiques et rigoureux et qu'une autre ne la remplace pas avantageusement dans le cours de la progression scientifique, nous pouvons dire que cette théorie a « fait ses preuves » ou qu'elle est « corroborée ». »

     

    La Société ouverte et ses ennemis (1979)

    « La principale maladie philosophique de notre temps est le relativisme intellectuel et le relativisme moral qui, au moins pour une part, en découle. Par relativisme, ou scepticisme si l'on préfère ce terme, j'entends la doctrine selon laquelle tout choix entre des théories rivales est arbitraire : soit parce que la vérité objective n'existe pas ; soit parce que, même si l'on admet qu'elle existe, il n'y a en tout cas pas de théorie qui soit vraie, ou (sans être vraie) plus proche de la vérité qu'une autre ; soit parce que, dans les cas où il y a deux théories ou plus, il n'existe aucun moyen de décider si l'une est supérieure à l'autre. [...] Certains des arguments invoqués à l'appui du relativisme découlent de la question même : « Qu'est-ce que la vérité ? », à laquelle le sceptique convaincu est sûr qu'il n'y a pas de réponse. Mais, à cette question, on peut répliquer d'une façon simple et raisonnable - qui ne satisferait probablement pas notre sceptique - qu'une affirmation ou un énoncé sont vrais si, et seulement si, ils correspondent aux faits. Que veut dire « correspondre aux faits » ? Bien qu'un sceptique ou un relativiste puisse trouver aussi impossible de répondre à cette question qu'à la précédente, c'est en réalité aussi facile et même presque banal. Par exemple, tout juge sait bien ce qu'un témoin entend par vérité : c'est justement ce qui correspond aux faits. Pour suivre Tarski, le problème posé met en cause les énoncés, les faits et un certain rapport de correspondance entre les premiers et les seconds : car c'est bien de cela qu'on parle ; et, par suite, dans la solution, on doit parler des mêmes choses. Par exemple, l'énoncé « Smith est entré dans le magasin peu après 10 h 15 », correspond aux faits si, et seulement si, Smith est entré dans le magasin peu après 10 h 15. À première vue, la phrase en italique nous paraît constituer un lieu commun, mais peu importe. En y regardant de plus près, on voit qu'il s'agit : 1) d'un énoncé, 2) de certains faits, et 3) que la phrase permet d'établir les conditions évidentes qui doivent être remplies pour que l'énoncé corresponde aux faits. Certains estimeront qu'une phrase aussi banale n'a aucun intérêt. Rappelons-leur que, puisque chacun sait sans y réfléchir ce que signifie la vérité, ou la correspondance avec les faits, ce doit être une chose banale. Pour faire ressortir l'exactitude de la phrase en italique, on peut dire : « L'affirmation du témoin selon laquelle Smith est entré dans le magasin peu après 10 h 15 est vraie si, et seulement si, Smith est entré dans le magasin peu après 10 h 15 » ; phrase également banale, mais qui énonce toutes les conditions nécessaires pour l'application du prédicat : « est vraie », à la déclaration d'un témoin. Selon certains, la formulation suivante serait meilleure : « L'affirmation du témoin : "J'ai vu Smith entrer dans le magasin peu après 10 h 15", est vraie si, et seulement si, le témoin a vu Smith entrer dans le magasin peu après 10 h 15. » En la comparant à la précédente, on voit que la seconde version donne les conditions requises pour que soit vrai un énoncé concernant Smith et ce qu'il a fait ; et la troisième pour que soit vrai un énoncé concernant le témoin et ce qu'il a fait ou vu. En matière de preuve, il est de règle qu'un témoin doit se borner à déclarer ce qu'il a effectivement vu, ce qui peut faciliter au juge la distinction entre vrais et faux témoignages. Aussi la troisième version peut-elle présenter sur la seconde des avantages du point de vue de la recherche ou de la découverte de la vérité ; mais c'est là une question épistémologique ou méthodologique. Or ce qui nous intéresse ici, c'est la question logique ou ontologique : celle de ce que nous voulons dire ou cherchons à exprimer quand nous parlons de vérité ou de correspondance avec les faits. De ce point de vue, la troisième formulation ne présente pas d'avantage sur la seconde. Chacune répond de la même façon à la question : « Qu'est-ce que la vérité ? », et le fait indirectement, en énonçant les conditions requises pour qu'un énoncé déterminé soit vrai [...] Il faut distinguer nettement entre savoir ce que signifie la vérité et avoir un moyen, un critère, pour décider si un énoncé est vrai ou faux. Cette distinction d'ordre très général est d'une importance considérable pour juger du relativisme. Sans doute savons-nous ce que nous entendons par une denrée saine et une denrée légèrement avariée ; mais, dans certains cas, il peut être difficile de distinguer l'une de l'autre : nous disons alors que nous n'avons pas de critères des qualités d'une denrée saine. De même, les médecins savaient ce qu'ils voulaient dire par tuberculose, longtemps avant qu'ils ne disposent de tests, c'est-à-dire de critères, permettant de reconnaître cette maladie. On comprend le désir qu'ont les esprits précis de disposer de critères ; désir raisonnable quand il est possible à satisfaire. Mais ce serait une erreur de croire qu'à défaut de critères concernant l'altération d'une denrée, on ne peut se demander si celle-ci est gâtée ou non ; ou qu'à défaut de critères concernant la tuberculose la phrase : « Un tel est tuberculeux », n'a pas de sens ; et la phrase : « Un tel ment effrontément », non plus, tant qu'il n'existe pas de détecteur de mensonge auquel on puisse se fier. En fait, l'établissement d'une série de tests concernant la tuberculose ou le mensonge est postérieur à la détermination, sans doute grossière, de ce que nous entendons par ces mots. Bien entendu, la découverte d'examens de laboratoire permettant de déceler la tuberculose peut nous apprendre bien des choses nouvelles sur cette maladie, au point que cela peut transformer le sens même du mot qui la désigne. On pourrait peut-être aller jusqu'à dire que le terme de tuberculose peut alors être défini par ces critères. N'empêche qu'il signifiait déjà quelque chose auparavant. Notons, en passant, qu'il existe peu de maladies pour lesquelles nous disposions de critères satisfaisants ou de définitions précises. La plupart d'entre nous ne connaissent pas les critères qui permettent de savoir si un billet de banque est authentique ou faux. Mais, si nous trouvions deux billets portant le même numéro, nous aurions de bonnes raisons de déclarer que l'un des deux est faux : assertion qui ne serait pas privée de signification par l'absence d'un critère d'authenticité. »