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Florilèges

Publié le Oct 29, 2020

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Le  Thursday, October 29, 2020

Florilège : Faut-il séparer la religion et la politique ?

Groupement de textes

  • Rencontres philosophiques, Langres 2015 du 1er au 3 octobre 2015  Ecoutez, réécoutez la 5ème édition des Rencontres philosophiques de Langres "La religion". La restitution des séminaires est en ligne avec une sélection d'articles des "Cahiers philosophiques" et de ressources pour enseigner.

     

    Groupement de textes autour de la question :

     

    « Faut-il séparer la religion et l’État  »

     

    Table des matières

    Ancien Testament : Deutéronome, 28:1-45

    Épicure : Lettre à Ménécée, 123-124 (+/- 300 av. JC)

    Nouveau Testament : Évangile selon Luc, 14:15-24

    Idem. : Évangile selon Jean, 18:30-40

    Paul : Lettre aux Romains, 13, 1-14 ()

    Augustin : Lettre 153 / 93 (414)

    More, Thomas : L'Utopie, II (1516)

    Bodin, Jean : Six Livres de la République, I, VIII (1576)

    Machiavel, Nicolas : Le Prince, XVIII (1515)

    Idem., XIX (1515)

    Idem. : Discours sur la première décade de Tite-Live, IX (1531)

    Coornhert, Dirck : Synode de la liberté de conscience, XIX, discours de Galamiel (1582)

    Hobbes, Thomas : Léviathan, I, XII (1651)

    Idem., III, 42

    Spinoza, Benoit de : Traité des autorités théologique et politique, XX (1670)

    Malebranche, Nicolas : Traité de morale, II, VI, § 8-9 (1684)

    Bayle, Pierre : De la tolérance, commentaire sur « Contrains-les d'entrer » (1686)

    Idem. : Réponses aux questions d'un provincial, IV, I (1706)

    Jacques Stuart II : Déclaration d'indulgence (4 avril 1687)

    Locke, John : Lettre sur la tolérance (1689)

    Idem. : Essai philosophique concernant l'entendement humain, IV, 16, §4 (1689)

    Rousseau, Jean-Jacques : Du contrat social, 2.7

    Idem., 4.8

    Diderot, Denis : Autorité politique - Article de l'Encyclopédie (1751)

    Voltaire : Traité sur la tolérance, XI, (1763)

    D'Holbach, Paul-Henri Thiry : Système de la nature, II, VIII (1770)

    Idem. : Essai sur les préjugés, VIII (1770)

    Jefferson, Thomas : Projet pour la loi de Virginie instituant la liberté de religion (1777)

    Idem. : Observation sur la Virginie, Question XVII (1785)

    Kant, Emmanuel : Qu’est-ce que les lumières (1784)

    Idem. : Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? (1786)

    Idem. : La religion dans les limites de la simple raison (1793)

    République Française : Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789)

    Tocqueville, Alexis de : De la démocratie en Amérique, II, I, V (1840)

    Idem. : De la démocratie en Amérique, II, X (1840)

    Marx, Karl : À propos de la question juive (1844)

    Idem. : Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844)

    et Engels, Friedrich : L'Idéologie allemande, I, A (1845-1846)

    Bakounine, Mikhaïl : Dieu et l'État (1882)

    Idem. : Théorie identique de l’Église et de l’État (1869)

    Ferry, Jules : Lettre aux instituteurs (1883)

    Durkheim, Émile : De la division du travail social (1893)

    Idem. : Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912)

    Jaurès, Jean : L'éducation de laïcité (1904)

    Freud, Sigmund : (19…)

    République Française : Loi concernant la séparation des Églises et de l’État (1905)

    Bergson, Henri : Les deux sources de la Morale et de la Religion, I (1932)

    Cassirer, Ernst : La philosophie des Lumières (1932)

    Arendt, Hannah : Les origines du totalitarisme, III (1951)

    Ricoeur, Paul : La Critique et la Conviction (1995)

     

    Ancien Testament : Deutéronome, 28:1-45

    «1. Si tu obéis à la voix de l'Éternel, ton Dieu, en observant et en mettant en pratique tous ses commandements que je te prescris aujourd'hui, l'Éternel, ton Dieu, te donnera la supériorité sur toutes les nations de la terre. 2 Voici toutes les bénédictions qui se répandront sur toi et qui seront ton partage, lorsque tu obéiras à la voix de l'Éternel, ton Dieu : 3 Tu seras béni dans la ville, et tu seras béni dans les champs. 4 Le fruit de tes entrailles, le fruit de ton sol, le fruit de tes troupeaux, les portées de ton gros et de ton menu bétail, toutes ces choses seront bénies. 5 Ta corbeille et ta huche seront bénies. 6 Tu seras béni à ton arrivée, et tu seras béni à ton départ. 7 L'Éternel te donnera la victoire sur tes ennemis qui s'élèveront contre toi ; ils sortiront contre toi par un seul chemin, et ils s'enfuiront devant toi par sept chemins […] 15 Mais si tu n'obéis point à la voix de l'Éternel, ton Dieu, si tu n'observes pas et ne mets pas en pratique tous ses commandements et toutes ses lois que je te prescris aujourd'hui, voici toutes les malédictions qui viendront sur toi et qui seront ton partage : 16 Tu seras maudit dans la ville, et tu seras maudit dans les champs. 17 Ta corbeille et ta huche seront maudites […] 22 L'Éternel te frappera de consomption, de fièvre, d'inflammation, de chaleur brûlante, de dessèchement, de jaunisse et de gangrène, qui te poursuivront jusqu'à ce que tu périsses […] 25 L'Éternel te fera battre par tes ennemis ; tu sortiras contre eux par un seul chemin, et tu t'enfuiras devant eux par sept chemins ; et tu seras un objet d'effroi pour tous les royaumes de la terre. 26 Ton cadavre sera la pâture de tous les oiseaux du ciel et des bêtes de la terre ; et il n'y aura personne pour les troubler. 27 L'Éternel te frappera de l'ulcère d'Égypte, d'hémorroïdes, de gale et de teigne, dont tu ne pourras guérir […] 30 Tu auras une fiancée, et un autre homme couchera avec elle ; tu bâtiras une maison, et tu ne l'habiteras pas; tu planteras une vigne, et tu n'en jouiras pas […] 45 Toutes ces malédictions viendront sur toi, elles te poursuivront et seront ton partage jusqu'à ce que tu sois détruit, parce que tu n'auras pas obéi à la voix de l'Éternel, ton Dieu, parce que tu n'auras pas observé ses commandements et ses lois qu'il te prescrit. »

     

    Épicure : Lettre à Ménécée, 123-124 (+/- 300 av. JC)

    « Attache-toi donc aux enseignements que je n’ai cessé de te donner et que je vais te répéter ; mets-les en pratique et médite-les, convaincu que ce sont là les principes nécessaires pour bien vivre. Commence par te persuader qu’un dieu est un animal immortel et bienheureux, te conformant en cela à l’anticipation du dieu qui est gravée en toi. N’attribue jamais à un dieu rien qui soit en opposition avec l’immortalité ni en désaccord avec la béatitude ; mais regarde-le toujours comme possédant tout ce que tu trouveras capable d’assurer son immortalité et sa béatitude. Car les dieux existent, attendu que nous connaissons leur existence par une intuition évidente. Mais, quant à leur nature, ils ne sont pas tels que la foule le croit. Et celui-là n’est pas impie qui nie les dieux de la foule, c’est celui qui attribue aux dieux ce que leur prêtent les opinions de la foule. Car les affirmations de la foule sur les dieux ne sont pas des anticipations, mais bien des présomptions fausses. Et ces imaginations fausses font que les dieux sont pour les méchants la source des plus grands maux comme, d’autre part, les opinions vraies sur les dieux font que les dieux sont pour les bons la source des plus grands biens. Mais la multitude, incapable de se déprendre de ce qui est chez elle et à ses yeux le propre de la vertu, n’accepte que des dieux conformes à cet idéal et regarde comme absurde tout ce qui s’en écarte. »

     

    Nouveau Testament : Évangile selon Luc, 14:15-24

    « Un jour de sabbat, Jésus était venu manger du pain chez l’un des chefs des pharisiens, et ceux-ci l’observaient […] Un de ceux qui étaient à table dit à Jésus : Heureux celui qui mangera du pain dans le royaume de Dieu ! Jésus lui dit : Un homme donna un grand dîner et invita une multitude de gens. À l’heure du dîner, il envoya son serviteur dire aux invités : « Venez, c’est déjà prêt. » Mais tous, comme un seul homme, se mirent à s’excuser. Le premier lui dit : « J’ai acheté un champ et je suis obligé de partir pour aller le voir ; je t’en prie, tiens-moi pour excusé ! » Un autre dit : « J’ai acheté cinq paires de bœufs, et je vais les examiner ; je t’en prie, tiens-moi pour excusé ! » Un autre dit : « Je viens de me marier : je ne peux pas venir ! » Le serviteur, de retour, rapporta tout cela à son maître. Alors le maître de maison, en colère, dit à son serviteur : « Sors vite dans les places et les rues de la ville et conduit ici les pauvres, les estropiés, les aveugles et les infirmes. Le serviteur dit : « Maître, ce que tu as ordonné a été fait, et il y a encore de la place ! » Le maître dit alors au serviteur : « Sors par les chemins et le long des haies, contrains (les gens) à entrer, afin que ma maison soit remplie. En effet, je vous le dis, aucun de ces hommes qui avaient été invités ne goûtera mon dîner. »

    Idem. : Évangile selon Matthieu, 22:18-21

    « Dis-nous donc ce qu'il t'en semble : est-il permis, ou non, de payer le tribut à César ? Jésus, connaissant leur méchanceté, répondit : Pourquoi me tentez-vous, hypocrites ? Montrez-moi la monnaie avec laquelle on paie le tribut. Et ils lui présentèrent un denier. Il leur demanda : De qui sont cette effigie et cette inscription ? De César, lui répondirent-ils. Alors il leur dit : Rendez donc à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. »

