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Florilèges

Publié le Dec 18, 2018

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Le  Tuesday, December 18, 2018

Groupement de texte sur la maxime : « Connais-toi toi-même » / « Gnôthi seauton »

Florilège

  • Vernant, J.P. : Entre mythe et politique, L'homme grec (1996) « La maxime de Delphes : « Connais-toi toi-même », ne prône pas, comme nous aurions tendance à le supposer, un retour sur soi pour atteindre, par introspection et analyse, un «je» caché, invisible à tout autre, et qui serait posé comme un pur acte de pensée ou comme le domaine secret de l'intimité personnelle. Le cogito cartésien, le « je pense donc je suis », n'est pas moins étranger à la connaissance que l'homme grec a de lui-même qu'à son expérience du monde. Ni l'une ni l'autre ne sont données dans l'intériorité de sa conscience subjective. Pour l'oracle, « connais-toi toi-même » signifie : apprends tes limites, sache que tu es un homme mortel, n'essaie pas de t'égaler aux dieux. Même pour le Socrate de Platon qui réinterprète la formule traditionnelle et lui donne une portée philosophique neuve en lui faisant dire ; connais ce que tu es véritablement, ce qui en toi est toi-même, c'est-à-dire ton âme, ta psuchê, il ne s'agit nullement d'inciter ses interlocuteurs à tourner le regard vers l'intérieur d'eux-mêmes pour se découvrir au-dedans de leur moi. S'il est une évidence incontestable, c'est bien que l'œil ne peut se voir lui-même : il lui faut toujours diriger ses rayons vers un objet situé à  l'extérieur. De la même façon, le signe visible de notre identité, ce visage que nous offrons aux regards de tous pour qu'ils nous reconnaissent, nous ne pouvons jamais le contempler nous-mêmes qu'en allant chercher dans les yeux d'autrui le miroir qui nous renvoie du dehors notre propre image.  Écoutons Socrate dialoguer avec Alcibiade : « Quand nous regardons l'œil de quelqu'un qui est en face de nous, notre visage se réfléchit dans ce qu'on appelle la pupille comme dans un miroir ; celui qui s'y regarde y voit son image. – C'est exact. – Ainsi quand l'œil considère un autre œil, quand il fixe son regard sur la partie de cet œil qui est la plus excellente, celle qui voit, c'est lui-même qu'il voit […] Et l'âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit regarder une autre âme et dans cette âme la partie où résidé la faculté propre à l'âme, l'intelligence, ou encore tel autre objet qui lui est semblable. » (Alcibiade, 133 a-b.) Que sont ces objets semblables à l'intelligence ? Formes intelligibles, vérités mathématiques, ou encore selon le passage sans doute interpolé dont Eusèbe fait mention dans sa Préparation évangélique aussitôt après le texte que nous venons de citer : le dieu, car « il est le meilleur miroir des choses humaines pour qui veut juger de la qualité de l'âme et c'est en lui que nous pouvons le mieux nous voir et nous connaître ». Mais quels que soient ces objets : âme d'autrui, essences intelligibles, dieu, c'est toujours en regardant non en elle, mais au-dehors, un être autre qui lui est apparenté, que notre âme peut se connaître comme l'œil peut voir à l'extérieur un objet éclairé en raison de l'affinité naturelle entre le regard et la lumière,  de la similitude complète entre ce qui voit et ce qui est vu. Ainsi que nous sommes, notre visage et notre âme, nous le voyons et connaissons en regardant l'œil et l'âme d'autrui. L'identité de chacun se révèle dans le commerce avec l'autre, par le croisement des regards et l'échange des paroles. »

     

    Groupement de texte

     

    Sur la maxime : « Connais-toi toi-même » / « Gnôthi seauton »

     

    Table des matières

     

    Platon : Alcibiade majeur, 137a-144a (-IV)        

    Charmide, 325b-326d.                    

    Phédon, 79c-79d.                

    Aristote : La Grande Morale, II, XV          

    Augustin, St. : La Trinité, X (416)               

    Descartes, R. : Méditations métaphysiques, II (1641)                  

    Pascal, B. : Pensées, 347 (1662)   

    Idem., 139                    

    Locke, J : Essai sur l'entendement humain, II, 27, §1, 23 (1690)     

    Malebranche, N. : De la Recherche de la vérité,III, II, 7 (1674)    

    Leibniz, G.W. : Nouveaux essais sur l'entendement humain, préface (1703)   

    Rousseau, J.J. : L'Émile, IV – Profession de foi du Vicaire Savoyard (1762)   

    Idem. : Second discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes (1755)    

    Hume, D. : Traité de la nature humaine, I, IV, 6 (1740)      

    Kant, E. : Critique de la raison pure, I, I, I, § 25 (1786)            

    Hegel, G.W. : Cours d'esthétique, I, introduction, (1842)        

    Idem. : Encyclopédie, Philosophie de l'esprit, § 377 (1867)      

    Schopenhauer, A. : Le Monde comme volonté et représentation, (1819)      

    Idem. : Le fondement de la morale, III, 14 (1841)     

    Marx, K. et Engels, F. : L'Idéologie allemande, I, A (1845-1846)          

    Marx, K. : Critique de l'économie politique (1859)     

    Nietzsche, F. : Considérations inactuelles, III, §1 (1874)        

    Idem. : Aurore, § 105 (1880)          

    Idem. : Le Gai Savoir, V, § 354 (1882)   

    Idem. : Par-delà le bien et le mal, § 1 et 16-17 (1886)     

    Idem. : La Volonté de Puissance, I, I, § 147 ; I, II, §228 ; II, III, §606 (1885-1888)  

    Bergson, H. : La Pensée et le Mouvant, Introduction à la métaphysique (1903)  

    Freud, S. : Essais de psychanalyse appliquée, Une difficulté (1917)   

    Idem. : Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse, III (1915-1916)   

    Idem. : Psychanalyse et médecine, Ma vie et la psychanalyse (1926)       

    Alain :Éléments de philosophie, II, 16, (1941)     

    Sartre, J.P. : L'Existentialisme est un humanisme (1946)     

    Vernant, J.P. : Entre mythe et politique, L'homme grec (1996)              

     

     

    Platon : Alcibiade majeur, 137a-144a (-IV)

    « SOCRATE : De quelle manière pourrions-nous connaître très lucidement ce « soi-même essentiel » ? Il apparaît que si nous le savions, nous nous connaîtrions aussi nous-mêmes. Mais par les dieux, l'heureuse parole de l'inscription delphique que nous rappelions à l'instant, ne l'entendons-nous pas ? [...] Si c'était à notre regard, comme à un homme, que l'inscription s'adressât en lui donnant ce conseil : « Regarde-toi toi-même » ; comment comprendrions-nous le sens de cet avis ? Ne serait-ce pas destiner l'oeil à porter son regard sur un objet dans lequel il se verrait lui-même ? ALCIBIADE : C'est clair. SOCRATE : Demandons donc quel est, parmi les objets, celui sur lequel il faut diriger notre regard pour voir en même temps cet objet et nous-mêmes ? ALCIBIADE : À l'évidence, Socrate, un miroir ou un objet du même type ? SOCRATE : C'est juste. Mais l'oeil, moyen de notre vision, ne renferme-t-il pas quelque chose semblable à un miroir ? ALCIBIADE : Absolument. SOCRATE : Tu as sans doute remarqué, qu'en portant son regard sur l'oeil de quelqu'un qui nous fait face, notre visage se réfléchit dans ce qu'on appelle aussi sa pupille, comme en un miroir ; celui qui porte ainsi son regard, y voit son image. ALCIBIADE : Tu dis vrai. SOCRATE : Ainsi donc, un oeil contemplant un autre oeil et dirigeant son regard sur ce qu'il y a de meilleur en lui, c'est-à-dire vers cette pupille qui est le moyen de sa vision, peut ainsi se voir lui-même. ALCIBIADE : Évidemment. SOCRATE : Mais s'il venait à jeter son regard sur quelque autre partie du corps de l'homme, ou sur quelque autre objet, sauf celui auquel l'oeil se trouve être semblable il ne se verrait nullement lui-même. ALCIBIADE : Tu dis vrai. SOCRATE : Il en résulte que si l'oeil veut se voir lui-même, c'est sur un oeil qu'il doit porter son regard et sur cette partie de l'oeil où se trouve sa capacité propre, c'est-à-dire, je pense, la vision ? ALCIBIADE : C'est bien cela. SOCRATE : Eh bien, cher Alcibiade, l'âme à son tour, si elle veut se connaître elle-même, n'est-ce pas vers une âme qu'elle doit regarder et surtout vers cette partie de l'âme en laquelle réside la capacité propre d'une âme, la sagesse, ou encore vers telle autre partie qui lui est semblable ? ALCIBIADE : C'est bien mon sentiment, Socrate. SOCRATE : Or, sommes-nous à même de dire qu'il y ait dans l'âme quelque réalité plus divine que celle qui se rattache à la connaissance et à la pensée ? ALCIBIADE : Nous n'en sommes pas capables. SOCRATE : C'est donc au Divin que ressemble cette capacité de l'âme, et quand on jette le regard vers elle et que l'on reconnaît tout ce qu'elle a de divin, Dieu et la pensée, c'est alors qu'on est bien prêt de se connaître parfaitement soi-même. ALCIBIADE : Sans aucun doute. SOCRATE : Sans doute, parce que, comme les miroirs sont plus clairs, plus purs et plus éclatants de lumière que le miroir de l'oeil, de même Dieu se trouve être aussi plus pur et plus éclatant de lumière que ce qu'il y a de meilleur en notre âme. ALCIBIADE : Il semble bien que oui, Socrate. SOCRATE : C'est donc en dirigeant nos regards vers Dieu, que nous userions, selon la capacité de l'âme, du plus beau miroir des choses humaines ; et c'est ainsi que nous pourrions le mieux nous voir et nous connaître nous-mêmes. ALCIBIADE : Oui [...] SOCRATE : Or se connaître soi-même, ne convenons-nous pas que c'est là ce qui constitue la sagesse ? ALCIBIADE : Parfaitement. [...] »

     

    Charmide, 325b-326d.

