Témoignages

Publié le 4 sept. 2020 Modifié le : 4 oct. 2020

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Le  vendredi 4 septembre 2020

Etre un témoin, au temps du confinement, dans la crise du coronavirus

Marie-Christine de Riberolles

  • Visuel Marie-Christine de Riberolles

    Etre un témoin, au temps du confinement, dans la crise du coronavirus

     

    08/05/2020

    Quand on a le privilège d’avoir eu de nombreuses décennies d’observation du monde et d’expériences de vie, la traversée d’une crise telle que celle du coronavirus 19 est vécue avec les forces et faiblesses d’une longue histoire personnelle.

    Les professeurs d’Histoire-Géographie comme ceux d’autres disciplines ont l’habitude de se constituer des mini-revues de presse afin de de se tenir informé de l’actualité. C’est pourquoi, je peux affirmer qu’une fois, les événements familiaux intenses des fêtes de fin d’année (fin 2019) passés, je suis entrée très vite dans le suivi régulier de l’épidémie chinoise avec la conviction que nous étions face à une situation telle que nous les exposons dans les programmes de géographie en seconde ou en Histoire dans le chapitre d’entrée sur ruptures et continuités. Cependant, comme une grande majorité des français, nous étions dans une incrédibilité douce qui nous faisait regarder la Chine puis l’Italie avec distance.

    Je dois confesser que c’est un article lu chez le coiffeur, par hasard, dans Paris-Match qui a éveillé mon attention. Ma vision d’enseignante froide et distante n’avait pas laissé la place à ma sensibilité. Mais la lecture du témoignage d’un français pris dans la tourmente de Wuhan m’a renversé. Nous sommes le 28 février. Je suis dépassée par mes émotions et je m’engage dans la lecture de la presse internationale et de revues plus scientifiques pour comprendre. Je prends la mesure de la réalité et de ce qui va nous arriver.

    https://www.parismatch.com/Actu/Sante/Coronavirus-a-Wuhan-la-vie-du-patient-francais-1674513

     

    Les échos de la situation en Italie et les articles sur la Chine me conduisent à commencer un lent processus d’éducation de ma famille. Sur les réseaux sociaux familiaux, je finis par écrire un long post le 3 mars 2020 pour rappeler à mes enfants vivant à Paris et à Aix, les gestes barrières mais aussi toutes les failles que j’ai pu observer dans leurs habitudes quotidiennes qui les mettent en danger. A cette date, tous les jeunes sont dans une période insouciante, avec l’assurance que le problème ne les touchera pas. Les réseaux sociaux affichent des fake-news nombreuses et un déni de la réalité auquel bien des jeunes (et moins jeunes) adhérent.

    Ma compréhension des faits s’explique par la lecture des articles décrivant le virus et ses conséquences médicales, notamment le passage en réanimation suite à des attaques sévères sur les poumons.

    Etre en difficultés respiratoires est mon quotidien. Imaginer les étapes de la maladie qui amènent à une assistance respiratoire m’est familier.

    Je connais pour y avoir vécu de longs mois, en tant qu’accompagnant, ce que signifie « passer en réanimation ». J’en ai gardé dans l’oreille, le son régulier des bippers des machines, le pas frotté des soignants équipés, dans le nez, l’odeur aseptisé des locaux et dans le cœur, la douleur de l’attente, des nouvelles sans cesse mouvantes et puis l’acceptation de laisser l’enfant adoré partir vers l’inconnu où l’on ne pourra plus le cajoler. La réanimation, c’est la frontière entre le monde vivant et celui où on se bat pour rester en vie. C’est un monde de petits bonheurs inconnus à l’extérieur, un espace d’échanges para-verbaux avec le personnel où les mots n’existent plus mais où l’affection, le réconfort et le soutien s’exercent au-delà de l’impossible.

    En mars, la mise en place des gestes barrières et la perspective d’un confinement préparent à l’étape prochaine. L’angoisse est palpable dans mon service du rectorat mais chacun la domine à sa façon. Le travail continue. Pour ma part, je m’impose un protocole strict de vigilance et cherche intérieurement à trouver des petites joies permettant de surmonter l’immense peur qui m’habite.

    Le discours présidentiel du 12 mars me fait basculer. La tentation est de vouloir se protéger et mettre en sécurité tous ceux qu’on aime. Pour moi, l’attente et la mise en confinement de mes enfants adultes, vont être source de grandes inquiétudes. Il faut convaincre, éduquer, rassurer, tempérer ou tempêter. Le propre de la jeunesse est de lutter dans la passion ou de s’abandonner au refus.

    Dès le 14 mars, j’entre dans une autre démarche : il ne s’agit plus de moi mais bien de nous tous. Museler sa peur, vivre l’instant présent et surtout anticiper la mise en confinement qui va être un choc là où je suis en mission c’est-à-dire dans un service académique. Que faire pour que le lien continue, pour élever nos réflexions au-delà de la recherche de réponses immédiates à nos peurs ?

    Dès le 16 mars, j’écris à l’inspecteur dont je suis chargée de mission et au PVS de mon académie avec qui je travaille, en qualité de chargée de mission sur la citoyenneté, pour leur proposer « Une autre façon de former et d’accompagner dans un contexte difficile ».

    Chers collègues,

     

    Face à une situation inédite et anxiogène, forts des moyens que nous avons, de toucher une large part des professionnels (avec les classes via, les outils magistere, le clemi et chamilo) et appuyés sur l'expérience d'esprit critique, du clemi, d'EMC etc...