    Idem. : Évangile selon Jean, 18:30-40

    « Pilate sortit donc pour aller à eux [les Juifs], et il dit : Quelle accusation portez-vous contre cet homme ?  Ils lui répondirent : Si ce n'était pas un malfaiteur, nous ne te l'aurions pas livré. Sur quoi Pilate leur dit : Prenez-le vous-mêmes, et jugez-le selon votre loi. Les Juifs lui dirent : Il ne nous est pas permis de mettre personne à mort. C'était afin que s'accomplît la parole que Jésus avait dite, lorsqu'il indiqua de quelle mort il devait mourir. Pilate rentra dans le prétoire, appela Jésus, et lui dit : Es-tu le roi des Judéens ? Jésus répondit : Est-ce de toi-même que tu dis cela, ou d'autres te l'ont-ils dit de moi ? Pilate répondit : Moi, suis-je Juif ? Ta nation et les principaux sacrificateurs t'ont livré à moi : qu'as-tu fait ? Mon royaume n'est pas de ce monde, répondit Jésus. Si mon royaume était de ce monde, mes serviteurs auraient combattu pour moi afin que je ne fusse pas livré aux Judéens ; mais maintenant mon royaume n'est point d'ici-bas. Pilate lui dit : Tu es donc roi ? Jésus répondit : Tu le dis, je suis roi. Je suis né et je suis venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité. Quiconque est de la vérité écoute ma voix. Pilate lui dit : Qu'est-ce que la vérité ? Après avoir dit cela, il sortit de nouveau pour aller vers les Juifs, et il leur dit : Je ne trouve aucun crime en lui. Mais, comme c'est parmi vous une coutume que je vous relâche quelqu'un à la fête de Pâque, voulez-vous que je vous relâche le roi des Judéens ? Alors de nouveau tous s'écrièrent : Non pas lui, mais Barabbas. Or, Barabbas était un brigand. »

     

    Paul : Lettre aux Romains, 13, 1-14 ()

    « Que chacun soit soumis aux autorités supérieures, car il n’y a d’autorité qu’en dépendance de Dieu, et celles qui existent sont établies sous la dépendance de Dieu ; si bien qu’en se dressant contre l’autorité, on est contre l’ordre des choses établi par Dieu, et en prenant cette position, on attire sur soi le jugement. En effet, ceux qui dirigent ne sont pas à craindre quand on agit bien, mais quand on agit mal. Si tu ne veux pas avoir à craindre l’autorité, fais ce qui est bien, et tu recevras d’elle des éloges. Car elle est au service de Dieu pour t’inciter au bien ; mais si tu fais le mal, alors, vis dans la crainte. En effet, ce n’est pas pour rien que l’autorité détient le glaive. Car elle est au service de Dieu : en faisant justice, elle montre la colère de Dieu envers celui qui fait le mal. C’est donc une nécessité d’être soumis, non seulement pour éviter la colère, mais encore pour obéir à la conscience. C’est pour cette raison aussi que vous payez des impôts : ceux qui les perçoivent sont des ministres de Dieu quand ils s’appliquent à cette tâche. Rendez à chacun ce qui lui est dû : à celui-ci l’impôt, à un autre la taxe, à celui-ci le respect, à un autre l’honneur. N’ayez de dette envers personne, sauf celle de l’amour mutuel, car celui qui aime les autres a pleinement accompli la Loi. La Loi dit : Tu ne commettras pas d’adultère, tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas de vol, tu ne convoiteras pas. Ces commandements et tous les autres se résument dans cette parole : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. L’amour ne fait rien de mal au prochain. Donc, le plein accomplissement de la Loi, c’est l’amour. »

     

    Augustin : Lettre 153 / 93 (414)

    « L’indulgence de la nouvelle alliance nous invite à leur pardonner, afin que la clémence devienne, ou un moyen de salut  même  pour  nous  qui  avons  péché,  ou  une recommandation de mansuétude, afin qu’au moyen de ceux qui pardonnent, la vérité n’inspire pas seulement de la crainte, mais encore de l’amour » / [Mais] « J’ai donc cédé aux exemples que mes collègues ont opposés à mes raisonnements ; car mon premier sentiment était de ne contraindre personne à l’unité du christianisme, mais d’agir par la parole, de combattre par la discussion, de vaincre par la raison, de peur de changer en catholiques dissimulés ceux qu’auparavant nous savions être ouvertement hérétiques. Ce ne sont pas des paroles de contradiction, mais des exemples de démonstration qui ont triomphé de cette première opinion que j’avais »

     

    More, Thomas : L'Utopie, II (1516)

    « [Une des lois d'Utopie], et l'une des plus anciennes, interdit de faire tort à personne à cause de sa religion. Utopus au début de son règne apprit qu'avant son arrivée, les habitants avaient d'âpres discussions au sujet de leurs croyances. Ils étaient divisés en sectes qui, ennemies entre elles, combattaient séparément pour leur patrie. Elles lui donnèrent ainsi l'occasion de les vaincre toutes à la fois. Une fois victorieux, il décida que chacun professerait librement la religion de son choix, mais ne pourrait pratiquer le prosélytisme qu'en exposant, avec calme et modération, ses raisons de croire, sans attaquer acrimonieusement celles des autres et, si la persuasion restait impuissante, sans recourir à la force et aux insultes. Celui qui met un acharnement excessif à des querelles de ce genre est puni de l'exil ou de la servitude. Utopus prit cette décision parce qu'il voyait la paix détruite par des luttes continuelles et des haines irréconciliables, et aussi parce qu'il jugeait la liberté avantageuse à la religion elle-même. Jamais il n'osa rien définir à la légère en matière de foi, se demandant si Dieu n'inspire pas lui-même aux hommes des croyances diverses, la variété et la multiplicité des cultes étant conformes à son désir. Il ne voyait en tout cas qu'un abus et une folie à vouloir obliger les autres hommes, par menaces et violence, à admettre ce qui vous paraît tel. Si vraiment une religion est vraie et les autres fausses, pourvu qu'on agît avec raison et modération, la force de la vérité, pensait-il, finirait bien un jour par prévaloir d'elle-même. Quand, au contraire, la controverse se fait violente et agressive, comme les moins bons sont aussi les plus obstinés, la religion la meilleure et la plus sainte peut fort bien se trouver étouffée par des superstitions qui rivalisent d'absurdité : comme du bon grain parmi les ronces et les broussailles. Il laissa donc la question libre et permit à chacun de croire ce qu'il voulait. Il interdit toutefois, avec une pieuse sévérité, que personne dégradât la dignité humaine en admettant que l'âme périt avec le corps ou que le monde marche au hasard sans une providence. Les Utopiens croient donc qu'après cette vie des châtiments sanctionnent les vices et des récompenses les vertus. Celui qui pense autrement, ils ne le considèrent même pas comme un homme, étant donné qu'il ravale la sublimité de son âme à la basse matérialité animale. Ils refusent même de le ranger parmi les citoyens, car sans la crainte qui le retient, il ne ferait aucun cas des lois et coutumes de l'État. Un homme hésitera-t-il en effet à tourner subrepticement les lois ou à les ruiner par la violence, s'il ne redoute rien qui les dépasse, s'il n'a aucune espérance qui aille au-delà de son propre corps ? Celui qui pense ainsi ne doit donc attendre d'eux aucun honneur, aucune magistrature, aucun office public. Ils le méprisent, partout où il est, comme un être d'une nature basse et sans ressources, sans toutefois lui infliger aucune peine corporelle, convaincus qu'il n'est pas donné à l'homme de croire ce qu'il veut. Ils s'abstiennent également de toutes menaces qui lui feraient dissimuler son sentiment, n'admettant pas les feintes et les grimaces pour lesquelles ils ont une aversion incroyable, les jugeant sœurs jumelles de l'imposture. Mais ils lui interdisent de défendre son opinion, du moins en public. En présence des prêtres et des gens sérieux, non seulement ils l'y autorisent, mais ils l'y poussent, convaincus que cette aberration s'inclinera pour finir devant la sagesse. »

     

    Bodin, Jean : Six Livres de la République, I, VIII (1576)