    « SOCRATE : Donc, à ce qu'il me semble, puisqu'il [le médecin] agit quelquefois utilement, il agit avec modération, il est sage ; et néanmoins il ne se connaît pas, il ne sait pas qu'il est sage. CRITIAS: Mais non, Socrate, cela n'est pas possible ! Si tu crois que mes paroles aboutissent nécessairement à cette conséquence, j'aime mieux les retirer, j'aime mieux, sans rougir, avouer que je me suis exprimé inexactement, plutôt que d'accorder qu'on puisse être sage tout en ne se connaissant pas soi-même. Peu s'en faut même que je ne définisse le Sagesse comme la connaissance de soi-même, et je suis tout à fait du sentiment de celui qui a placé dans le Temple de Delphes une inscription de ce genre. Cette inscription est, à mon avis, le salut que le dieu adresse à ceux qui y entrent; au lieu de la formule ordinaire "sois heureux!", il pense apparemment que ce salut "sois heureux!" n'est pas convenable, et que les hommes doivent s'exhorter, non au bonheur, mais à la Sagesse. Voilà en quels termes, différents des nôtres, le dieu parle à ceux qui entrent dans son temple, si je comprends bien la pensée de l'auteur de l'inscription. Sois sage! dit-il à tout venant, dans un langage un peu énigmatique, comme celui d'un devin. "Connais-toi toi-même" et "sois sage", c'est la même chose; ainsi du moins nous le pensons, l'inscription et moi. Mais on peut fort bien y voir une différence, et c'est le cas de ceux qui ont gravé les inscriptions plus récentes: "Rien de trop" et "La caution mène au malheur". Ils ont pris la sentence: "Connais-toi toi-même" pour un conseil, et non pour le salut du dieu à ceux qui entrent. Et voulant montrer que eux aussi étaient capables de donner d'utiles conseils, ils ont gravé ces maximes sur les murs de l'édifice. »

     

    Phédon, 79c-79d.

    « Mais ce point-là, ne l'avions-nous pas justement établi [...] quand nous disions : toutes les fois que l'âme a recours au corps pour examiner quelque chose, utilisant soit la vue, soit l'ouïe, soit n'importe quel autre sens (par « avoir recours au corps » j'entends - « utiliser les sens pour examiner quelque chose ») alors elle est traînée par le corps dans la direction de ce qui jamais ne reste même que soi, et la voilà en proie à l'errance, au trouble, au vertige, comme si elle était ivre, tout cela parce que c'est avec ce genre de choses qu'elle est en contact ? - Oui, absolument. - Quand, au contraire, c'est l'âme elle-même, et seulement par elle-même, qui conduit son examen, elle s'élance là-bas, vers ce qui est pur et qui est toujours, qui est immortel et toujours semblable à soi ? Et comme elle est apparentée à cette manière d'être, elle reste toujours en sa compagnie, chaque fois précisément que, se concentrant elle-même en elle-même, cela lui devient possible. C'en est fini alors de son errance : dans la proximité de ces êtres, elle reste toujours semblablement même qu'elle-même, puisqu'elle est à leur contact. Cet état de l'âme, c'est bien ce qu'on appelle la pensée ? - C'est vraiment très beau, et très vrai, ce que tu dis, Socrate. »

     

     

    Aristote : La Grande Morale, II, XV

    « Apprendre à se connaître est très difficile (...) et un très grand plaisir en même temps (quel plaisir de se connaître !) ; mais nous ne pouvons pas nous contempler nous-mêmes à partir de nous-mêmes : ce qui le prouve, ce sont les reproches que nous adressons à d'autres, sans nous rendre compte que nous commettons les mêmes erreurs, aveuglés que nous sommes, pour beaucoup d'entre nous, par l'indulgence et la passion qui nous empêchent de juger correctement. Par conséquent, à la façon dont nous regardons dans un miroir quand nous voulons voir notre visage, quand nous voulons apprendre à nous connaître, c'est en tournant nos regards vers notre ami que nous pourrions nous découvrir, puisqu'un ami est un autre soi-même. Concluons : la connaissance de soi est un plaisir qui n'est pas possible sans la présence de quelqu'un d'autre qui soit notre ami ; l'homme qui se suffit à soi-même aurait donc besoin d'amitié pour apprendre à se connaître soi-même. »

     

     

    Augustin, St. : La Trinité, X (416)

    « Que l'âme ne cherche donc pas à s'atteindre comme une absente, mais qu'elle s'applique à discerner sa présence ! Quelle ne cherche pas à se connaître comme si elle était une inconnue pour elle-même, mais qu'elle se distingue de ce qu'elle sait n'être pas elle ! Ce précepte qu'elle reçoit, le " Connais-toi toi-même ", comment se souciera-t-elle de le mettre en pratique, si elle ne sait ce que signifient le "connais" et le "toi-même"? Dès lors qu'elle comprend ces deux mots, c'est qu'elle se connaît aussi elle-même. Car on ne dit pas à l'âme "Connaît-toi toi-même " comme on lui dit " Connais les chérubins et les séraphins " : bien qu'ils soient pour nous des absents, nous croyons en eux, parce que la foi nous apprend que ce sont des puissances célestes. On ne lui prescrit pas non plus de se connaître comme on lui dirait " Connais la volonté de cet homme " : car cette volonté ne nous est pas présente, nous n'en avons ni intuition ni l'intelligence, sinon grâce à la manifestation de signes extérieurs ; encore, ces signes, y croyons nous plus que nous ne les comprenons ! On ne lui dit pas non plus ces paroles comme on dirait à quelqu'un " Regarde ton visage ", ce qui ne peut se faire que dans un miroir. Car notre visage lui aussi échappe à notre vue : il ne se trouve pas là ou peut se diriger notre regard. Mais lorsqu'on dit à l'âme " Connais-toi toi-même ", dès l'instant qu'elle comprend ces paroles " toi-même ", elle se connaît ; cela , pour la simple raison qu'elle est présente à elle même. Si au contraire elle ne comprend pas ce qu'on lui dit, elle ne peut nécessairement pas le faire. Ainsi, ce qu'on lui commande de faire, c'est ce qu'elle fait, dès qu'elle comprend le commandement. »

     

     

    Descartes, R. : Méditations métaphysiques, II (1641)

    « Je suppose donc que toutes les choses que je vois sont fausses ; je me persuade que rien n’a jamais été de tout ce que ma mémoire remplie de mensonges me représente ; je pense n’avoir aucun sens ; je crois que le corps, la figure, l’étendue, le mouvement et le lieu ne sont que des fictions de mon esprit. Qu’est-ce donc qui pourra être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a rien au monde de certain. Mais que sais-je s’il n’y a point quelque autre chose différente de celles que je viens de juger incertaines, de laquelle on ne puisse avoir le moindre doute ? N’y a-t-il point quelque Dieu ou quelque autre puissance qui me met en l’esprit ces pensées ? Cela n’est pas nécessaire ; car peut-être que je suis capable de les produire moi-même. Moi donc à tout le moins ne suis-je point quelque chose ? Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps. J’hésite néanmoins, car que s’ensuit-il de là ? suis-je tellement dépendant du corps et des sens que je ne puisse être sans eux ? Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel aucune terre, aucuns esprits ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes : j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien tant que je penserai être quelque chose. De sorte qu’après y avoir bien pensé et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie, toutes les fois que je la prononce ou que je la conçois en mon esprit. Mais que suis-je donc ? Une chose qui pense. Qu'est-ce qu'une chose qui pense ? C'est bien une chose qui doute, qui connaît, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent. Assurément, ce n'est pas peu, si l'ensemble de ces modalités m'appartient ; mais pourquoi ne m'appartiendraient-elles pas ? Ne suis-je pas moi-même celui qui maintenant doute de presque tout, qui cependant connaît quelque chose, qui affirme que cela seul est vrai, nie tout le reste, désire en savoir davantage, ne veux pas être trompé, imagine même malgré moi beaucoup de choses, en aperçois aussi beaucoup comme si elles venaient des sens ? Y a-t-il rien de cela, quand bien même je dormirais toujours, quand bien même celui qui m'a créé se jouerait de moi autant qu'il est en son pouvoir, qui ne soit aussi vrai qu'il est vrai que je suis ? Y a-t-il rien qui se distingue de ma pensée ? Y a-t-il rien qui puisse être dit séparé de moi-même ? Car que ce soit moi qui doute, qui connais, qui veux, cela est si manifeste qu'il ne se présente rien par quoi l'expliquer avec plus d'évidence. Mais aussi, je suis encore moi, le même qui imagine ; car, quand bien même, peut-être, comme j'ai supposé, absolument aucune chose imaginée ne serait véritable, toutefois la puissance même d'imaginer existe effectivement et fait partie de ma pensée. Je suis enfin, moi, le même qui sens, c'est-à-dire qui aperçois des choses corporelles comme par l'entremise des sens : par exemple, maintenant je vois de la lumière, j'entends du bruit, je sens de la chaleur. Ces choses sont fausses puisque je dors ! Malgré tout, il me semble voir, il me semble entendre, il me semble avoir chaud, cela ne peut pas être faux ; cela est, au sens propre, ce qui en moi s'appelle sentir ; et cela, considéré dans ces limites précises, n'est rien d'autre que penser. Ainsi, je commence sans doute à connaître un peu mieux ce que je suis."

