Développer l'esprit critique

Publié le 3 avr. 2020 Modifié le : 15 mai 2020

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Le  vendredi 3 avril 2020

Coronacritique. La démarche scientifique en temps de crise sanitaire

Interview de Denis Caroti par Liens Citoyens

  • Visuel Cortex

    Coronacritique

     

    La démarche scientifique en temps de crise sanitaire

     

    Interview de Denis Caroti, par Liens Citoyens

     

    Denis Caroti, professeur de sciences physiques, formateur, chargé de mission sur la thématique « Esprit critique et sciences » et contributeur de l’ouvrage « Esprit critique : outils et méthodes », à retrouver en ligne :

    https://www.pedagogie.ac-aix-marseille.fr/jcms/c_10719993/fr/ouvrage-canope-esprit-critique-outils-et-methodes

     

    Question LC: Pour qui n’est pas un scientifique, les discours des médecins sont déconcertants dans la mesure où beaucoup semblent découvrir les caractères extrêmement dangereux d’un Covid-19 que certains présentaient il y a quelques semaines, comme une simple grippe. Au-delà des aspects polémiques, la circulation de l’information au sein de la communauté scientifique a-t-elle été prise en défaut ?

     

    Le temps de travail des scientifiques est un temps long : pour publier un article, il y a en général des délais de plusieurs mois, sans compter tout le travail en amont. Ici, on parle d’un dialogue sur quelques semaines, ce qui est, à l’échelle qui nous intéresse ici, plus que court. Dans ces délais, l’information scientifique est à prendre avec des pincettes, car transmise et transformée par toute la machine médiatique comme tout type d’information. Mais ici s’ajoute le paramètre évolutif des connaissances elles-mêmes, variant parfois d’une semaine à l’autre en fonction des apports de la recherche en train de se faire ce qui est bien normal étant données les circonstances : en quelques dizaines de jours, on ne peut seulement avoir que des débuts de preuves, des indices plus ou moins convergents, un peu comme au début d’une enquête de police. Et quand des indices divergents apparaissent, on entre dans une controverse scientifique (et non publique ou politique) : différentes équipes testent plusieurs hypothèses concurrentes, d’autres tentent de répliquer les premiers résultats en améliorant les protocoles, et parfois les conclusions antérieures s’avèrent erronées. C’est au fur et à mesure que s’établissent les connaissances scientifiques sur le sujet, par un travail collectif et autocorrectif d’essais et d’erreurs permettant d’aboutir à la résolution de l’enquête.

    Enfin, tous les médecins ne sont pas des chercheurs ni des scientifiques dans ce sens : on peut donc parfois entendre un décalage entre les avis de certains médecins de terrain, experts dans leur domaine, mais pas forcément dans la recherche qui est en train de se faire, et c’est bien normal. Sans parler des considérations pratiques (soigner, ne pas nuire, rassurer) qui incombent essentiellement aux praticiens, confrontés aux patients avec tout ce que cela comporte comme choix et décisions à prendre dans l’urgence du terrain. Si l’on cherche à trouver des informations les plus fiables possible sur ce qui est connu à un instant t, mieux vaut donc se rendre sur des sites ou des instituts qui regroupent les conclusions des chercheurs spécialistes du sujet (INSERM, Institut Pasteur, CNRS, Santé Publique France). Et pour l’instant, en matière de traitement, les données sont insuffisantes pour conclure par exemple sur l’efficacité de la chloroquine ou de l’hydroxychloroquine dans le traitement du COVID-19.

     

    Question LC: On voit actuellement se développer une polémique, particulièrement sensible dans notre région, sur l’intérêt de recourir à ce médicament dont l’efficacité est défendue par un professeur marseillais. En d’autres termes, des malades peuvent-ils « trancher » la question de l’efficacité et de la mise sur le marché d’un tel médicament ?

     

    Il y a plusieurs questions à traiter ici : le registre purement factuel (disons le registre scientifique au sens où on l’entend habituellement, les connaissances que l’on possède sur un sujet donné) et le registre éthique qui, tous deux, alimentent la décision politique.

    Du point de vue purement factuel, le travail du professeur Didier Raoult a été fait sur seulement quelques malades, avec une méthodologie conduisant à une étude de faible qualité : le niveau de preuve qui en résulte est donc très limité, tout le monde peut le constater et cela ne fait pas vraiment débat au sein de la communauté scientifique. Mais c’est un indice, un peu comme un seul témoignage pour l’enquête de police. D’autres études sont en route, dont un grand essai clinique testant certaines molécules, mais aussi l’hydroxychloroquine, et on peut également citer l’étude in vitro publiée par une équipe chinoise il y a deux mois qui semblait indiquer une efficacité de la chloroquine sur le virus. De plus, on connaît bien ce médicament et ses effets secondaires, ses risques : utilisé dans les conditions recommandées, il présente des risques connus.

    Dans ce cadre précis (registre factuel), le simple citoyen n’a donc pas de rôle à jouer : c’est un travail d’experts que de discuter de l’efficacité d’un traitement, d’une molécule ou d’autres sujets précis relatifs à des champs ciblés.

     

    Du point de vue éthique, se pose d’abord la question des conditions dans lesquelles conduire ces études : faut-il accélérer les délais, permettre à plus de patients d’être testés ? Comment gérer les possibles effets non attendus ? Mais se pose également la question du choix de certains de commencer à diffuser un traitement alors que les preuves de son efficacité ne sont pas au rendez-vous : c’est un vrai dilemme dans lequel on doit avoir en main toutes les données afin d’évaluer la balance bénéfices-risques de chaque décision. Par exemple, le simple fait de proposer ce traitement pourrait certes permettre de soigner des personnes fragiles, mais il pourrait aussi entraîner des mouvements de foule relativement déconseillés en ce moment et dont les conséquences sont difficilement prévisibles, voire amener à des choix dangereux comme l’automédication. À l’inverse, ne pas distribuer ce traitement pourrait priver un grand nombre de personnes de soins si son efficacité s’avère réelle.

    Le travail du politique est, sur la base des meilleures connaissances scientifiques que l’on possède et des considérations éthiques (et légales) liées à chaque choix envisagé, de décider ce qu’il faut alors faire. C’est lui qui fixe les objectifs (faire souffrir le moins de personnes, sauver les plus faibles, rationaliser l’allocation des moyens, dépister tout le monde, lancer de nouvelles études, autoriser un traitement même incertain, etc.) qui guident ses décisions, mais celles-ci ne peuvent être prises en dépit des connaissances scientifiques et des problèmes éthiques qu’elles soulèvent. Dans ce cadre, nous avons tous un rôle à jouer, car le champ d’action du citoyen est, par définition, politique. Encore faut-il que les moyens à notre disposition pour 1/ avoir accès aux informations les plus fiables possible et 2/ influer sur ces choix politiques, existent et soient efficients. Cela pose la question de l’exercice de notre esprit critique (notamment par la distinction entre opinions et connaissances, de la lutte contre les fausses informations) ainsi que celle du contrôle de nos dirigeants et représentants, trop souvent ramenée aux seuls scrutins électoraux.

    1. Voir l’enquête : http://curiologie.fr/2020/03/chloroquine/

    2. M. Wang, R. Cao, L. Zhang, X. Yang, J. Liu, M. Xu, Z. Shi, Z. Hu, W. Zhong, G. Xiao

    Remdesivir and chloroquine effectively inhibit the recently emerged novel coronavirus (2019-nCoV) in vitro Cell Res. (2020), pp. 1-3, https://www.nature.com/articles/s41422-020-0282-0

    Voir aussi cet article récent : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0166354220301145#bib30