    « D'autant que nous avons dit que République est un droit Gouvernement de plusieurs familles, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine, il est besoin d'éclaircir [ce] que signifie puissance souveraine. J'ai dit que cette puissance est perpétuelle, parce qu'il se peut faire qu'on donne puissance absolue à un ou plusieurs à certain temps, lequel expiré, ils ne sont plus rien que sujets ; et tant qu'ils sont en puissance, ils ne se peuvent appeler Princes souverains, vu qu'ils ne sont que dépositaires, et gardes de cette puissance, jusqu'à ce qu'il plaise au peuple ou au Prince la révoquer, qui en demeure toujours saisi ; car tout ainsi que ceux qui accommodent autrui de leurs biens, en demeurent toujours seigneurs, et possesseurs, ainsi est-il de ceux-là qui donnent puissance, et autorité de juger, ou commander, soit à certain temps et limité, soit tant et si longtemps qu'il leur plaira, ils demeurent néanmoins saisis de la puissance et juridiction, que les autres exercent par forme de prêt ou de précaire. C'est pourquoi la loi dit que le gouverneur de pays, ou Lieutenant du Prince, après son temps expiré, rend la puissance, comme dépositaire, et garde de la puissance d'autrui. Et en cela il n'y a point de différence du grand officier au petit, autrement, si la puissance absolue, octroyée au Lieutenant du Prince, s'appelait souveraineté, il en pourrait user envers son Prince, qui ne serait plus qu'un chiffre, et le sujet commanderait au seigneur, le serviteur au maître, chose qui serait absurde, attendu que la personne du souverain est toujours exceptée en termes de droit, quelque puissance et autorité qu'il donne à autrui. Et n'en donne jamais tant, qu'il n'en retienne toujours davantage, et n'est jamais exclu de commander, ou de connaître par prévention, ou concurrence, ou évocation, ou ainsi qu'il lui plaira, des causes dont il a chargé son sujet, soit commissaire, ou officier, auxquels il peut ôter la puissance qui leur est attribuée, en vertu de leur commission, ou institution, ou la tenir en souffrance tant et si longuement qu'il lui plaira. Ces maximes ainsi posées comme les fondements de la souveraineté, nous conclurons que le Dictateur   Romain, ni l'Harmoste de Lacédémone, ni l'Esymnète de Salonique, ni celui Romain qu'on appelait Archus à Malte, ni la Balie ancienne de Florence, qui avaient même charge, ni les Régents des Royaumes, ni autre Commissaire, ou Magistrat, qui eût puissance absolue à certain temps, pour disposer de la République, n'ont point eu la souveraineté, [bien] que les premiers Dictateurs eussent toute puissance […] Mais posons le cas qu'on élise un, ou plusieurs des citoyens, auxquels on donne puissance absolue de manier l'état et gouverner entièrement, sans déférer aux oppositions ou appellations en sorte quelconque, et que cela se fasse tous les ans, dirons-nous pas que ceux-là auront la souveraineté ? car celui est absolument souverain, qui ne reconnaît rien plus grand que soi après Dieu. Je dis néanmoins que ceux-là n'ont pas la souveraineté, attendu qu'ils ne sont rien que dépositaires de la puissance qu'on leur a baillée à certain temps. Aussi le peuple ne se dessaisit point de la souveraineté, quand il établit un ou plusieurs lieutenants, avec puissance absolue à certain temps limité, qui est beaucoup plus que si la puissance était révocable au plaisir du peuple, sans précision de temps ; car l'un et l'autre n'a rien à soi, et demeure comptable de sa charge à celui duquel il tient la puissance de commander, ce qui n'est pas au Prince souverain, qui n'est tenu rendre compte qu'à Dieu. Mais que dirons-nous si la puissance absolue est octroyée pour neuf ou dix ans ? comme anciennement en Athènes, le peuple faisait l'un des citoyens souverains, qu'ils appelaient Archonte : je dis toutefois qu'il n'était pas Prince, et n'avait pas la souveraineté, mais bien il était magistrat souverain, et comptable de ses actions envers le peuple, après le temps coulé […] Nous ferons même jugement des Régents établis pour l'absence, ou jeunesse, des Princes souverains […] Poursuivons maintenant l'autre partie de notre définition, et disons que signifient ces mots, PUISSANCE ABSOLUE […] Il faut que ceux-là qui sont souverains ne soient aucunement sujets aux commandements d'autrui, et qu'ils puissent donner loi aux sujets, et casser ou anéantir les lois inutiles, pour en faire d'autres : ce que ne peut faire celui qui est sujet aux lois, ou à ceux qui ont commandement sur lui. C'est pourquoi la loi dit que le Prince est absous de la puissance des lois, et ce mot de loi emporte aussi en Latin le commandement de celui qui a la souveraineté. Aussi voyons-nous qu'en tous édits et ordonnances on y ajoute cette clause : Nonobstant tous édits et ordonnances, auxquelles nous avons dérogé, et dérogeons par ces présentes, et à la dérogatoire des dérogatoires — clause qui a toujours été ajoutée ès lois anciennes, soit que la loi fut publiée du même Prince, ou de son prédécesseur. Car il est bien certain que les lois, ordonnances, lettres patentes, privilèges, et octrois des Princes, n'ont aucune force que pendant leur vie, s'ils ne sont ratifiés par consentement exprès, ou du moins par souffrance du Prince qui en a connaissance […] Si donc le Prince souverain est exempt des lois de ses prédécesseurs, beaucoup moins serait-il tenu aux lois et ordonnances qu'il fait : car on peut bien recevoir loi d'autrui, mais il est impossible par nature de se donner loi, non plus que commander à soi-même chose qui dépende de sa volonté, comme dit la loi, Nulla obligatio consistere potest, quae à voluntate promittentis statum capit : qui est une raison nécessaire, qui montre évidemment que le Roi ne peut être sujet à ses lois. Et tout ainsi que le Pape ne se lie jamais les mains, comme disent les canonistes, aussi le Prince souverain ne se peut lier les mains, quand [bien même] il [le] voudrait. Aussi voyons-nous à la fin des édits et ordonnances ces Mots : CAR TEL EST NOTRE PLAISIR, pour faire entendre que les lois du Prince souverain, [bien] qu'elles fussent fondées en bonnes et vives raisons, néanmoins qu'elles ne dépendent que de sa pure et franche volonté. Mais quant aux lois divines et naturelles, tous les Princes de la terre y sont sujets, et [il] n'est pas en leur puissance d'y contrevenir, s'ils ne veulent être coupables de lèse-majesté divine, faisant guerre à Dieu, sous la grandeur duquel tous les Monarques du monde doivent faire joug, et baisser la tête en toute crainte et révérence. Et par ainsi la puissance absolue des Princes et seigneuries souveraines, ne s'étend aucunement aux lois de Dieu et de nature. Et celui qui a mieux entendu que c'est de puissance absolue, et qui a fait ployer les Rois et Empereurs sous la sienne, disait que ce n'est autre chose que déroger au droit ordinaire : il n'a pas dit aux lois divines et naturelles. »

     

    Machiavel, Nicolas : Le Prince, XVIII (1515)

    « Chacun comprend combien il est louable pour un prince d'être fidèle à sa parole et d'agir toujours franchement et sans artifice. De notre temps, néanmoins, nous avons vu de grandes choses exécutées par des princes qui faisaient peu de cas de cette fidélité et qui savaient en imposer aux hommes par la ruse. Nous avons vu ces princes l'emporter enfin sur ceux qui prenaient la loyauté pour base de toute leur conduite. On peut combattre de deux manières : ou avec les lois, ou avec la force. La première est propre à l'homme, la seconde est celle des bêtes ; mais comme souvent celle-là ne suffit point, on est, obligé de recourir à l'autre : il faut donc qu'un prince sache agir à propos, et en bête et en homme. C'est ce que les anciens écrivains ont enseigné allégoriquement, en racontant qu'Achille et plusieurs autres héros de l'antiquité avaient été confiés au centaure Chiron, pour qu'il les nourrît et les élevât. Par là, en effet, et par cet instituteur moitié homme et moitié bête, ils ont voulu signifier qu'un prince doit avoir en quelque sorte ces deux natures, et que l'une a besoin d'être soutenue par l'autre. Le prince devant donc agir en bête, tâchera d'être tout à la fois renard et lion : car, s'il n'est que lion, il n'apercevra point les pièges ; s'il n'est que renard, il ne se défendra point contre les loups ; et il a également besoin d'être renard pour connaître les pièges, et lion pour épouvanter les loups. Ceux qui s'en tiennent tout simplement à être lions sont très malhabiles. Un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus : tel est le précepte à donner. Il ne serait pas bon sans doute, si les hommes étaient tous gens de bien ; mais comme ils sont méchants, et qu'assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? Et d'ailleurs, un prince peut-il manquer de raisons légitimes pour colorer l'inexécution de ce qu'il a promis ? À ce propos on peut citer une infinité d'exemples modernes, et alléguer un très grand nombre de traités de paix, d'accords de toute espèce, devenus vains et inutiles par l'infidélité des princes qui les avaient conclus. On peut faire voir que ceux qui ont su le mieux agir en renard sont ceux qui ont le plus prospéré. Mais pour cela, ce qui est absolument nécessaire, c'est de savoir bien déguiser cette nature de renard, et de posséder parfaitement l'art et de simuler et de dissimuler. Les hommes sont si aveugles, si entraînés par le besoin du moment, qu'un trompeur trouve toujours quelqu'un qui se laisse tromper. Parmi les exemples récents, il en est un que je ne veux point passer sous silence. Alexandre VI ne fit jamais que tromper ; il ne pensait pas à autre chose, et il en eut toujours l'occasion et le moyen. Il n'y eut jamais d'homme qui affirmât une chose avec plus d'assurance, qui appuyât sa parole sur plus de serments, et qui les tint avec moins de scrupule : ses tromperies cependant lui réussirent toujours, parce qu'il en connaissait parfaitement l'art. Ainsi donc, pour en revenir aux bonnes qualités énoncées ci-dessus, il n'est pas bien nécessaire qu'un prince les possède toutes ; mais il l'est qu'il paraisse les avoir. J'ose même dire que s'il les avait effectivement, et s'il les montrait toujours dans sa conduite, elles pourraient lui nuire, au lieu qu'il lui est toujours utile d'en avoir l'apparence. Il lui est toujours bon, par exemple, de paraître clément, fidèle, humain, religieux, sincère ; il l'est même d'être tout cela en réalité : mais il faut en même temps qu'il soit assez maître de lui pour pouvoir et savoir au besoin montrer les qualités opposées. On doit bien comprendre qu'il n'est pas possible à un prince, et surtout à un prince nouveau, d'observer dans sa conduite tout ce qui fait que les hommes sont réputés gens de bien, et qu'il est souvent obligé, pour maintenir l'État, d'agir contre l'humanité, contre la charité, contre la religion même. Il faut donc qu'il ait l'esprit assez flexible pour se tourner à toutes choses, selon que le vent et les accidents de la fortune le commandent ; il faut, comme je l'ai dit, que tant qu'il le peut, qu’il ne s'écarte pas de la voie du bien, mais qu'au besoin il sache entrer dans celle du mal. Il doit aussi prendre grand soin de ne pas laisser échapper une seule parole qui ne respire les cinq qualités que je viens de nommer ; en sorte qu'à le voir et à l'entendre on le croie tout plein de douceur, de sincérité, d'humanité, d'honneur, et principalement de religion, qui est encore ce dont il importe le plus d'avoir l'apparence : car les hommes, en général, jugent plus par leurs yeux que par leurs mains, tous étant à portée de voir, et peu de toucher. Tout le monde voit ce que vous paraissez ; peu connaissent à fond ce que vous êtes, et ce petit nombre n'osera point s'élever contre l'opinion de la majorité, soutenue encore par la majesté du pouvoir souverain. Au surplus, dans les actions des hommes, et surtout des princes, qui ne peuvent être scrutées devant un tribunal, ce que l'on considère, c'est le résultat. Que le prince songe donc uniquement à conserver sa vie et son État : s'il y réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. Le vulgaire est toujours séduit par l'apparence et par l'événement : et le vulgaire ne fait-il pas le monde ? Le petit nombre n'est écouté que lorsque le plus grand ne sait quel parti prendre ni sur quoi asseoir son jugement. »