     

     

    Pascal, B. : Pensées, 347 (1662)

    « La grandeur de l'homme est grande en ce qu'il se connaît misérable. Un arbre ne se connaît pas misérable. C'est donc être misérable que de se connaître misérable ; mais c'est être grand que de connaître qu'on est misérable. Penser fait la grandeur de l'homme. Je puis bien concevoir un homme sans mains, pieds, tête (car ce n'est que l'expérience qui nous apprend que la tête est plus nécessaire que les pieds). Mais je ne puis concevoir un homme sans pensée : ce serait une pierre ou une brute. [...] L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser : une vapeur, une goutte d'eau, suffit pour le tuer. Mais, quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue, parce qu'il sait qu'il meurt, et l'avantage de l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien. Toute notre dignité consiste donc en la pensée. C'est de là qu'il nous faut relever et non de l'espace et de la durée, que nous ne saurions remplir. Travaillons donc à bien penser : voilà le principe de la morale. »

     

    Idem., 139

    « Divertissement. — Quand je m'y suis mis quelquefois, à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises, etc., j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place. On n'achètera une charge à l'armée si cher, que parce qu'on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir.
    Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près. Quelque condition qu'on se figure, si l'on assemble tous les biens qui peuvent nous appartenir, la royauté est le plus beau poste du monde, et cependant qu'on s'en imagine, accompagné de toutes les satisfactions qui peuvent le toucher. S'il est sans divertissement, et qu'on le laisse considérer et faire réflexion sur ce qu'il est, cette félicité languissante ne le soutiendra point, il tombera par nécessité dans les vues qui le menacent, des révoltes qui peuvent arriver, et enfin de la mort et des maladies qui sont inévitables ; de sorte que, s'il est sans ce qu'on appelle divertissement, le voilà malheureux, et plus malheureux que le moindre de ses sujets, qui joue et se divertit. »

     

     

    Locke, J : Essai sur l'entendement humain, II, 27, §1, 23 (1690)

    « Cela posé, pour trouver en quoi consiste l'identité personnelle, il faut voir ce qu'emporte le mot de personne. C'est, à ce que je crois, un Être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut consulter soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu'il fait uniquement par le sentiment qu'il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque Être que ce soit d'apercevoir sans apercevoir qu'il aperçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes : et c'est par là que chacun est à lui-même ce qu'il appelle soi-même. [...] Car puisque la conscience accompagne toujours la pensée, et que c'est là ce qui fait que chacun est ce qu'il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre chose pensante : c'est aussi en cela seul que consiste l'identité personnelle, ou ce qui fait qu'un Être raisonnable est toujours le même. Et aussi loin que cette conscience peut s'étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s'étend l'identité de cette personne : le soi est présentement le même qu'il était alors : et cette action passée a été faite par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l'esprit […]. Cela posé, pour trouver en quoi consiste l'identité personnelle, il faut voir ce qu'emporte le mot de personne. C'est, à ce que je crois, un Être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut consulter soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu'il fait uniquement par le sentiment qu'il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque Être que ce soit d'apercevoir sans apercevoir qu'il aperçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes : et c'est par là que chacun est à lui-même ce qu'il appelle soi-même. [...] Car puisque la conscience accompagne toujours la pensée, et que c'est là ce qui fait que chacun est ce qu'il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre chose pensante : c'est aussi en cela seul que consiste l'identité personnelle, ou ce qui fait qu'un Être raisonnable est toujours le même. Et aussi loin que cette conscience peut s'étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s'étend l'identité de cette personne : le soi est présentement le même qu'il était alors : et cette action passée a été faite par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l'esprit. […] § 23. La conscience seule constitue le soi : Il n'y a que la conscience qui puisse unir en une même personne des existences éloignées, et non l'identité de substance. Car, quelle que soit la substance, quelle que soit sa structure, il n'y a pas de personne sans conscience : [ou alors] un cadavre pourrait être une personne, aussi bien que n'importe quelle substance sans conscience. Pourrions-nous supposer deux consciences distinctes et incommunicables faisant agir le même corps, l'une de jour et l'autre de nuit, et en sens inverse la même conscience qui ferait agir par intervalle des corps distincts ? Je me demande si, dans le premier cas, celui qui travaille de jour et celui qui travaille de nuit ne seraient pas deux personnes aussi distinctes que Socrate et Platon ; et si dans le second cas, il n'y aurait pas une personne en deux corps différents, tout comme un homme reste le même dans des vêtements différents. Il ne sert absolument à rien de dire que dans les cas précédents les consciences sont les mêmes ou diffèrent en fonction de substances immatérielles identiques ou différentes, qui introduiraient en même temps la conscience dans ces corps: que ce soit vrai ou faux, cela ne change rien, puisqu'il est évident que l'identité personnelle serait dans les deux cas déterminée par la conscience, qu'elle soit attachée à une substance immatérielle individuelle ou non. Si l'on accorde en effet que la substance pensante de l'homme doit être nécessairement supposée immatérielle, il n'en demeure pas moins évident que la chose pensante immatérielle peut se défaire parfois de sa conscience passée, puis la retrouver; comme en témoigne souvent chez l'homme l'oubli des actions passées, et le fait que plusieurs fois il retrouve trace de conscience passée complètement perdue depuis vingt ans. Supposez que ces intervalles de mémoire et d'oubli alternent régulièrement jour et nuit, et vous aurez deux personnes qui auront le même Esprit immatériel, tout comme dans l'exemple précédent vous aviez deux personnes avec le même corps. Ainsi le soi n'est pas déterminé par l'identité ou la différence de substance - ce dont il ne peut être sûr - mais seulement par l'identité de conscience. »

     

     

    Malebranche, N. : De la Recherche de la vérité,III, II, 7 (1674)

    « III. COMMENT ON CONNAÎT LES CORPS : Toutes les choses qui sont en ce monde, dont nous ayons quelque connaissance, sont des corps ou des esprits ; propriétés de corps, propriétés d'esprits. On ne peut douter que l'on ne vole les corps avec leurs propriétés par leurs idées ; parce que n'étant pas intelligibles par eux-mêmes, nous ne les pouvons voir que dans l'être, qui les renferme d'une manière intelligible. Ainsi c'est en Dieu, et par leurs idées, que nous voyons les corps avec leurs propriétés ; et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est très parfaite : je veux dire, que l'idée que nous avons de l'étendue suffit pour nous faire connaître toutes les propriétés, dont l'étendue est capable ; et que nous ne pouvons désirer d'avoir une idée plus distincte et plus féconde de l'étendue, des figures et des mouvements que celle que Dieu nous en donne. Comme les idées des choses qui sont en Dieu renferment toutes leurs propriétés, qui en voit les idées, en peut voir successivement toutes les propriétés : car lorsqu'on voit les choses comme elles sont en Dieu, on les voit toujours d'une manière très parfaite : et elle serait infiniment parfaite, si l'esprit qui les y voit était infini. Ce qui manque à la connaissance que nous avons de l'étendue, des figures, et des mouvements, n'est point un défaut de l'idée qui la représente, mais de notre esprit qui la considère. IV. COMMENT ON CONNAÎT SON ÂME : Il n'en est pas de même de l'âme, nous ne la connaissons point par son idée - nous ne la voyons point en Dieu : nous ne la connaissons que par conscience ; et c'est pour cela que la connaissance que nous en avons est imparfaite. Nous ne savons de notre âme, que ce que nous sentons se passer en nous. Si nous n'avions jamais senti de douleur, de chaleur, de lumière, etc. nous ne pourrions savoir si notre âme en serait capable, parce que nous ne la connaissons point par son idée. Mais si nous voyions en Dieu l'idée qui répond à notre âme, nous connaîtrions en même temps, ou nous pourrions connaître toutes les propriétés dont elle est capable: comme nous connaissons ou nous pouvons connaître toutes les propriétés dont l'étendue est capable parce que nous connaissons l'étendue par son idée. Il est vrai que nous connaissons assez par notre conscience, ou par le sentiment intérieur que nous avons de nous-mêmes, que notre âme est quelque chose de grand ; mais il se peut faire que ce que nous en connaissons ne soit presque rien de ce qu'elle est en elle-même. Si on ne connaissait de la matière que vingt ou trente figures dont elle aurait été modifiée, certainement on n'en connaîtrait presque rien, en comparaison de ce que l'on en peut connaître par l'idée qui la représente. Il ne suffit donc pas pour connaître parfaitement l'âme, de savoir ce que nous en savons par le seul sentiment intérieur ; puisque la conscience que nous avons de nous-mêmes ne nous montre peut-être que la moindre partie de notre être. »

