Regards d'historiens

Publié le 20 avr. 2020 Modifié le : 28 oct. 2020

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Le  lundi 20 avril 2020

Non, les historiens ne prédisent pas l’avenir...

Article réalisé par Marie-Christine de Riberolles—CMI Citoyenneté

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    Non, les historiens ne prédisent pas l’avenir…

    A l’heure d’une crise que chacun définit comme inédite, les émotions traversées par les français actuellement permettent de relire avec une compréhension plus incarnée, les recherches de l’historien des mentalités religieuses Jean Delumeau, professeur au Collège de France. Un des ouvrages central de son œuvre, « la peur en occident du (XIVe - XVIIIe siècle), une cité assiégée1  » montrait, dans le cadre de la civilisation occidentale des XIV au XVIIIe siècle, la façon dont cette émotion pouvait être étudiée comme une entrée pour mieux comprendre les mouvements collectifs et l’évolution de la société française.

    Dans la rubrique des compte-rendu de la célèbre revue des Annales2, François Lebrun, historien moderniste, rédige une recension remarquable dont un paragraphe a particulièrement retenu mon attention. : « On a du mal à imaginer aujourd’hui l’effroyable épreuve que pouvait constituer une épidémie de peste bubonique ou pulmonaire, et sa répétition à intervalles plus ou moins réguliers : la soudaineté de l’attaque, la fuite terrifiée de tous ceux qui le peuvent, la terrible mortalité pour ceux qui sont restés sur place, la destruction de l’environnement quotidien provoquée par l’exode des notables, l’isolement des malades, l’arrêt de toute activité. Cette situation de cauchemar engendre des réactions psychologiques extrêmes. Et de citer Jean Delumeau « On ne pouvait qu’être lâche ou héroïque, sans possibilité de se cantonner dans l’entre-deux ». De cette peur, nait une question que les pouvoirs temporels et spirituels vont chercher à canaliser : Qui sont les responsables d’une telle catastrophe ? »

    Pour l’historien moderniste, les crises et les épidémies sont des ruptures démographiques et économiques de la période qui, particulièrement au XIVe siècle, transforme durablement la société. Elles ont suscité des peurs multiformes (peurs populaires, peurs des élites…) et des tentations de rejets de la différence (sorciers, lépreux, étrangers, juifs, pestiférés) qui trouvent leur origine dans la peur de mourir.

    Dans une France christianisée, avec un pouvoir théocratique fort, les solidarités développées par une Eglise encadrant les populations, et les pratiques religieuses, (pénitences, prières publiques, processions) ne suffisent pas à atténuer un sentiment d’impuissance et l’impression de « fin du monde ».

    La peur aujourd’hui est qualifiée d’émotion mais durant l’époque moderne, l’émotion renvoie à un mouvement populaire de sédition. La faim ou la peur de la disette en sont les moteurs principaux mais elles se déclenchent parfois sans crise frumentaire.

    Les neuro-sciences, nous apprennent aujourd’hui que la peur est le signal d’alarme pour notre survie et que celle-ci laisse des traces dans notre cerveau. Sans doute, que si nous revisitions l’étude de J Delumeau, appuyée sur ces dernières découvertes, nous pourrions encore mieux saisir le lien entre la peur, l’épidémie et la révolte.

    L’historien ne prédit pas l’avenir mais il donne au passé une saveur particulière qui peut permettre de mieux comprendre le présent. A lire les témoignages, les études sur la peste, les épidémies et les catastrophes des temps anciens, il n’y a pas de doute que les historiens modernistes, ont rencontré les émotions des peuples confrontés à l’épidémie et à la mort massive. Mais dans des contextes si différents que rien ne saurait être comparable avec aujourd’hui. Pourtant le sujet ne cesse de passionner et le livre de Jean Delumeau a un parfum ancien tant les nouvelles recherches, appuyée sur la pluridisciplinarité et une vision plus européenne a fait progresser l’étude des mentalités et des crises.

    Patrick Boucheron, professeur au Collège de France sur la chaire Histoire des pouvoirs en Europe occidentale (XIIIe – XVIe siècles) a recentré ses recherches il y a quelques années sur la peste. Il avait prévu un séminaire sur l’histoire biologique de l’épidémie le 12 mai prochain dans les locaux de la vénérable institution. Preuve que le sujet traverse les époques tant pour l’intérêt du grand public (nombre d’articles ces jours derniers reposait sur des interviews d’historiens à propos des épidémies ou des articles de journalistes s’inspirant des chercheurs spécialisés) que dans l’approche méthodologique d’une recherche historique centrée sur les ruptures.

    Marie-Christine de Riberolles, Chargée de mission auprès de l’inspection

    1 Jean Delumeau, « la peur en occident du (XIVe - XVIIIe siècle), une cité assiégée – Paris-Fayard - 1978 »

    2 Annales Année 1979 34-6 pp. 1262-1266