     

    Idem., XIX (1515)

    « Faire de grandes entreprises, donner par ses actions de rares exemples, c'est ce qui illustre le plus un prince. Nous pouvons, de notre temps, citer comme un prince ainsi illustré Ferdinand d'Aragon, actuellement roi d'Espagne, et qu'on peut appeler en quelque sorte un prince nouveau, parce que, n'étant d'abord qu'un roi bien peu puissant, la renommée et la gloire en ont fait le premier roi de la chrétienté. Si l'on examine ses actions, on les trouvera toutes empreintes d'un caractère de grandeur, et quelques-unes paraîtront même sortir de la route ordinaire. Dès le commencement de son règne, il attaqua le royaume de Grenade ; et cette entreprise devint la base de sa grandeur. D'abord il la fit étant en pleine paix avec tous les autres États, et Bans crainte, par conséquent, d'aucune diversion : elle lui fournit d'ailleurs le moyen d'occuper l'ambition des grands de la Castille, qui, entièrement absorbés dans cette guerre, ne pensèrent point à innover ; tandis que lui, de son côté, acquérait sur eux, par sa renommée, un ascendant dont ils ne s'aperçurent pas. De plus, l'argent que l'Église lui fournit et celui qu'il leva sur les peuples le mirent en état d'entretenir des armées qui, formées par cette longue suite de guerres, le firent tant respecter par la suite. Après cette entreprise, et se couvrant toujours du manteau de la religion pour en venir à de plus grandes, il s'appliqua avec une pieuse cruauté à persécuter les Maures et à en purger son royaume : exemple admirable, et qu'on ne saurait trop méditer. Enfin, sous ce même prétexte de la religion, il attaqua l'Afrique ; puis il porta ses armes dans l'Italie ; et, en dernier lieu, il fit la guerre à la France : de sorte qu'il ne cessa de former et d'exécuter de grands desseins, tenant toujours les esprits de ses sujets dans l'admiration et dans l'attente des événements. Toutes ces actions, au surplus, se succédèrent et furent liées les unes aux autres, de telle manière qu'elles ne laissaient ni le temps de respirer, ni le moyen d'en interrompre le cours. »

     

    Idem. : Discours sur la première décade de Tite-Live, IX (1531)

    « La Papauté, plaie de l’Italie – Combien il importe de conserver l'influence de la religion, et comment l'Italie, pour y avoir manqué, grâce à l'Église romaine, s'est perdue elle-même – Les princes et les républiques qui veulent empêcher l'État de se corrompre, doivent surtout y maintenir sans altération les cérémonies de la religion et le respect qu'elles inspirent ; car le plus sûr indice de la ruine d'un pays, c'est le mépris pour le culte des dieux : c'est à quoi il sera facile de travailler efficacement, lorsque l'on connaîtra sur quels fondements est établie la religion d'un pays ; car toute religion a pour base de son existence quelque institution principale. Celle des païens était fondée sur les réponses des oracles, ainsi que sur l'ordre des augures et des aruspices ; c'est de là que dérivaient toutes leurs cérémonies, leurs sacrifices, leurs rites. Ils croyaient sans peine que le dieu qui pouvait prédire les biens ou les maux à venir pouvait aussi les procurer. De là les temples, les sacrifices, les prières et toutes les autres cérémonies destinées à honorer les dieux. C'est par les mêmes causes que l'oracle de Délos, le temple de Jupiter-Ammon, et d'autres non moins célèbres étaient admirés de l'univers et entretenaient sa dévotion. Mais quand ces oracles commencèrent à parler au gré des puissants, et que le peuple eut reconnu la fraude, alors les hommes devinrent moins crédules, et se montrèrent disposés à se soulever contre le bon ordre. Que les chefs d'une république ou d'une monarchie maintiennent donc les fondements de la religion nationale. En suivant cette conduite, il leur sera facile d'entretenir dans l'État les sentiments religieux, l'union et les bonnes mœurs. Ils doivent en outre favoriser et accroître tout ce qui pourrait propager ces sentiments, fût-il même question de ce qu'ils regarderaient comme une erreur. Plus à cet égard, leurs lumières sont étendues, plus ils sont instruits dans la science de la nature, plus ils doivent en agir ainsi. C'est d'une telle conduite tenue par des sages et des hommes éclairés, qu'est née la croyance aux miracles qui a obtenu du crédit dans toutes les religions, même fausses. Les sages mêmes les propageaient, de quelque source qu'ils dérivassent, et leur autorité devenait une preuve suffisante pour le reste des citoyens, Rome eut beaucoup de ces miracles, entre lesquels je citerai le suivant. Les soldats romains saccageaient la ville de Véïes ; quelques-uns d'entre eux entrèrent dans le temple de Junon, et s'étant approchés de sa statue, ils lui demandèrent si elle voulait venir à Rome, vis venire Romam ? Les uns crurent qu'elle faisait signe d'y consentir ; d'autres, qu'elle avait répondu : Oui. Ces soldats, pleins de religion, ainsi que Tite-Live le démontre en faisant observer qu'ils entrèrent dans le temple sans désordre et pénétrés de respect et de dévotion, crurent aisément que la déesse faisait à leur demande la réponse qu'ils avaient probablement présumée ; et Camille, ainsi que les autres chefs du gouvernement, ne manquèrent pas de favoriser et de propager encore cette croyance. Certes, si la religion avait pu se maintenir dans la république chrétienne telle que son divin fondateur l'avait établie, les États qui la professent auraient été bien plus heureux qu'ils ne le sont maintenant. Mais combien elle est déchue ! et la preuve la plus frappante de sa décadence, c'est de voir que les peuples les plus voisins de l'Église romaine, cette capitale de notre religion, sont précisément les moins religieux. Si l'on examinait l'esprit primitif de ses institutions, et que l'on observât combien la pratique s'en éloigne, on jugerait sans peine que nous touchons au moment de la ruine ou du châtiment. Et comme quelques personnes prétendent que le bonheur de l'Italie dépend de l'Église de Rome, j'alléguerai contre cette Église Plusieurs raisons qui s'offrent à mon esprit, et parmi lesquelles il en est deux surtout extrêmement graves, auxquelles, selon moi, il n'y a pas d'objection. D'abord, les exemples coupables de la cour de Rome ont éteint, dans cette contrée, toute dévotion et toute religion, ce qui entraîne à sa suite une foule d'inconvénients et de désordres ; et comme partout où règne la religion on doit croire à l'existence du bien, de même où elle a disparu, on doit supposer la présence du mal. C'est donc à l'Église et aux prêtres que nous autres Italiens, nous avons cette première obligation d'être sans religion et sans mœurs ; mais nous leur en avons une bien plus grande encore, qui est la source de notre ruine ; c'est que l'Église a toujours entretenu et entretient incessamment la division dans cette malheureuse contrée. Et, en effet, il n'existe d'union et de bonheur que pour les États soumis à un gouvernement unique ou à un seul prince, comme la France et l'Espagne en présentent l'exemple. La cause pour laquelle l'Italie ne se trouve pas dans la même situation, et n'est pas soumise à un gouvernement unique, soit monarchique, soit républicain, c'est l'Église seule, qui, ayant possédé et goûté le pouvoir temporel, n'a eu cependant ni assez de puissance, ni assez de courage pour s'emparer du reste de l'Italie, et s'en rendre souveraine. Mais d'un autre côté elle n'a jamais été assez faible pour n'avoir pu, dans la crainte de perdre son autorité temporelle, appeler à son secours quelque prince qui vint la défendre contre celui qui se serait rendu redoutable au reste de l'Italie ; les temps passés nous en offrent de nombreux exemples. D'abord, avec l'appui de Charlemagne, elle chassa les Lombards, qui étaient déjà maîtres de presque toute l'Italie ; et de nos temps elle a arraché la puissance des mains des Vénitiens avec le secours des Français, qu'elle a repoussés ensuite à l'aide des Suisses. Ainsi l'Église n'ayant jamais été assez forte pour pouvoir occuper toute l'Italie, et n'ayant pas permis qu'un autre s'en emparât, est cause que cette contrée n'a pu se réunir sous un seul chef et qu'elle est demeurée asservie à plusieurs princes ou seigneurs ; de là ces divisions et cette faiblesse, qui l'ont réduite à devenir la proie non seulement des barbares puissants, mais du premier qui daigne l'attaquer. »

     

    Coornhert, Dirck : Synode de la liberté de conscience, XIX, discours de Galamiel (1582)