     

     

    Leibniz, G.W. : Nouveaux essais sur l'entendement humain, préface (1703)

    « Il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part; mais jointes à d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l'assemblage. C'est ainsi que l'accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu'il ne se passe encore quelque chose dans l'âme qui y réponde, à cause de l'harmonie de l'âme et du corps, mais ces impressions qui sont dans l'âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent, quand nous ne sommes point admonestés, pour ainsi dire, et avertis de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans être remarquées. Mais si quelqu'un nous en avertit incontinent après et nous fait remarquer, par exemple, quelque bruit qu'on vient d'entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l'aperception ne venant dans ce cas que de l'avertissement après quelque intervalle, tout petit qu'il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer, dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugissement même, et qu'il ne se remarquerait pas si cette vague, qui le fait, était seule. Car il faut qu'on soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelques petits qu'ils soient; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose. »

     

     

    Rousseau, J.J. : L'Émile, IV – Profession de foi du Vicaire Savoyard (1762)

    « J'existe et j'ai des sens par lesquels je suis affecté. Voilà la première vérité qui me frappe et à laquelle je suis forcé d'acquiescer. Ai-je un sentiment propre de mon existence, ou ne la sens-je que par mes sensations ? Voilà mon premier doute, qu'il m'est, quant à présent, impossible de résoudre. Car, étant continuellement affecté de sensations, ou immédiatement, ou par la mémoire, comment puis-je savoir si le sentiment du moi est quelque chose hors de ces mêmes sensations, et s'il peut être indépendant d'elles ? Mes sensations se passent en moi, puisqu'elles me font sentir mon existence ; mais leur cause m'est étrangère, puisqu'elles m'affectent malgré que j'en aie, et qu'il ne dépend de moi ni de les produire ni de les anéantir. Je conçois donc clairement que ma sensation qui est en moi, et sa cause ou son objet qui est hors de moi, ne sont pas la même chose. Ainsi, non seulement j'existe, mais il existe d'autres êtres, savoir, les objets de mes sensations ; et quand ces objets ne seraient que des idées, toujours est-il vrai que ces idées ne sont pas moi. »

     

    Idem. :Second discours sur l’origine de l’inégalité… (1755)

    « Quand je vois chacun de nous sans cesse occupé de l'opinion publique étendre pour ainsi dire son existence tout autour de lui sans réserver presque rien dans son propre cœur, je crois voir un petit  insecte former de sa substance une grande toile par laquelle seule il paraît sensible tandis qu’on le croirait mort dans son trou. La vanité de l’homme est la toile d’araignée qu’il tend sur tout ce qui l’environne. L’une est aussi solide que l’autre, le moindre fil qu’on touche met l’insecte en mouvement, il mourrait de langueur si l’on laissait la toile tranquille, et si d’un doigt on la déchire il achève de s’épuiser plutôt que de ne la pas refaire à l’instant. Commençons par redevenir nous, par nous concentrer en nous, par circonscrire notre âme des mêmes bornes que la nature a données à notre être, commençons en un mot par nous rassembler où nous sommes, afin qu’en cherchant à nous connaître tout ce qui nous compose vienne à la fois se présenter à nous. Pour moi, je pense que celui qui sait le mieux en quoi consiste le moi humain est le  plus près de la sagesse et que comme le premier trait d’un dessin se forme des lignes qui le terminent, la première idée de l’homme est de le séparer de tout ce qui n’est pas lui. »

     

     

    Hume, D. : Traité de la nature humaine, I, IV, 6 (1740)

    « Il est des philosophes qui imaginent que nous sommes à chaque instant intimement conscients de ce que nous appelons notre MOI, que nous en sentons l'existence et la continuité d'existence, et que nous sommes certains, avec une évidence qui dépasse celle d’une démonstration, de son identité et de sa simplicité parfaites. […] Pour moi, quand je pénètre le plus intimement dans ce que j'appelle moi-même, je tombe toujours sur une perception particulière ou sur une autre, de chaleur, de froid, de lumière ou d'ombre, d'amour ou de haine, de douleur ou de plaisir. Je ne parviens jamais, a aucun moment, à me saisir moi-même sans une perception et je ne peux jamais rien observer d'autre que la perception. Quand mes perceptions sont absentes pour quelque temps, quand je dors profondément, par exemple, je suis, pendant tout ce temps, sans conscience de moi-même et on peut dire à juste titre que je n'existe pas. Et si toutes mes perceptions étaient supprimées par la mort, si je ne pouvais plus penser, ni éprouver, ni voir, aimer ou haïr après la destruction de mon corps, je serais entièrement anéanti et je ne conçois pas du tout ce qu'il faudrait de plus pour faire de moi une parfaite non-entité. Si quelqu’un, à partir d’une réflexion sérieuse et sans préjugé, pense qu’il a une notion différente de lui-même, je dois avouer que je ne puis raisonner plus longtemps avec lui. Tout ce que je peux lui accorder, c’est qu’il peut avoir raison aussi bien que moi, et que nous différons essentiellement sur ce point. Il peut peut-être percevoir quelque chose de simple et de continu, qu’il appelle lui-même, mais je suis certain qu’il n’existe pas un tel principe en moi. Mais en écartant certains métaphysiciens de ce genre, je peux m’aventurer à affirmer du reste des hommes qu’ils ne sont rien qu’un ensemble , une collection de différentes perceptions qui se succèdent les unes aux autres avec une inconcevable rapidité et qui sont dans un flux et un mouvement perpétuels. Nos yeux ne peuvent tourner dans leurs orbites sans faire varier nos perceptions. Notre pensée est encore plus variable que notre vue, et tous nos autres sens et toutes nos autres facultés contribuent à ce changement. Il n’est pas un seul pouvoir de l’âme qui demeure inaltérablement identique peut-être pour un seul moment. L’esprit est une sorte de théâtre où différentes perceptions font successivement leur apparition, passent, repassent, glissent et se mêlent en une infinie variété de positions et de situations. Il n’y a en lui proprement ni simplicité en un moment, ni identité en différents moments. La comparaison du théâtre ne doit pas nous induire en erreur. Ce sont seulement les perceptions successives qui constituent l’esprit. Nous n’avons pas la plus lointaine notion du lieu où ces scènes sont représentées ni des matériaux dont il se compose. »

     

     

    Kant, E. : Critique de la raison pure, I, I, I, § 25 (1786)

     « J'ai conscience de moi-même, […] non pas tel que je m'apparais, ni tel que je suis en moi-même, mais j'ai seulement conscience que je suis. Cette représentation est une pensée, et non une intuition […] Je n'ai donc aucune connaissance de moi tel que je suis, mais je me connais simplement tel que je m'apparais à moi-même. La conscience de soi-même n'est donc pas encore, il s'en faut, une connaissance de soi-même. »

     

     

     

    Hegel, G.W. : Cours d'esthétique, I, introduction, (1842)

     

    « Les choses naturelles ne sont qu'immédiatement et pour ainsi dire en un seul exemplaire, mais l'homme, en tant qu'esprit, se redouble, car d'abord il est au même titre que les choses naturelles sont, mais ensuite, et tout aussi bien, il est pour soi, se contemple, se représente lui-même, pense et n'est esprit que par cet être-pour-soi actif. L'homme obtient cette conscience de soi-même de deux manières différentes: premièrement de manière théorique, dans la mesure où il est nécessairement amené à se rendre intérieurement conscient à lui-même, où il lui faut contempler et se représenter ce qui s'agite dans la poitrine humaine, ce qui s'active en elle et la travaille souterrainement, se contempler et se représenter lui-même de façon générale, fixer à son usage ce que la pensée trouve comme étant l'essence, et ne connaître, tant dans ce qu'il a suscité à partir de soi-même que dans ce qu'il a reçu du dehors, que soi-même. Deuxièmement, l'homme devient pour soi par son activité pratique, dès lors qu'il est instinctivement porté à se produire lui-même au jour tout comme à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement et s'offre à lui extérieurement'. Il accomplit cette fin en transformant les choses extérieures, auxquelles il appose le sceau de son intériorité et dans lesquelles il retrouve dès lors ses propres déterminations'. L'homme agit ainsi pour enlever, en tant que sujet libre, son âpre étrangeté au monde extérieur et ne jouir dans la figure des choses que d'une réalité extérieure de soi-même. La première pulsion de l'enfant porte déjà en elle cette transformation pratique des choses extérieures; le petit garçon qui jette des cailloux dans la rivière et regarde les ronds formés à la surface de l'eau admire en eux une oeuvre, qui lui donne à voir ce qui est sien. Ce besoin passe par les manifestations les plus variées et les figures les plus diverses avant d'aboutir à ce mode de production de soi-même dans les choses extérieures tel qu'il se manifeste dans l'oeuvre d'art. Or l'homme ne procède pas seulement ainsi avec les objets extérieurs, mais tout autant avec lui-même, avec sa propre figure naturelle qu'il ne laisse pas subsister en l'état, mais qu'il modifie intentionnellement. 1 — «Premièrement de manière théorique» et «Deuxièmement... par son activité pratique» ne renvoient pas à une succession. Hegel examine tour à tour deux faces de la prise de conscience de soi. 2 — Par un examen intérieur de soi, la pensée trouve ce qui définit essentiellement l'humain. 3 — L'homme se reconnaît dans le monde extérieur en le transformant, en y mettant son empreinte […]. L'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. Un homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l'enfant: le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l'eau, admire en fait une oeuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité. Ce besoin revêt des formes multiples, jusqu'à ce qu'il arrive à cette manière de se manifester soi-même dans les choses extérieures, que l'on trouve dans l’œuvre artistique. Mais les choses artistiques ne sont pas les seules que l'homme traite ainsi; il en use pareillement avec lui-même, avec son propre corps, qu'il change volontairement, au lieu de le laisser dans l'état où il se trouve. Là est le motif de toutes les parures, de toutes les élégances, fussent-elles barbares, contraires au goût, enlaidissantes, voire dangereuses. »