     

    Pourrions-nous mettre nos savoir-faire en commun pour créer une émission de radio quotidienne, ou des échanges en classe virtuelle pour soutenir tous les enseignants dans ce travail à distance, pour créer un lien nécessaire dans une communauté éducative ballotée par tant d'informations, pour atteindre des jeunes seuls face à leurs écrans  ?

     

    J'attends vos retours sur cette possibilité, peut être idéaliste

     

    Amitiés

     

     

    Les réponses sont encourageantes mais je sens l’urgence à mettre en place un lien entre tous le plus vite possible. Les études qui ont été menées après les attentats de 2015, ont montré un climat attentiste regrettable, alors qu’une réflexion, une parole, des échanges auraient été nécessaires sur tout le territoire dans l’immédiateté.

    Timide quant à mon échelon hiérarchique au sein de mon institution mais forte de la conviction, et de l’appui de mes 2 supérieurs, j’ose un courrier plus large le 17 mars à l’encontre de tous les acteurs de l’éducation à la citoyenneté de l’académie.

    Bonjour à tous,

     

    Après avoir pris avis des uns et des autres depuis quelques jours, et en accord avec Eric et Gérald, voici comment pourrait se mettre en place un lien continu avec nos publics pour soutenir, analyser, réfléchir et échanger durant le temps de crise que nous avons à traverser.

    L'expérience des années 2015 nous a montré l'importance de communiquer, de déjouer les fake-news, d'expliquer les rouages de la démocratie pour ne pas laisser d'autres informations s'installer.

    Aujourd'hui, forts de notre expérience tissée depuis 4 ans, nous pouvons créer ce lien ensemble.

     

    Vous trouverez ci-joint, une proposition de structure . Tout est à construire et à travailler ensemble. Des détails concrets sont encore à finaliser (qui diffuse? quel support audio?) mais nous savons tous que l'intelligence collective permet des "miracles". Vous pouvez élargir la boucle et surtout, faire vos propositions, changer de thèmes etc...

     

    Vous allez prochainement être inscrit au tribu citoyenneté pour échanger les documents

     

    Nous attendons vos propositions et envois que nous travaillerons en comité éditorial pour harmoniser l'ensemble

     

     

     

    En espérant que ce message vous trouvera en forme, recevez nos cordiales salutations

     

    Mes 2 supérieurs se lèvent avec moi et ensemble, nous construisons un projet qui aboutira à la publication de liens citoyens. Les réactions sont peu nombreuses mais je sens que ce lien se tissera par étape et qu’il faut tenir à quelques-uns pour qu’un processus se fasse. Dorénavant, je n’ai plus aucune peur. Il faut avancer et chaque pas ensemble, sera une victoire sur le climat de sidération et sur la Vie. Liens citoyens, qui est une lettre de diffusion envoyée chaque semaine aux établissements scolaires pour tous les personnels, a relevé de belles surprises. Les articles ont afflué avec régularité et chaque semaine, le comité éditorial a été plus large et plus efficace. Chaque numéro a été une victoire et nous a rendu heureux. Nous avons échangé, critiqué, corrigé, et beaucoup travaillé au-delà de nos charges habituelles mais c’était bon de se retrouver et d’apprendre à se connaître à travers la construction des numéros mais aussi la critique des articles ou les commentaires favorables.

    Liens citoyens a été une belle œuvre humaine de confinement. Malgré les regrets, notamment l’absence de certains qui ne sont pas entrés dans le jeu, on peut affirmer, alors que le dé-confinement commence, que les acteurs de l’éducation à la citoyenneté de cette académie ont fait un formidable travail en 7 numéros.

    En ce 8 mai 2020, nous ne pouvons pas dire que nous avons gagné la guerre, ni que les combats sont finis. Le risque est plus que jamais présents et la vraie victoire ne sera que lointaine. Il faut juste vivre autrement en sachant enfin que nous sommes fragiles. Dompter nos peurs pour retourner à une vie relationnelle mais être raisonnable pour continuer à prendre soin de tous. C’est un exercice périlleux qui nous renvoie à notre propre gestion du risque pour nous-même et surtout, à la manière dont nous percevons les autres. Savons-nous vraiment faire attention à l’Autre ? Quelles sont les règles que nous imposons aux autres dans cette protection ? Cela peut être parfois les non-règles qui s’imposent ? Comment continuer à être une nation quand les racismes et les exclusions gagnent du terrain, quand le repli sur soi a entraîné plus la peur de l’Autre que celle du virus ? Comment construire une éducation à la citoyenneté nouvelle, enrichie par cette épreuve commune ?

    La situation sanitaire nous montre que, demain, nous pouvons être celui ou celle qui meurt en réanimation, sans ses proches, qui ne sera pas reconnu par les siens, dans des obsèques publiques. Avant que cela ne nous arrive, nous devons prendre le temps de réfléchir à ce que nous voulons vraiment.

    Au moment où je vais quitter cette fonction académique dans un contexte si particulier, mes interrogations sont nombreuses mais une certitude demeure, plus que jamais ancrée en moi.

    Tout ce qui se construit à plusieurs, rend heureux. Eduquer à la citoyenneté, c’est convaincre que la France a cette formidable capacité de créer des collectifs et qu’être citoyen, c’est avoir le bonheur de participer à cette construction commune.

    Le dé-confinement n’est qu’une étape de courage pour avancer vers ce futur que nous souhaitons « éclairé » par la crise, comme l’Humanisme, l’a été dans la sortie de la grande Peste.

    Marie-Christine de Riberolles