     « Ne croyez pas ceux qui vous conseillent de verser le sang à cause de la religion et veulent faire de vous des bourreaux. Sachez qu'ils vous conseilleraient autrement s'ils étaient eux-mêmes persécutés [...]. Faites régner la paix avec le glaive que Dieu vous a donné ! Punissez les meurtriers, châtiez les traîtres, châtiez les faux témoins et autres gens de cette espèce. En ce qui concerne la religion, protégez les enfants de Dieu contre les violences de leurs ennemis : voilà votre fonction. L'enseignement de la théologie n'a rien à voir avec le glaive. Autrement, les théologiens vous demanderaient de soutenir avec votre glaive leurs propres opinions. Après cela, les médecins en feraient autant ; de même les dialecticiens, les orateurs et les représentants des autres arts libéraux. Si vous ne pouvez protéger toutes ces professions avec le glaive, vous le pouvez encore moins lorsqu'il est question de théologie. Il en va ainsi de tout ce qui relève de l'esprit et du sentiment intérieur. Si un bon médecin peut prouver suffisamment sa doctrine avec sa science, sans l'aide du magistrat, pourquoi le théologien ne le pourrait-il pas lui-même ? Le Christ l'a pu ; de même les apôtres ; leurs successeurs le pourront également. Protégez le corps des enfants de Dieu avec glaive corporel. Mais un tel glaive ne peut atteindre les âmes. Soyez donc sages : suivez les conseils du Christ non ceux de l'Antéchrist. »

     

    Hobbes, Thomas : Léviathan, I, XII (1651)

    « Les premiers fondateurs et législateurs des Républiques, parmi les Gentils, dont le but était seulement de maintenir les gens dans l'obéissance et la paix, ont partout pris soin : premièrement d'imprimer en leurs esprits une croyance qui fit qu'on ne pût penser que les préceptes qu'ils donnaient provenaient de leur propre invention, mais qu'on crût qu'ils venaient des commandements de quelque dieu ou de quelque autre esprit, ou bien qu'eux-mêmes étaient d'une nature supérieure à celles des simples mortels, afin que leurs lois pussent être plus facilement acceptées. C'est ainsi que Numa Pompilius prétendait tenir de la nymphe Ègérie les rites qu'il instituait parmi les Romains, que le premier roi et fondateur du royaume du Pérou prétendait que lui-même et sa femme étaient les enfants du soleil, que Mahomet, pour établir sa religion, prétendait avoir des entretiens avec le Saint-Esprit [qui lui apparaissait] sous la forme d'une colombe. Deuxièmement, ils ont pris soin de faire croire que les choses qui déplaisaient aux dieux étaient les mêmes que celles que les lois interdisaient. Troisièmement, d'ordonner des rites, des supplications, des sacrifices, et des fêtes, et ils devaient croire que, de cette façon, la colère des dieux pourrait être apaisée, et [croire] que les défaites militaires, les grandes épidémies, les tremblements de terre, et les malheurs privés de chaque homme venaient de la colère des dieux, et que cette colère venait de ce qu'on négligeait leur culte, qu'on oubliait quelque point des cérémonies qu'il fallait faire, ou qu'on se trompait sur ce point. Et bien que, chez les Romains, il n'était pas interdit de nier ce qu'on trouve dans les écrits des poètes sur les peines et les plaisirs d'après cette vie, écrits que plusieurs hommes d'une grande autorité et d'un grand poids dans l’État ont ouvertement tourné en déraison dans leurs harangues, cependant, cette croyance a toujours été plus entretenue que la croyance contraire. Et par ces institutions, ou d'autres institutions du même type, ils obtinrent - afin d'atteindre leur but, la paix dans la République - que les gens du commun, attribuant ce qui n'allait pas   à leur négligence ou leurs erreurs dans les rites, ou [encore] à leur propre désobéissance aux lois, soient d'autant moins susceptibles de se révolter contre les gouvernants; et que, divertis par le faste et l'amusement   des fêtes et des jeux publics institués en l'honneur des dieux, n'aient besoin de rien d'autre que du pain pour être préservés du mécontentent, des murmures et de l'agitation contre l’État. Et c'est pourquoi les Romains, qui avaient conquis la plus grande partie du monde connu, ne se firent aucun scrupule de tolérer n'importe quelle religion dans la cité même de Rome, à moins que quelque chose en elle ne pût s'accorder avec le gouvernement civil. Nous ne lisons pas qu'une religion ait été interdite, sinon celle des Juifs, qui (formant le royaume particulier de Dieu) croyaient illégitime   de se reconnaître sujet de quelque roi mortel ou de quelque État, quel qu'il fût. Vous voyez ainsi comment la religion des Gentils était une partie de leur politique. Mais là où Dieu lui-même, par une révélation surnaturelle, implanta la religion, il établit pour lui-même un royaume particulier, et donna des lois, non seulement du comportement des hommes envers lui-même, mais aussi du comportement des hommes l'un envers l'autre ; de sorte que, dans le royaume de Dieu, la politique et les lois civiles sont une partie de la religion, et c'est pourquoi la distinction de la domination temporelle et de la domination spirituelle n'a ici pas lieu d'être. Il est vrai que Dieu est le roi de toute la terre. Cependant, Il peut être le roi d'une nation particulière et élue ; car cela n'est pas plus incongru que quand celui qui a le commandement général de toute l'armée a, en même temps, un régiment particulier ou une compagnie qui lui appartient. Dieu est le roi de toute la terre en vertu de sa puissance, mais de son peuple élu, il est roi en vertu d'une convention. »

    Idem., III, 42

    « Le cardinal Bellarmin, dans la troisième de ses controverses générales, a traité d'un grand nombre de questions concernant le pouvoir ecclésiastique du pape de Rome, et il commence en se demandant si ce pouvoir doit être monarchique, aristocratique ou démocratique, lesquelles sortes de pouvoir sont toutes souveraines et coercitives. Si maintenant il apparaît que notre Sauveur n'a laissé aux ecclésiastiques aucun pouvoir coercitif, mais seulement le pouvoir de proclamer le royaume de Dieu, et de persuader les hommes de s'y soumettre, et, par des préceptes et des bons conseils, leur apprendre ce que doivent faire ceux qui se sont soumis pour être reçus dans le royaume de Dieu quand il viendra, et que les apôtres, et les autres ministres de l'Évangile sont nos maîtres d'écoles, et non nos chefs, et que leurs préceptes ne sont pas des lois, mais des conseils salutaires, alors tout ce débat serait vain. J'ai déjà montré au chapitre précédent que le royaume du Christ n'est pas de ce monde, et que par conséquent ses ministres ne peuvent pas, à moins d'être rois, exiger l'obéissance en son nom. En effet, si le roi suprême n'a pas son pouvoir royal dans ce monde, par quelle autorité l'obéissance à ses officiers peut-elle être exigée ? Comme mon père m'a envoyé, dit ainsi notre Sauveur, je vous envoie. Mais notre Sauveur fut envoyé pour convaincre les juifs de revenir au royaume de son Père, et pour inviter les Gentils à le recevoir, et non pour régner en majesté, pas même comme lieutenant de son père, avant le jugement dernier […] De plus, la fonction des ministres du Christ dans ce monde est de faire que les hommes croient et aient foi dans le Christ ; mais la foi n'a pas de relation, ni de dépendance à l'égard de la contrainte ou du commandement, elle repose seulement sur la certitude, ou sur la probabilité d'arguments tirés de la raison, ou de quelque chose auquel les hommes croient déjà. Par conséquent, les ministres du Christ dans ce monde n'ont à ce titre aucun pouvoir de punir un homme parce qu'il ne croit pas ou contredit ce qu'ils disent. Ils n'ont, dis-je, au titre de ministres du Christ, aucun pouvoir de punir une telle action. Mais s'ils détiennent le pouvoir civil souverain, par institution politique, alors ils peuvent en vérité légalement punir tout ce qui contredit leurs lois, et saint Paul dit de lui-même et des autres prédicateurs de l'époque de l'Évangile, en paroles claires : Vous n'avons aucun empire sur votre foi, mais nous collaborons [seulement] à votre joie. Une autre preuve que les ministres du Christ, dans ce monde actuel, n'ont aucun droit de commander, peut être tirée de l'autorité légitime que le Christ avait laissée à tous les princes, aussi bien aux princes chrétiens qu'aux infidèles. Saint Paul dit, en Colossiens, III, 20 : « Enfants, obéissez à vos parents en toute chose, car cela est très agréable au Seigneur », et au verset 22 : « Et serviteurs, obéissez en toute chose à vos maîtres selon la chair, non parce que le service est surveillé, pour plaire aux hommes, mais dans la simplicité du cœur, dans la crainte du Seigneur ». Cela est dit à ceux dont les maîtres sont des infidèles, et pourtant, on ordonne aux serviteurs d'obéir aux maîtres en toute chose. De même, concernant l'obéissance aux princes, Saint Paul, en Romains, XIII, 1-6, exhorte les hommes à s'assujettir aux pouvoirs suprêmes, et il dit que « tout pouvoir est ordonné par Dieu », et que « nous devons leur être assujettis, non par crainte d'encourir leur courroux, mais par acquit de conscience ». Et saint Pierre dit, en 1. Pierre, 13-15 : « Soumettez-vous à toute ordonnance humaine, à cause du Seigneur, qu'il s'agisse d'un roi, parce qu'il est suprême, ou des gouverneurs, en tant qu'ils sont envoyés par ce roi pour le châtiment de ceux qui font le mal et pour la récompense de ceux qui font le bien ; car c'est la volonté de Dieu ». Et encore, saint Paul dit, en Tite, III, 1 : Rappelle-leur d'être assujettis aux principautés et aux pouvoirs, et d'obéir aux magistrats. Ces princes et ces pouvoirs dont parle ici saint Pierre et saint Paul sont tous infidèles. Nous devons donc d'autant plus obéir aux Chrétiens que Dieu a ordonnés pour avoir le pouvoir souverain sur nous. Comment alors pourrions-nous être obligés d'obéir à un ministre du Christ s'il nous ordonnait de faire quelque chose de contraire au commandement du roi ou d'un représentant souverain de la République dont nous sommes membres   et dont nous attendons d'être protégés ? Il est donc manifeste que le Christ n'a laissé en ce monde à ses ministres aucune autorité de commander aux autres hommes, à moins qu'ils soient aussi dotés d'une autorité civile. Mais, peut-on objecter, si un roi, un sénat, ou une autre personne souveraine nous interdit de croire au Christ ? A cela, je réponds qu'une telle interdiction n'est d'aucun effet parce que la croyance et l'incroyance ne suivent jamais les commandements humains. La foi est un don de Dieu qu'on ne peut jamais donner en promettant une récompense, ou supprimer en menaçant de tortures. Et si l'on va plus loin et qu'on demande : et si notre prince légitime nous ordonne de dire avec la langue que nous ne croyons pas, devons-nous obéir à son ordre ? Professer par la langue n'est qu'une chose extérieure, ce n'est rien de plus qu'un geste par lequel nous signifions notre obéissance, et en cela, un Chrétien qui possède la foi du Christ fermement dans son cœur a la même liberté que celle que le prophète Elisée accorda à Naaman le Syrien. Naaman était converti dans son cœur au Dieu d'Israël […] (Il) croyait dans son cœur, mais en se prosternant devant l'idole Remmon, il reniait le vrai Dieu dans les faits autant qu'il l'aurait fait avec ses lèvres. Mais alors, que répondrons-nous à notre Sauveur qui dit : « Quiconque me renie devant les hommes, je le renierai devant mon Père qui est dans le ciel ». Nous pouvons dire ceci : si quiconque, en tant que sujet, comme l'était Naaman, est contraint d'obéir à son souverain, et obéit, non selon son état d'esprit privé, mais conformément aux lois de son pays, cette action n'est pas son action, mais celle du souverain, et dans ce cas, il ne renie pas le Christ devant les hommes, mais devant son gouverneur et les lois de son pays. Si quelqu'un accuse cette doctrine d'être incompatible avec le Christianisme vrai et sincère, je lui demande ceci : au cas où il y aurait un sujet, en quelque République chrétienne, qui soit intérieurement, dans son cœur, de la religion mahométane, si son souverain lui ordonne d'être présent au service divin de l'Église chrétienne, et cela sous peine de mort, jugera-t-on ce Mahométan obligé en conscience de souffrir la mort pour cette raison, plutôt que d'obéir à ce qu'ordonne le prince légitime? Si l'on dit qu'il devrait plutôt subir la mort, alors on autorise tous les particuliers à désobéir aux princes pour conserver leur religion, vraie ou fausse. Si l'on dit qu'il doit obéir, alors il s'autorise ce qu'il refuse aux autres, contrairement aux paroles de notre Sauveur : « Tout ce que vous voudriez que les hommes vous fassent, faites-le leur » ; et contrairement à la loi de nature (qui est la loi indubitable et éternelle de Dieu) : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fît ». »