     

     

    Idem. : EncyclopédiePhilosophie de l'esprit, § 377 (1867)

    « La connaissance de l'esprit est la connaissance la plus haute et la plus difficile. Connais-toi toi-même, c'est là un précepte qui n'a ni en lui-même ni dans la pensée de celui qui l'a proclamé le premier, la signification d'une simple connaissance de soi-même, c'est-à-dire d'une connaissance des aptitudes, du caractère, des tendances et des imperfections de l'individu, mais d'une connaissance de ce qu'il y a d'essentiellement vrai dans l'homme, comme aussi du vrai en et pour soi, c'est-à-dire de l'essence elle-même en tant qu'esprit. »

     

     

    Schopenhauer, A. : Le Monde comme volonté et représentation, (1819)

    « Ce qui connaît tout le reste, sans être soi-même connu, c'est le sujet. Le sujet est, par suite, le substratum du monde, la condition invariable, toujours sous-entendue de tout phénomène, de tout objet; car tout ce qui existe, existe seulement pour le sujet. Ce sujet, chacun le trouve en soi, en tant du moins qu'il connaît, non en tant qu'il est objet de connaissance. Notre propre corps lui-même est déjà un objet, et, par suite, mérite le nom de représentation. Il n'est, en effet, qu'un objet parmi d'autres objets, soumis aux mêmes lois que ceux-ci; c'est seulement un objet immédiat. Comme tout objet d'intuition, il est soumis aux conditions formelles de la pensée, le temps et l'espace d'où naît la pluralité. Mais le sujet lui-même, le principe qui connaît sans être connu, ne tombe pas sous ces conditions; car il est toujours   supposé implicitement par elles. On ne peut lui appliquer ni la pluralité, ni la catégorie opposée, l'unité. Nous ne connaissons donc jamais le sujet; c'est lui qui connaît, partout où il y a connaissance. Le monde, considéré comme représentation, seul point de vue qui nous occupe ici, comprend deux moitiés essentielles, nécessaires et inséparables. La première est l'objet qui a pour forme l'espace, le temps, et par suite la pluralité ; la seconde est le sujet qui échappe à la double loi du temps et de l'espace, étant toujours un et indivisible dans chaque être percevant. Il s'ensuit qu'un seul sujet, plus l'objet, suffirait à constituer le monde considéré comme représentation, aussi complètement que les millions de sujets qui existent ; mais que cet unique sujet percevant disparaisse, et, du même coup, le monde conçu comme représentation disparaît aussi. Ces deux moitiés sont donc inséparables, même dans la pensée ; chacune d'elles n'est réelle et intelligible que par l'autre et pour l'autre ; elles existent et cessent d'exister ensemble. Elles se limitent réciproquement : où commence l'objet, le sujet finit. Cette mutuelle limitation apparaît dans le fait que les formes générales essentielles à tout objet : temps, espace et causalité, peuvent se tirer et se déduire entièrement du sujet lui-même, abstraction faite de l'objet ; ce qu'on peut traduire dans la langue de Kant, en disant qu'elles se trouvent a priori dans notre conscience. De tous les services rendus par Kant à la philosophie, le plus grand est peut-être dans cette découverte. »

     

    Idem. : Le fondement de la morale, III, 14 (1841)

    « Au point de vue de l'expérience, la différence entre une personne et celle d'autrui paraît être absolue. Nous sommes divers quant à l'espace : cette diversité me sépare d'autrui, et par suite aussi, mon bien et mon mal de ceux d'autrui. - Mais d'abord, il faut le remarquer, la notion que nous avons de notre propre moi n'est pas de celles qui épuisent le sujet et l'éclairent jusque dans son dernier fond. Grâce à l'intuition que notre cerveau construit avec les données des sens, d'une manière par conséquent indirecte, nous connaissons notre propre corps : c'est un objet dans l'espace ; grâce au sens intime, nous connaissons la série continue de nos désirs, des actes de volonté qui naissent en nous à l'occasion de motifs venus du dehors, et enfin les mouvements multiples, tantôt forts, tantôt faibles, de notre volonté elle-même, mouvements auxquels en fin de compte se ramènent tous les faits dont nous avons sentiment. Mais c'est tout : la connaissance ne saurait se connaître à son tour. Le substrat lui-même de toute cette apparence, l'être en soi, l'être intérieur, celui qui veut et qui connaît, nous est inaccessible : nous n'avons de vue que sur le dehors ; au-dedans, ténèbres. Ainsi la connaissance que nous avons de nous-mêmes n'est ni complète, ni égale en profondeur à son sujet mais plutôt elle est superficielle ; une partie, la plus grande, la plus essentielle, de nous-mêmes n'est ni complète, ni égale en profondeur à son sujet mais plutôt elle est superficielle ; une partie, la plus grande, la plus essentielle, de nous-mêmes, demeure pour nous une inconnue, un problème ; pour parler avec Kant : le moi ne se connaît qu'en qualité de phénomène, mais ce qu'il peut être en lui-même, il ne le connaît pas. - Or, en cette partie de nous, qui tombe sous notre connaissance, assurément chacun diffère nettement des autres ; mais il ne s'ensuit pas encore, qu'il en soit de même pour cette grande et essentielle partie qui demeure pour nous voilée et inconnue. Pour celle-là, il est du moins possible qu'elle soit en nous tous comme un fond unique et identique. » 

     

     

    Marx, K. et Engels, F. : L'Idéologie allemande, I, A (1845-1846)

     « Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productrice selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l'observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l'Etat résultent constamment du processus vital d'individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu'ils peuvent s'apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d'autrui, mais tels qu'ils sont en réalité, c'est-à-dire, tels qu'ils œuvrent et produisent matériellement ; donc tels qu'ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté. La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique. A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os ; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles.
    De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience. »

     

    Marx, K. : Critique de l'économie politique (1859)

    « Dans la production sociale de leur existence, les hommes nouent des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté ; ces rapports de production correspondent à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports forme la structure économique de la société, la fondation réelle sur laquelle s'élève un édifice juridique et politique, et à quoi répondent des formes déterminées de la conscience sociale. Le mode de production de la vie matérielle domine en général le développement de la vie sociale, politique et intellectuelle. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c'est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. À un certain degré de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en collision avec les rapports de production existants, ou avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors, et qui n'en sont que l'expression juridique. Hier encore formes de développement des forces productives, ces conditions se changent en de lourdes entraves. Alors commence une ère de révolution sociale. Le changement dans les fondations économiques s'accompagne d'un bouleversement plus ou moins rapide dans tout cet énorme édifice. Quand on considère ces bouleversements, il faut toujours distinguer deux ordres de choses. Il y a le bouleversement matériel des conditions de production économique. On doit le constater dans l'esprit de rigueur des sciences naturelles. Mais il y a aussi les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques, philosophiques, bref les formes idéologiques, dans lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le poussent jusqu'au bout. On ne juge pas un individu sur l'idée qu'il a de lui-même. On ne juge pas une époque de révolution d'après la conscience qu'elle a d'elle-même. Cette conscience s'expliquera plutôt par les contrariétés de la vie matérielle, par le conflit qui oppose les forces productives sociales et les rapports de production. »

     

     

    Nietzsche, F. : Considérations inactuelles, III, §1 (1874)

     « Mais comment nous retrouver nous-mêmes ? Comment l'homme peut-il se connaître ? C'est une chose obscure et voilée. Et s'il est vrai que le lièvre a sept peaux, l'homme peut se dépouiller de soixante-dix fois sept peaux avant de pouvoir se dire : Voici vraiment ce que tu es, ce n'est plus une enveloppe. C'est par surcroît une entreprise pénible et dangereuse que de fouiller ainsi en soi-même et de descendre de force, par le plus court chemin, jusqu'au tréfonds de son être. Combien l'on risque de se blesser, si grièvement qu'aucun médecin ne pourra nous guérir ! Et de plus, est-ce bien nécessaire alors que tout porte témoignage de ce que nous sommes, nos amitiés comme nos haines, notre regard et la pression de notre main, notre mémoire et nos oublis, nos livres et les traits que trace notre plume ? Mais voici comment il faut instaurer l'interrogatoire essentiel entre tous. Que la jeune âme [...] se demande: « Qu'as-tu vraiment aimé jusqu'à ce jour ? Vers quoi t'es-tu sentie attirée, par quoi t'es-tu sentie dominée et comblée à la fois ? Fais repasser sous tes yeux la série entière de ces objets de vénération, et peut-être, par leur nature et leur succession, te révèleront-ils la loi fondamentale de ton vrai moi. Compare ces objets entre eux, vois comment ils se complètent, s'élargissent, se surpassent, s'illuminent mutuellement, comment ils forment une échelle graduée qui t'a servi à t'élever jusqu'à ton moi. Car ton être vrai n'est pas caché tout au fond de toi : il est placé infiniment au-dessus de toi, à tout le moins au-dessus de ce que tu prends communément pour ton moi. »