     

     

    Spinoza, Benoit de : Traité des autorités théologique et politique, XX (1670)

    « Thème : Dans une libre République, chacun a toute latitude de penser et de s’exprimer. S’il était aussi facile de commander aux âmes qu’aux langues, il n’y aurait aucun souverain qui ne régnât en sécurité et il n’y aurait pas de gouvernement violent, car chacun vivrait selon la complexion des détenteurs du pouvoir et ne jugerait que d’après leurs décrets du vrai ou du faux, du bien ou du mal, du juste ou de l’inique. Mais […] personne ne peut faire ainsi l’abandon de ses droits naturels et de la faculté qui est en lui de raisonner librement et de juger librement des choses ; personne n’y peut être contraint. Voilà donc pourquoi on considère comme violent un gouvernement qui étend son autorité jusque sur les esprits ; voilà pourquoi le souverain semble commettre une injustice envers les sujets et usurper leurs droits, lorsqu’il prétend prescrire à chacun ce qu’il doit accepter comme vrai et rejeter comme faux, et les croyances qu’il doit avoir pour satisfaire au culte de Dieu. C’est que toutes ces choses sont le droit propre de chacun, droit qu’aucun citoyen, le voulût-il, ne saurait aliéner. J’en conviens, il y a mille manières de prévenir les jugements des hommes et de faire en sorte que, tout en ne relevant pas directement de la volonté d’autrui, ils s’abandonnent cependant avec tant de confiance aux directions du pouvoir qu’ils semblent jusqu’à un certain point en être devenus la propriété. Mais, quelle que soit l’habileté du gouvernement, il n’en reste pas moins certain que chacun abonde dans son sens, et que les opinions ne diffèrent pas moins que les goûts. Il ne peut se faire que l’âme d’un homme appartienne entièrement à un autre. Personne en effet ne peut transférer à un autre, ni être contraint d’abandonner son droit naturel ou sa faculté de faire de sa raison un libre usage et de juger de toutes choses. Ce gouvernement par suite est tenu pour violent, qui prétend dominer sur les âmes et une majesté souveraine paraît agir injustement contre ses sujets et usurper leur droit, quand elle veut prescrire à chacun ce qu’il doit admettre comme vrai ou rejeter comme faux, et aussi quelles opinions doivent émouvoir son âme de dévotion envers Dieu : car ces choses sont du droit propre de chacun, un droit dont personne, le voulût-il, ne peut se dessaisir. Pour former l'État, une seule chose est nécessaire : que tout le Pouvoir de décréter appartienne soit à tous collectivement, soit à quelques-uns, soit à un seul. Puisque, en effet, le libre jugement des hommes est extrêmement divers, que chacun pense être seul à tout savoir et qu'il est impossible que tous opinent pareillement et parlent d'une seule bouche, ils ne pourraient vivre en paix si l'individu n'avait renoncé à son droit d'agir suivant le seul décret de sa pensée. C'est donc seulement au droit d'agir par son propre décret qu'il a renoncé, non au droit de raisonner et de juger ; par suite nul à la vérité ne peut, sans danger pour le droit du souverain, agir contre son décret, mais il peut avec une entière liberté opiner et juger et en conséquence aussi parler, pourvu qu'il n'aille pas au-delà de la simple parole ou de l'enseignement, et qu'il défende son opinion par la Raison seule, non par la ruse, la colère ou la haine, ni dans l'intention de changer quoi que ce soit dans l'État de l'autorité de son propre décret. […] Ainsi nous avons montré : 1° qu’il est impossible de ravir aux hommes la liberté de dire ce qu’ils pensent ; 2° que, sans porter atteinte au droit et à l’autorité des souverains, cette liberté peut être accordée à chaque citoyen, pourvu qu’il n’en profite pas pour introduire quelque innovation dans l’État ou pour commettre quelque action contraire aux lois établies ; 3° que chacun peut jouir de cette même liberté sans troubler la tranquillité de l’État et sans qu’il en résulte d’inconvénients dont la répression ne soit facile ; 4° que chacun en peut jouir sans porter atteinte à la piété ; 5° que les lois qui concernent les choses de pure spéculation sont parfaitement inutiles ; 6° enfin que non-seulement cette liberté peut se concilier avec la tranquillité de l’État, avec la piété, avec les droits du souverain, mais encore qu’elle est nécessaire à la conservation de tous ces grands objets.»

     

    Malebranche, Nicolas : Traité de morale, II, VI, § 8-9 (1684)

    « Il y a cette différence entre les devoirs que la religion nous oblige à rendre à Dieu, et ceux que la société demande que nous rendions aux autres hommes, que les principaux devoirs de la religion sont intérieurs et spirituels : parce que Dieu pénètre les cœurs, et qu’absolument parlant il n’a nul besoin de ses créatures, et que les devoirs de la société sont presque tous extérieurs. Car outre que les hommes ne peuvent savoir nos sentiments à leur égard, si nous ne leur en donnons des marques sensibles, ils ont tous besoin les uns des autres, soit pour la conservation de leur vie, soit pour leur instruction particulière, soit enfin pour mille et mille secours dont ils ne peuvent se passer. Ainsi exiger des autres les devoirs intérieurs et spirituels, qu’on ne doit qu’à Dieu, esprit pur, scrutateur des cœurs, seul indépendant et suffisant à lui-même, c’est un orgueil de démon. C’est vouloir dominer sur les esprits : c’est s’attribuer la qualité de scrutateur des cœurs. C’est en un mot exiger ce qu’on ne nous doit point. »

     

     

     Bayle, Pierre : De la tolérance, commentaire sur « Contrains-les d'entrer » (1686)

     « Toute loi qui est faite par un homme qui n'a point droit de la faire, et qui passe son pouvoir, est injuste car, comme dit Thomas d'Aquin, pour qu'une loi soit juste, il faut, entre autres choses, que celui qui la fait ait l'autorité de la faire, et qu'il ne passe pas son pouvoir. Or est-il que toute loi qui oblige à agir contre sa conscience, est faite par un homme qui n'a point d'autorité de la faire, et qui passe son pouvoir. Donc toute loi telle est injuste. Pour montrer la vérité de ma seconde proposition, je n'ai qu'à dire que toute l'autorité des souverains vient ou de Dieu immédiatement, ou des hommes qui entrent en société sous certaines conditions. Si elle vient de Dieu, il est clair qu’elle ne s'étend pas jusqu'à pouvoir faire des lois qui engagent les sujets à agir contre leur conscience ; car autrement il s'ensuivrait que Dieu pourrait conférer à l'homme le pouvoir d'ordonner la haine de Dieu, ce qui est absurde et nécessairement impossible, la haine de Dieu étant un acte essentiellement méchant. Pour peu qu'on examine la chose, on verra que la conscience, par rapport à chaque homme, est la voix et la loi de Dieu, connue et acceptée pour telle par celui qui a cette conscience. De sorte que violer cette conscience est, essentiellement croire que l'on viole la loi de Dieu. Or faire une chose que l'on croit être une désobéissance à la loi de Dieu, est essentiellement ou un acte de haine, ou un acte de mépris de Dieu, et cet acte est essentiellement méchant, de l'aveu de tout le monde. Donc c'est la même chose commander d'agir contre sa conscience, et commander de haïr ou de mépriser Dieu. De sorte que Dieu ne pouvant pas conférer le pouvoir d'ordonner que l'on le haïsse ou méprise, il est évident qu'il ne peut pas conférer l'autorité de commander qu'on agisse contre sa conscience. Par la même raison il est évident que jamais les hommes qui ont formé des sociétés, et qui ont consenti à déposer leur liberté entre les mains d'un souverain, n'ont prétendu lui donner droit sur leur conscience. Ce serait une contradiction dans les termes ; car pendant qu'un homme ne sera pas fou à lier, il ne consentira point qu'on lui puisse faire commandement de haïr son Dieu, et de mépriser ses lois clairement et nettement signifiées à la conscience, et intimement gravées dans le cœur. Et il est certain que lorsqu'une troupe de gens s'engagent pour eux et pour leur postérité, à être d'une certaine religion, ce n'est qu'en supposant un peu trop légèrement, qu'eux et leur postérité auront toujours la conscience telle qu'ils se la sentent alors ; car s'ils faisaient réflexion aux changements qui arrivent dans le monde, et aux différentes idées qui se succèdent dans notre esprit, jamais ils ne feraient leur engagement que pour la conscience en général : c'est-à-dire, qu'ils diraient, nous promettons pour nous et pour notre postérité de ne nous départir jamais de la religion que nous croirons la meilleure ; mais ils ne feraient pas tomber leur pacte sur tel ou tel article de foi. Savent-ils, si ce qui leur paraît vrai aujourd'hui le leur paraîtra d'ici à trente ans, ou le paraîtra aux hommes d'un autre siècle ? Ainsi ces engagements sont nuls de toute nullité, et excèdent le pouvoir de ceux qui les font, n'y ayant homme qui se puisse engager pour l'avenir, beaucoup moins engager les autres à croire ce qui ne leur paraîtra pas vrai. Puis donc que les rois n'ont ni de Dieu, ni des hommes, le pouvoir de commander à leurs sujets qu'ils agissent contre leur conscience, il est manifeste que tous les édits qu'ils publient sur cela sont nuls de droit, et une pure usurpation ; et ainsi les peines qu'ils y opposent pour les contrevenants sont injustes. »

     

    Idem. : Réponses aux questions d'un provincial, IV, I (1706)

    « S'il est vrai, me demandez-vous, que la religion soit contraire au repos des sociétés civiles quand elle forme plusieurs sectes, que deviendront les arguments de ceux qui soutiennent le dogme de la tolérance ? Ils n'oublient guère de dire que la diversité de religion peut contribuer notablement au bien des sociétés ; car s'il s'élève une louable émulation entre trois ou quatre sectes, elles s'efforceront de se surpasser les unes les autres en bonnes mœurs, et en zèle pour la patrie. Chacune craindra les reproches que les autres lui feraient de manquer d'attachement à la vertu, et au bien public : elles s'observeront mutuellement, et ne conspireront jamais ensemble pour troubler la société ; mais au contraire les unes réprimeront vigoureusement les autres en cas de sédition, il se formera des contrepoids qui entretiendront la consistance de la République. Voilà de quelle manière les tolérants ont coutume de finir leur plaidoyer. Ils le commencent et le continuent par plusieurs raisons de droit, qui prouvent que l'empire de la conscience n'appartient qu'à Dieu, mais enfin étant obligés de répondre aux politiques qui soutiennent par des raisons d'État qu'il ne faut souffrir qu'une religion, vu que la diversité des sectes est une source d'animosités et de cabales contraires au bien public, comme l'expérience ne l'a que trop démontré, ils allèguent ce qu'on vient de dire. Il est certain que l'expérience peut favoriser les intolérants, mais cela n'empêche pas que la réponse qui leur est faite par les tolérants ne soit solide ; car si l'on voulait embrasser l'esprit et le dogme de la tolérance, la diversité des sectes serait plus utile que nuisible au bien temporel des sociétés. Disons donc qu'un même écrivain pourrait soutenir que la religion est pernicieuse à l'État lorsqu'il arrive des schismes, et donner néanmoins au dogme de la tolérance tous les éloges que lui donnent ceux qui le soutiennent. Qu'un mal soit sans remède, ou qu'il puisse ne pas l'être par un remède que le malade ne peut point prendre, c'est toute la même chose, et de là vient que pendant que la tolérance, le seul remède des troubles que les schismes traînent avec eux, sera rejetée, la diversité de religion sera un mal aussi réel, et aussi terrible aux sociétés que s'il était irrémédiable. Or il est sûr que la doctrine de tolérance ne produit rien : si quelque secte en fait profession c'est parce qu'elle en a besoin ; et il y a tout lieu de croire que si elle devenait dominante, elle l'abandonnerait tout aussitôt. Les anciens chrétiens soutinrent ce dogme pendant qu'ils vécurent sous les empereurs païens : ils ne trouvaient rien alors de plus injuste que de faire agir la puissance séculière contre ceux qui ne suivaient pas la religion dominante, et ils ne cessaient de dire que les armes de la religion ne consistent qu'à persuader doucement et tranquillement les cœurs ; mais quand ils virent le christianisme sur le trône, ils ne parlèrent que de renverser l'idolâtrie, et il n'y eut point d'empereurs qu'ils louassent plus pompeusement que ceux qui s'étaient le plus appliqués à l'exterminer. Il y a eu dans les sectes dominantes quelque petit nombre de particuliers qui ont écrit en tolérants, mais leurs livres ont infiniment déplu au gros des Églises protestantes, et ont été réfutés par des ministres fameux. C'est pourquoi le dogme de la tolérance n'est pas plus utile contre les maux temporels que les schismes causent, que si personne ne le soutenait. Il vous sera donc facile de concilier les deux choses qui vous semblent se combattre, l'une est que la religion trouble le repos public quand elle forme des sectes, l'autre est que la tolérance pourrait rendre utile au bien temporel des sociétés la diversité des religions. On peut croire la seconde de ces deux choses et soutenir pourtant la première comme un fait certain, réel, incontestable et presque irrémédiable et inévitable. Il ne faut donc point distinguer ici entre la vraie et la fausse religion ; car de tous les schismes il n'y en a point qui aient causé plus de troubles et plus de ravages, que ceux qui se sont élevés dans la religion chrétienne. Elle n'a été la cause de tous ces désordres que par accident, me direz-vous. Je vous accorde que si les hommes étaient assez raisonnables pour embrasser les vérités de l'Évangile dès qu'elles leur sont annoncées, la prédication de la vraie foi n'exciterait aucun trouble dans la République, et qu'ainsi c'est par accident ou en conséquence des mauvaises dispositions de l'homme, que la véritable religion devient la perturbatrice du repos public : voyez Calvin dans l'épître dédicatoire de son Institution. Mais j'ose vous dire qu'à certains égards les troubles de la société sont une suite naturelle des dogmes de presque tous les théologiens. Le dogme de la tolérance ne peut être mis en ligne de compte ; je vous en ai dit les raisons : trop peu de gens le soutiennent, aucune secte qui soit en place ne le soutient. »

     

    Jacques Stuart II : Déclaration d'indulgence (4 avril 1687)

    « Déclaration de Sa gracieuse Majesté [Jacques] à tous ses sujets bien-aimés en faveur de la liberté de conscience. Comme Dieu tout-puissant nous a accordé la couronne impériale de ces royaumes [Angleterre, Écosse, Irlande], en dépit de bien des difficultés, et nous maintient sur le trône de nos royaux ancêtres par sa providence extraordinaire, rien ne pourrait davantage nous satisfaire maintenant que le bonheur et l'unité de nos sujets, par inclination comme par devoir. Il n'est de moyen plus efficace pour cela que le libre exercice de leurs religions pour l'avenir, et la sûreté de leurs biens, que nous avons toujours eu à cœur depuis notre arrivée sur le trône. Ces deux choses, que les hommes estiment par-dessus tout, seront préservées dans ces royaumes tant que nous régnerons sur eux, en tant qu'elles constituent les méthodes les plus sûres pour leur assurer paix et gloire. Nous ne pouvons pas obtenir, mais désirons de tout cœur – ce qui ne saurait surprendre – que tous nos sujets soient membres de l'Église catholique. Cependant, nous louons le Seigneur qui nous a toujours inspiré la conviction profonde qu'il ne faut pas contraindre les consciences – comme nous l'avons déjà déclaré en plusieurs cir­constances – ni utiliser la force dans les questions pure­ment religieuses. Une telle attitude a toujours été tout à fait contraire à notre inclination, de même que nous pensons qu'elle nuit au gouvernement […]. Et en cette opinion, nous sommes on ne peut plus confirmé par les réflexions que nous inspire la conduite des quatre derniers règnes [depuis l'accession au trône d'Élisabeth, en 1558] ; car après, sous chacun d'eux, toutes les tentatives, fréquentes pressantes, en vue de la réduction de ce royaume [= seulement l'Angleterre] à une exacte conformité dans la religion, il est visible que le succès n'a pas répondu au dessein et que la difficulté est invincible. [...] Nous déclarons, car telle est notre volonté, que désormais l'exécution de toutes les lois pénales est immédiatement suspendue en matière ecclésiastique, qu'il s'agisse de l'assistance au culte anglican, de la communion ou de quelque autre activité religieuse [...] Nous permettons pareillement à tous nos bons et loyaux sujets de se rencontrer et de célébrer leurs offices selon leurs usages propres, que ce soit en privé ou en public.  Whitehall, 4 avril 1687, troisième année de notre règne. »

     