     

    Idem. :Aurore, § 105 (1880)

    « La plupart des gens, quoi qu'ils puissent penser et dire de leur « égoïsme », ne font malgré tout, leur vie durant, rien pour leur ego et tout pour le fantôme d'ego qui s'est formé d'eux dans l'esprit de leur entourage qui le leur a ensuite communiqué ; - en conséquence ils vivent tous dans un brouillard d'opinions impersonnelles ou à demi personnelles et d'appréciations de valeur arbitraires et pour ainsi dire poétiques, toujours l'un dans l'esprit de l'autre qui, à son tour, vit dans d'autres esprits - étrange monde de fantasmes qui sait pourtant se donner une apparence si objective ! Ce brouillard d'opinions et d'habitudes s'accroît et vit presque indépendamment des hommes qu'il recouvre ; de lui dépend la prodigieuse influence des jugements généraux sur « l'homme » - tous ces hommes qui ne se connaissent pas eux- mêmes croient à cette abstraction exsangue, « l'homme », c'est-à-dire à une fiction ; et tout changement que les jugements d'individus puissants (tels les princes et les philosophes) entreprennent d'apporter à cette abstraction exerce une influence extraordinaire et d'une ampleur irrationnelle sur la grande majorité, - tout cela pour la raison que chaque individu, dans cette majorité, ne peut opposer aucun ego véritable qui lui soit accessible et qu'il ait approfondi lui-même, à la pâle fiction générale qu'il détruirait de ce fait. »

     

    Idem. : Le Gai Savoir, V, § 354 (1882)

    « Car nous pourrions penser, sentir, vouloir, nous souvenir, nous pourrions également « agir » dans toutes les acceptions du mot, sans qu'il soit nécessaire que nous « ayons conscience » de tout cela. La vie tout entière serait possible sans qu'elle se vît en quelque sorte dans une glace : comme d'ailleurs, maintenant encore, la plus grande partie de la vie s'écoule chez nous sans qu'il y ait une pareille réflexion, et de même la partie pensante, sensitive et agissante de notre vie, quoiqu'un philosophe ancien puisse trouver quelque chose d'offensant dans cette idée. Pourquoi donc la conscience si, pour tout ce qui est essentiel, elle est superflue ? […] La conscience n'est en somme qu'un réseau de communications d'homme à homme, ce n'est que comme telle qu'elle a été forcée de se développer : l'homme solitaire et bête de proie aurait pu s'en passer. Le fait que nos actes, nos pensées, nos sentiments, nos mouvements parviennent à notre conscience du moins en partie est la conséquence d'une terrible nécessité qui a longtemps dominé l'homme : étant l'animal qui courait le plus de dangers, il avait besoin d'aide et de protection, il avait besoin de ses semblables, il était forcé de savoir exprimer sa détresse, de savoir se rendre intelligible et pour tout la il lui fallait d'abord la « conscience », pour « savoir » lui-même ce qui lui manquait, « savoir » quelle était sa disposition d'esprit, « savoir » ce qu'il pensait. Car, je le répète, l'homme comme tout être vivant pense sans cesse, mais ne le sait pas ; la pensée qui devient consciente n'en est que la plus petite partie, disons : la partie la plus médiocre et la plus superficielle ; car c'est cette pensée consciente seulement qui s'effectue en paroles, c'est-à-dire en signes de communication par quoi l'origine même de la conscience se révèle. […] Mon idée est, on le voit, que la conscience ne fait pas proprement partie de l'existence individuelle de l'homme, mais plutôt de ce qui appartient chez lui à la nature de la communauté et du troupeau ; que, par conséquent, la conscience n'est développée d'une façon subtile que par rapport à son utilité pour la communauté et le troupeau, donc que chacun de nous, malgré son désir de se comprendre soi-même aussi individuellement que possible, malgré son désir « de se connaître soi-même », ne prendra toujours conscience que de ce qu'il y a de non-individuel chez lui, de ce qui est « moyen » en lui, que notre pensée elle-même est sans cesse en quelque sorte écrasée par le caractère propre de la conscience, par le « génie de l'espèce » qui la commande et retraduite dans la perspective du troupeau. Tous nos actes sont au fond incomparablement personnels, uniques, immensément individuels, il n'y a à la aucun doute ; mais dès que nous les transcrivons dans la conscience, il ne parait plus qu'il en soit ainsi... »

     

    Idem. : Par-delà le bien et le mal, § 1 et 16-17 (1886)

    « Après avoir assez longtemps lu entre les lignes des philosophes et épié tous leurs tours et détours, j'en arrive à la conclusion que la majeure partie de la pensée consciente doit être imputée aux activités instinctives, s'agît-il même de la pensée philosophique ; sur ce chapitre nous devons réviser nos jugements, comme nous avons dû les réviser en matière d'hérédité et de « qualités innées ». De même que le fait de la naissance ne tient aucune place dans l'ensemble du processus de l'hérédité, de même la « conscience » ne s'oppose jamais à l'instinct d'une manière décisive, pour l'essentiel, la pensée consciente d'un philosophe est secrètement guidée par des instincts qui l'entraînent de force dans des chemins déterminés. A l'arrière-plan aussi de toute la logique et de son apparente liberté de mouvement, se dressent des évaluations, ou pour parler plus clairement, des exigences physiologiques qui visent à conserver un certain mode de vie. On affirme, par exemple, que le déterminé a plus de valeur que l'indéterminé, ou que l'apparence vaut moins que la « vérité » ; mais quelle que soit, pour nous, la valeur normative de pareilles appréciations, il se pourrait qu'elles ne soient que des jugements superficiels, une sorte particulière de niaiserie*, celle justement que peut réclamer la conservation d'individus de notre espèce. A supposer tout au moins que l'homme ne soit pas « la mesure des choses »... […] Si j'analyse le processus exprimé dans cette phrase : « je pense », j'obtiens des séries d'affirmations téméraires qu'il est difficile et peut-être impossible de justifier. Par exemple, que c'est moi qui pense, qu'il faut absolument que quelque chose pense, que la pensée est le résultat de l'activité d'un être connu comme cause, qu'il y a un « je », enfin qu'on a établi d'avance ce qu'il faut entendre par penser, et que je sais ce que c'est que penser. Car si je n'avais pas tranché la question par avance, et pour mon compte, comment pourrais-je jurer qu'il ne s'agit pas plutôt d'un « vouloir », d'un « sentir » ? Bref, ce « je pense » suppose que je compare, pour établir ce qu'il est, mon état présent avec d'autres états que j'ai observés en moi ; vu qu'il me faut recourir à un « savoir » venu d'ailleurs, ce « je pense » n'a certainement pour moi aucune valeur de certitude immédiate. Au lieu de cette certitude immédiate à laquelle le vulgaire peut croire, le philosophe, pour sa part, ne reçoit qu'une poignée de problèmes métaphysiques, qui peuvent se formuler ainsi : où suis-je allé chercher ma notion de « penser » ? Pourquoi dois-je croire encore à la cause et à l'effet ? Qu'est-ce qui me donne le droit de parler d'un « je », et d'un « je » qui soit cause, et, pour comble, cause de la pensée ? […] Si l'on parle de la superstition des logiciens, je ne me lasserai jamais de souligner un petit fait très bref que les gens atteints de cette superstition n'aiment guère avouer : c'est à savoir qu'une pensée vient quand « elle » veut, non quand « je » veux, en telle sorte que c'est falsifier les faits que de dire que le sujet « je » est la détermination du verbe « pense ». Quelque chose pense, mais que ce soit justement ce vieil et illustre « je », ce n'est là, pour le dire en termes modérés, qu'une hypothèse, qu'une allégation ; surtout, ce n'est pas une « certitude immédiate ». Enfin, c'est déjà trop dire que quelque chose pense, ce « quelque chose » contient déjà une interprétation du processus lui-même. On raisonne selon la routine grammati­cale : « Penser est une action, toute action suppose un sujet actif, donc... » […] Peut-être arrivera-t-on un jour, même chez les logiciens, à se passer de ce « quelque chose », résidu qu'à laissé en s'évaporant le brave vieux « moi »... »

     

    Idem. : La Volonté de Puissance, I, I, § 147 ; I, II, §228 ; II, III, §606 (1885-1888)

    « Il est pensé : donc il y a un sujet pensant », c'est à quoi aboutit l'argumentation de Descartes. Mais cela revient à poser comme « vraie a priori » notre croyance au concept de substance :dire que s'il y a de la pensée, il doit y avoir quelque chose qui pense, ce n'est encore qu'une façon de formuler, propre à notre habitude grammaticale qui suppose à tout acte un sujet agissant. Bref, ici déjà on construit un postulat logique et métaphysique, au lieu de le constater simplement... Par la voie cartésienne on n'arrive pas à une certitude absolue, mais seulement à constater une très forte croyance. Si l'on réduit le précepte à « il est pensé, donc il y a des pensées », on obtient une tautologie pure : et ce qui est justement en cause, la « réalité de la laquelle nous pensée », n'est pas touché ; sous cette forme en effet, impossible d'écarter le « phénoménisme »de la pensée. Or ce que voulait Descartes, c'est que la pensée eût non seulement une réalité apparente, mais une réalité en soi. […] Tout ce qui entre dans la conscience sous forme d'unité est déjà extrêmement complexe ; nous ne saisissons jamais qu'une apparence d'unité... […] Si j'ai quelque unité en moi, elle ne consiste certainement pas, dans mon moi conscient, dans le sentir, dans le vouloir, dans le penser ; elle est ailleurs : dans la sagesse globale de mon organisme, occupé à se conserver, à assimiler, à éliminer, à veiller au danger ; mon moi conscient n'en est que l'instrument. La sensibilité, la volonté, la pensée ne me montrent jamais que des phénomènes terminaux dont les causes me sont totalement inconnues ; la succession de ces phénomènes terminaux qui semblent résulter les uns des autres n'est sans doute qu'une apparence, en réalité les causes finales me donnent l'impression d'un enchaînement logique et psychologique. »

     

     

     

    Bergson, H. : La Pensée et le Mouvant, Introduction à la métaphysique (1903)

    « Il y a une réalité au moins que nous saisissons tous du dedans, par intuition et non par simple analyse. C'est notre propre personne dans son écou­lement à travers le temps. C'est notre moi qui dure. Nous pouvons ne sympathiser intellectuellement, ou plutôt spirituellement, avec aucune autre chose. Mais nous sympathisons sûrement avec nous-mêmes. Quand je promène sur ma personne, supposée inactive, le regard intérieur de ma conscience, j'aperçois d'abord, ainsi qu'une croûte solidifiée à la surfa­ce, toutes les perceptions qui lui arrivent du monde matériel. Ces perceptions sont nettes, distinctes, juxtaposées ou juxtaposables les unes aux autres ; elles cherchent à se grouper en objets. J’aperçois ensuite des souvenirs plus ou moins adhérents à ces perceptions et qui servent à les interpréter ; ces souve­nirs se sont comme détachés du fond de ma personne, attirés à la périphérie par les perceptions qui leur ressemblent ; ils sont posés sur moi sans être absolument moi-même. Et enfin je sens se manifester des tendances, des habitudes motrices, une foule d'actions virtuelles plus ou moins solidement liées à ces perceptions et à ces souvenirs. Tous ces éléments aux formes bien arrêtées me paraissent d'autant plus distincts de moi qu'ils sont plus distincts les uns des autres. Orientés du dedans vers le dehors, ils constituent, réunis, la surface d'une sphère qui tend à s'élargir et à se perdre dans le monde extérieur. Mais si je me ramasse de la périphérie vers le centre, si je cherche au fond de moi ce qui est le plus uniformément, le plus constamment, le plus durablement moi-même, je trouve tout autre chose. C'est, au-dessous de ces cristaux bien découpés et de cette congélation superficielle, une continuité d'écoulement qui n'est comparable à rien de ce que j'ai vu s'écouler. C'est une succession d'états dont chacun annonce ce qui suit et contient ce qui précède. À vrai dire, ils ne constituent des états multi­ples que lorsque je les ai déjà dépassés et que je me retourne en arrière pour en observer la trace. Tandis que je les éprouvais, ils étaient si solidement organisés, si profondément animés d'une vie commune, que je n'aurais su dire où l'un quelconque d'entre eux finit, où l'autre commence. En réalité, aucun d'eux ne commence ni ne finit, mais tous se prolongent les uns dans les autres. C'est, si l'on veut, le déroulement d'un rouleau, car il n'y a pas d'être vivant qui ne se sente arriver peu à peu au bout de son rôle ; et vivre consiste à vieillir. Mais c'est tout aussi bien un enroulement continuel, comme celui d'un fil sur une pelote, car notre passé nous suit, il se grossit sans cesse du présent qu'il ramasse sur sa route ; et conscience signifie mémoire. À vrai dire, ce n'est ni un enroulement ni un déroulement, car ces deux images évoquent la représentation de lignes ou de surfaces dont les parties sont homogènes entre elles et superposables les unes aux autres. Or, il n'y a pas deux moments identiques chez un être conscient. Prenez le sentiment le plus simple, supposez-le constant, absorbez en lui la personnalité tout entière : la conscience qui accompagnera ce sentiment ne pourra rester identique à elle-même pendant deux moments consécutifs, puisque le moment suivant contient toujours, en sus du précédent, le souvenir que celui-ci lui a laissé. »

     

     

    Freud, S. : Essais de psychanalyse appliquée, Une difficulté (1917)

    « Dans certaines maladies et, de fait, justement dans les névroses, que nous étudions, il en est autrement. Le moi se sent mal à l'aise, il touche aux limites de sa puissance en sa propre maison, l'âme. Des pensées surgissent subitement dont on ne sait d'où elles viennent ; on n'est pas non plus capable de les chasser. Ces hôtes étrangers semblent même être plus forts que ceux qui sont soumis au moi. [...] La psychanalyse entreprend d'élucider ces cas morbides inquiétants, elle organise de longues et minutieuses recherches, elle se forge des notions de secours et des constructions scientifiques, et, finalement, peut dire au moi : « Il n'y a rien d'étranger qui se soit introduit en toi, c'est une part de ta propre vie psychique qui s'est soustraite à ta connaissance et à la maîtrise de ton vouloir. [...] Tu crois savoir tout ce qui se passe dans ton âme, dès que c'est suffisamment important, parce que ta conscience te l'apprendrait alors. Et quand tu restes sans nouvelles d'une chose qui est dans ton âme, tu admets, avec une parfaite assurance, que cela ne s'y trouve pas. Tu vas même jusqu'à tenir « psychique » pour identique à « conscient », c'est-à-dire connu de toi, et cela malgré les preuves les plus évidentes qu'il doit sans cesse se passer dans ta vie psychique bien plus de choses qu'il ne peut s'en révéler à ta conscience. Tu te comportes comme un monarque absolu qui se contente des informations que lui donnent les hauts dignitaires de la cour et qui ne descend pas vers le peuple pour entendre sa voix. Rentre en toi-même profondément et apprends d'abord à te connaître, alors tu comprendras pourquoi tu vas tomber malade, et peut-être éviteras-tu de le devenir. » C'est de cette manière que la psychanalyse voudrait instruire le moi. Mais les deux clartés qu'elle nous apporte : savoir que la vie instinctive de la sexualité ne saurait être complètement domptée en nous et que les processus psychiques sont en eux-mêmes inconscients, et ne deviennent accessibles et subordonnés au moi que par une perception incomplète et incertaine, équivalent à affirmer que le moi n'est pas maître dans sa propre maison. »

     

    Idem. : Nouvelles Conférences sur la Psychanalyse,III (1915-1916)

    « Un adage nous déconseille de servir deux maîtres à la fois. Pour le pauvre Moi la chose est bien pire, il a à servir trois maîtres sévères et s'efforce de mettre de l'harmonie dans leurs exigences. Celles-ci sont toujours contradictoires et il paraît souvent impossible de les concilier ; rien d'étonnant dès lors à ce que souvent le Moi échoue dans sa mission. Les trois despotes sont le monde extérieur, le Surmoi et le Ça. Quand on observe les efforts que tente le Moi pour se montrer équitable envers les trois à la fois, ou plutôt pour leur obéir, on ne regrette plus d'avoir personnifié le Moi, de lui avoir donné une existence propre. Il se sent comprimé de trois côtés, menacé de trois périls différents auxquels il réagit, en cas de détresse, par la production d'angoisse. Tirant son origine des expériences de la perception, il est destiné à représenter les exigences du monde extérieur, mais il tient cependant à rester le fidèle serviteur du Ça, à demeurer avec lui sur le pied d'une bonne entente, à être considéré par lui comme un objet et à s'attirer sa libido. En assurant le contact entre le Ça et la réalité, il se voit souvent contraint de revêtir de rationalisations préconscientes les ordres inconscients donnés par le Ça, d'apaiser les conflits du Ça avec la réalité et, faisant preuve de fausseté diplomatique, de paraître tenir compte de la réalité, même quand le Ça demeure inflexible et intraitable. D'autre part, le Surmoi sévère ne le perd pas de vue et, indifférent aux difficultés opposées par le Ça et le monde extérieur, lui impose les règles déterminées de son comportement. S'il vient à désobéir au Surmoi, il en est puni par de pénibles sentiments d'infériorité et de culpabilité. Le Moi ainsi pressé par le Ça, opprimé par le Surmoi, repoussé par la réalité, lutte pour accomplir sa tâche économique, rétablir l'harmonie entre les diverses forces et influences qui agissent en et sur lui : nous comprenons ainsi pourquoi nous sommes souvent forcés de nous écrier : "Ah, la vie n'est pas facile !"

    Lorsque le Moi est contraint de reconnaître sa faiblesse, il éclate en angoisse, une angoisse réelle devant le monde extérieur, une angoisse de conscience devant le Surmoi, une angoisse névrotique devant la force des passions logées dans le Ça. Ces relations structurales de la personnalité psychique que j’ai développées devant vous, je voudrais les exposer dans un dessin sans prétention que je vous soumets ici :

     

     

      Comme vous le voyez, le Surmoi plonge dans le ÇA ; en effet, en tant qu'héritier du complexe d'Œdipe, il a des relations intimes avec lui, il se trouve plus éloigné du système de perception que le Moi. Le Ça n'a de rapport avec le monde extérieur que par l'intermédiaire du Moi, du moins dans ce schéma. II est assurément difficile de dire aujourd'hui dans quelle mesure ce dessin est exact ; en un point il ne l'est assurément pas. L'espace qu'occupe le Ça inconscient devrait être incomparablement plus grand que celui du Moi ou du préconscient."

     

     

    Idem. : Psychanalyse et médecine, Ma vie et la psychanalyse(1926)

     « Dans le « Moi » lui-même, une instance particulière s'est différenciée, que nous appelons le « Surmoi ». Ce Surmoi occupe une situation spéciale entre le « Moi » et le « Ça ». Il appartient au « Moi », a part à sa haute organisation psychologique, mais est en rapport particulièrement intime avec le « Ça ». Il est en réalité le résidu des premières amours du « Ça », l'héritier du complexe d'Oedipe après abandon de celui-ci. Ce « Surmoi » peut s'opposer au « Moi », le traiter comme un objet extérieur et le traite en fait souvent fort durement. Il importe autant, pour le « Moi », de rester en accord avec le « Surmoi » qu'avec le « Ça ». Des dissensions entre « Moi » et « Surmoi » sont d'une grande signification pour la vie psychique. [...] Le « Surmoi » est le dépositaire du phénomène que nous nommons conscience morale. Il importe fort à la santé psychique que le « Surmoi » se soit développé normalement, c'est-à-dire soit devenu suffisamment impersonnel. Ce n'est justement pas le cas chez le névrosé, chez qui le complexe d'Oedipe n'a pas subi la métamorphose voulue. Son « Surmoi » est demeuré, en face du « Moi » tel un père sévère pour son enfant, et sa moralité s'exerce de cette façon primitive : le « Moi » doit se laisser punir par le « Surmoi ». […] Les pulsions du « Ça » aspirent à des satisfactions immédiates, brutales, et n'obtiennent ainsi rien, ou bien même se causent un dommage sensible. Il échoit maintenant pour tâche au « Moi » de parer à ces échecs, d'agir comme intermédiaire entre les prétentions du « Ça » et les oppositions que celui-ci rencontre de la part du monde réel extérieur. Le "Moi" déploie son activité dans deux directions. D’une part, il observe, grâce aux organes des sens, du système de la conscience, le monde extérieur, afin de saisir l’occasion propice à une satisfaction exempte de périls ; d’autre part, il agit sur le "Ça", tient en bride les passions de celui-ci, incite les instincts à ajourner leur satisfaction ; même quand cela est nécessaire, il leur fait modifier les buts auxquels ils tendent ou les abandonner contre des dédommagements. En imposant ce joug aux élans du "Ça", le "Moi" remplace le principe de plaisir, primitivement seul en vigueur, par le principe dit "de réalité" qui certes poursuit le même but final, mais en tenant compte des conditions imposées par le monde extérieur. Plus tard, le "Moi" s’aperçoit qu’il existe, pour s’assurer la satisfaction, un autre moyen que l’adaptation dont nous avons parlé, au monde extérieur. On peut en effet agir sur le monde extérieur afin de le modifier, et y créer exprès les conditions qui rendront la satisfaction possible. Cette sorte d’activité devient alors le suprême accomplissement du "Moi", l’esprit de décision qui permet de choisir quand il convient de dominer les passions et de s’incliner devant la réalité, ou bien quand il convient de prendre le parti des passions et de se dresser contre le monde extérieur. Cet esprit de décision est tout l’art de vivre".

     

     

    Alain : Éléments de philosophie, II, 16, (1941)

    « L'homme est obscur à lui-même ; cela est à savoir. Seulement il faut éviter ici plusieurs erreurs que fonde le terme d'inconscient. La plus grave de ces erreurs est de croire que l'inconscient est un autre Moi ; un Moi qui a ses préjugés, ses passions et ses ruses ; une sorte de mauvais ange, diabolique conseiller. Contre quoi il faut comprendre qu'il n'y a point de pensées en nous sinon par l'unique sujet, Je ; cette remarque est d'ordre moral. Il ne faut point se dire qu'en rêvant on se met à penser. Il faut savoir que la pensée est volontaire ; tel est le principe des remords : « Tu l'as bien voulu! ». On dissoudrait ces fantômes en se disant simplement que tout ce qui n'est point pensée est mécanisme, ou encore mieux, que tout ce qui n'est point pensée est corps, c'est-à-dire chose soumise à ma volonté ; chose dont je réponds. [...] L'inconscient est donc une manière de donner dignité à son propre corps ; de le traiter comme un semblable ; comme un esclave reçu en héritage et dont il faut s'arranger. L'inconscient est une méprise sur le Moi, c'est une idolâtrie du corps. On a peur de son inconscient ; là se trouve logée la faute capitale. Un autre Moi me conduit qui me connaît et que je connais mal. »

     

     

    Sartre, J.P. : L'Existentialisme est un humanisme (1946)

    « L'homme qui s'atteint directement par le cogito découvre aussi tous les autres, et il les découvre comme la condition de son existence. Il se rend compte qu'il ne peut rien être (au sens où on dit qu'on est spirituel, ou qu'on est méchant, ou qu'on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel. Pour obtenir une vérité quelconque sur moi, il faut que je passe par l'autre. L'autre est indispensable à mon existence, aussi bien d'ailleurs qu'à la connaissance que j'ai de moi. Dans ces conditions, la découverte de mon intimité me découvre en même temps l'autre, comme une liberté posée en face de moi, qui ne pense, et qui ne veut que pour ou contre moi. Ainsi découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l'intersubjectivité, et c'est dans ce monde que l'homme décide ce qu'il est et ce que sont les autres. »

     

     

    Vernant, J.P. : Entre mythe et politique, L'homme grec (1996)

    « La maxime de Delphes : « Connais-toi toi-même », ne prône pas, comme nous aurions tendance à le supposer, un retour sur soi pour atteindre, par introspection et analyse, un «je» caché, invisible à tout autre, et qui serait posé comme un pur acte de pensée ou comme le domaine secret de l'intimité personnelle. Le cogito cartésien, le « je pense donc je suis », n'est pas moins étranger à la connaissance que l'homme grec a de lui-même qu'à son expérience du monde. Ni l'une ni l'autre ne sont données dans l'intériorité de sa conscience subjective. Pour l'oracle, « connais-toi toi-même » signifie : apprends tes limites, sache que tu es un homme mortel, n'essaie pas de t'égaler aux dieux. Même pour le Socrate de Platon qui réinterprète la formule traditionnelle et lui donne une portée philosophique neuve en lui faisant dire ; connais ce que tu es véritablement, ce qui en toi est toi-même, c'est-à-dire ton âme, ta psuchê, il ne s'agit nullement d'inciter ses interlocuteurs à tourner le regard vers l'intérieur d'eux-mêmes pour se découvrir au-dedans de leur moi. S'il est une évidence incontestable, c'est bien que l'œil ne peut se voir lui-même : il lui faut toujours diriger ses rayons vers un objet situé à  l'extérieur. De la même façon, le signe visible de notre identité, ce visage que nous offrons aux regards de tous pour qu'ils nous reconnaissent, nous ne pouvons jamais le contempler nous-mêmes qu'en allant chercher dans les yeux d'autrui le miroir qui nous renvoie du dehors notre propre image.  Écoutons Socrate dialoguer avec Alcibiade : « Quand nous regardons l'œil de quelqu'un qui est en face de nous, notre visage se réfléchit dans ce qu'on appelle la pupille comme dans un miroir ; celui qui s'y regarde y voit son image. – C'est exact. – Ainsi quand l'œil considère un autre œil, quand il fixe son regard sur la partie de cet œil qui est la plus excellente, celle qui voit, c'est lui-même qu'il voit […] Et l'âme aussi, si elle veut se connaître elle-même, doit regarder une autre âme et dans cette âme la partie où résidé la faculté propre à l'âme, l'intelligence, ou encore tel autre objet qui lui est semblable. » (Alcibiade, 133 a-b.) Que sont ces objets semblables à l'intelligence ? Formes intelligibles, vérités mathématiques, ou encore selon le passage sans doute interpolé dont Eusèbe fait mention dans sa Préparation évangélique aussitôt après le texte que nous venons de citer : le dieu, car « il est le meilleur miroir des choses humaines pour qui veut juger de la qualité de l'âme et c'est en lui que nous pouvons le mieux nous voir et nous connaître ». Mais quels que soient ces objets : âme d'autrui, essences intelligibles, dieu, c'est toujours en regardant non en elle, mais au-dehors, un être autre qui lui est apparenté, que notre âme peut se connaître comme l'œil peut voir à l'extérieur un objet éclairé en raison de l'affinité naturelle entre le regard et la lumière,  de la similitude complète entre ce qui voit et ce qui est vu. Ainsi que nous sommes, notre visage et notre âme, nous le voyons et connaissons en regardant l'œil et l'âme d'autrui. L'identité de chacun se révèle dans le commerce avec l'autre, par le croisement des regards et l'échange des paroles. »