    Locke, John : Lettre sur la tolérance (1689)

    « On voit par-là quelle différence il y a entre l’Église et l’État. Rien de ce qui est permis dans l’État ne saurait être interdit par le magistrat dans l’Église. La loi ne saurait empêcher aucune assemblée religieuse, ni les prêtres d’aucune secte, de tourner à un saint usage ce qui est permis à tous les autres sujets dans la vie ordinaire. Si l’on peut manger du pain chez soi, ou boire du vin, être assis ou à genoux, sans qu’il y ait de crime, le magistrat ne saurait défendre cette pratique dans l’Église, quoique le pain et le vin y soient appliqués aux mystères de la foi et aux rites du culte divin. Mais tout ce qui peut être dommageable à l’État, et que les lois défendent pour le bien commun de la société, ne doit pas être souffert dans les rites sacrés des Églises ni mériter l’impunité ; seulement, il faut que le magistrat prenne bien garde à ne pas abuser de son pouvoir, et à ne point opprimer la liberté d’aucune Église, sous prétexte du bien public […] Or, pour convaincre que la juridiction du magistrat se termine à ces biens temporels, et que tout pouvoir civil est borné à l'unique soin de les maintenir et de travailler à leur augmentation, sans qu’il puisse ni qu’il doive en aucune manière s’étendre jusques au salut des âmes, il suffit de considérer les raisons suivantes, qui me paraissent démonstratives. Premièrement, parce que Dieu n’a pas commis le soin des âmes au magistrat civil, plutôt qu’à toute autre personne, et qu’il ne paraît pas qu’il ait jamais autorisé aucun homme à forcer les autres de recevoir sa religion. Le consentement du peuple même ne saurait donner ce pouvoir au magistrat ; puisqu’il est comme impossible qu'un homme abandonne le soin de son salut jusques à devenir aveugle lui-même et à laisser au choix d’un autre, soit prince ou sujet, de lui prescrire la foi ou le culte qu’il doit embrasser. Car il n’y a personne qui puisse, quand il le voudrait, régler sa foi sur les préceptes d’un autre. Toute l’essence et la force de la vraie religion consiste dans la persuasion absolue et intérieure de l’esprit ; et la foi n’est plus foi, si l’on ne croit point. Quelques dogmes que l’on suive, à quelque culte extérieur que l’on se joigne, si l’on n’est pleinement convaincu que ces dogmes sont vrais, et que ce culte est agréable à Dieu, bien loin que ces dogmes et ce culte contribuent à notre salut, ils y mettent de grands obstacles. En effet, si nous servons le Créateur d’une manière que nous savons ne lui être pas agréable, au lieu d’expier nos péchés par ce service, nous en commettons de nouveaux, et nous ajoutons à leur nombre l’hypocrisie et le mépris de sa majesté souveraine. En second lieu, le soin des âmes ne saurait appartenir au magistrat civil, parce que son pouvoir est borné à la force extérieure. Mais la vraie religion consiste, comme nous venons de le marquer, dans la persuasion intérieure de l’esprit, sans laquelle il est impossible de plaire à Dieu. Ajoutez à cela que notre entendement est d’une telle nature, qu’on ne saurait le porter à croire quoi que ce soit par la contrainte. La confiscation des biens, les cachots, les tourments et les supplices, rien de tout cela ne peut altérer ou anéantir le jugement intérieur que nous faisons des choses."

     

    Idem. : Essai philosophique concernant l'entendement humain, IV, 16, §4 (1689)

    « Puis donc que la plus grande partie des hommes, pour pas dire tous, ne sauraient éviter d'avoir divers sentiments [opinions] sans être assurés de leur vérité par des preuves certaines et indubitables, et que d'ailleurs on regarde comme une grande marque d'ignorance, de légèreté ou de folie dans un homme, de renoncer aux opinions qu'il a déjà embrassées, dès qu'on vient à lui opposer quelque argument dont il ne peut montrer la faiblesse sur-le-champ, ce serait, je pense, une chose bienséante aux hommes de vivre en paix et de pratiquer entre eux les commun devoirs d'humanité et d'amitié parmi cette diversité d'opinions qui les partage ; puisque nous ne pouvons pas attendre raisonnablement que personne n'abandonne promptement et avec soumission ses propres sentiments, pour embrasser les nôtres avec une aveugle déférence à une autorité que l'entendement de l'homme ne reconnaît point. Car quoique l'homme puisse tomber souvent dans l'erreur, il ne peut reconnaître d'autre guide que la raison, ni se soumettre aveuglément à la volonté et aux décisions d'autrui. Si celui que vous voulez attirer dans vos sentiments, est accoutumé à examiner avant que de donner son consentement, vous devez lui permettre de repasser à loisir sur le sujet en question, de rappeler ce qui lui en est échappé de l'esprit, d'en examiner toutes les parties, et de voir de quel côté penche la balance, s'il ne croit pas que vos argument soient assez importants pour devoir l'engager de nouveau dans une discussion si pénible ; c'est ce que nous faisons souvent nous-mêmes en pareil cas, et nous trouverions fort mauvais que d'autres voulussent nous prescrire quels articles nous devrions étudier. Que s'il est de ces gens qui se rangent à telle ou telle opinion au hasard et sur la foi d'autrui, comment pouvons-nous croire qu'il renoncera à des opinions, que le temps et la coutume ont si fort enracinées dans son esprit, qu'il les croit évidentes par elles-mêmes, et d'une certitude indubitable, ou qu'il le regarde comme autant impressions qu'il a reçues de Dieu même, ou de personnes envoyées de la part de Dieu ? Comment, dis-je, pouvons-nous espérer que les arguments ou l'autorité d'un étranger ou d'un adversaire détruiront des opinions ainsi établies, surtout s'il y a lieu de soupçonner que cet adversaire agit par intérêt ou dans quelque dessein particulier, que les hommes ne manquent jamais de se figurer lorsqu'ils se voient maltraités ? Le parti que nous devrions prendre dans cette occasion, ce serait d'avoir pitié de notre mutuelle ignorance, et de tâcher de la dissiper par toutes les voies douces et honnêtes dont on peut s'aviser pour éclairer l'esprit, et non pas de maltraiter d'abord les autres comme des gens obstinés et pervers, parce qu'ils ne veulent point abandonner leurs opinions et embrasser les nôtres, ou du moins celles que nous voudrions les forcer de recevoir, tandis qu'il est plus que probable que nous ne sommes pas moins obstinés qu'eux en refusant d'embrasser quelques-uns de leurs sentiments. Car où est l'homme qui a des preuves incontestables de la vérité de tout ce qu'il soutient, ou de la fausseté de tout ce qu'il condamne, ou qui peut dire qu'il a examiné à fond toutes ses opinions, ou toutes celles des autres hommes ? La nécessité où nous nous trouvons de croire sans connaissance, et souvent même sur de forts légers fondements, dans cet état passager d'action et d'aveuglement où nous vivons sur la Terre, cette nécessité, dis-je, devrait nous rendre plus soigneux de nous instruire nous-mêmes, que de contraindre les autres à recevoir nos sentiments. Du moins ceux qui n'ont pas examiné parfaitement et à fond toutes leurs opinions, doivent avouer qu'ils ne sont point en état de les prescrire aux autres, et qu'ils agissent visiblement contre la raison en imposant à d'autres hommes la nécessité de croire comme une vérité ce qu'ils n'ont pas examiné eux-mêmes, n'ayant pas pesé les raisons de probabilité sur lesquelles ils devraient le recevoir ou le rejeter. Pour ceux qui sont entrés sincèrement dans cet examen, et qui par-là se sont mis au­dessus de tout doute à l'égard de toutes les doctrines qu'ils professent, et sur lesquelles ils règlent leur conduite, ils pourraient avoir un plus juste prétexte d'exiger que les autres se soumissent à eux ; mais ceux-là sont en si petit nombre, et ils trouvent si peu de sujet d'être décisifs dans leurs opinions, qu'on ne doit s'attendre à rien d'insolent et d'impérieux de leur part ; et l'on a raison de croire que, si les hommes étaient mieux instruits eux-mêmes, ils seraient moins sujets à imposer aux autres leurs propres sentiments. »

     

    Rousseau, Jean-Jacques : Du contrat social, 2.7

    « Pour découvrir les meilleures règles de société qui conviennent aux nations, il faudrait une intelligence supérieure qui vît toutes les passions des hommes, et qui n'en éprouvât aucune ; qui n'eût aucun rapport avec notre nature, et qui la connût à fond ; dont le bonheur fût indépendant de nous, et qui pourtant voulût bien s'occuper du nôtre ; enfin, qui, dans le progrès des temps se ménageant une gloire éloignée, pût travailler dans un siècle et jouir dans un autre. Il faudrait des dieux pour donner des lois aux hommes […] Les sages qui veulent parler au vulgaire leur langage au lieu du sien n'en sauraient être entendus. Or, il y a mille sortes d'idées qu'il est impossible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales et les objets trop éloignés sont également hors de sa portée : chaque individu, ne goûtant d'autre plan de gouvernement que celui qui se rapporte à son intérêt particulier, aperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des privations continuelles qu'imposent les bonnes lois. Pour qu'un peuple naissant pût goûter les saines maximes de la politique et suivre les règles fondamentales de la raison d'État, il faudrait que l'effet pût devenir la cause ; que l'esprit social, qui doit être l'ouvrage de l'institution, présidât à l'institution même ; et que les hommes fussent avant les lois ce qu'ils doivent devenir par elles. Ainsi donc le législateur ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement, c'est une nécessité qu'il recoure à une autorité d'un autre ordre, qui puisse entraîner sans violence et persuader sans convaincre. Voilà ce qui força de tout temps les pères des nations de recourir à l'intervention du ciel et d'honorer les dieux de leur propre sagesse, afin que les peuples soumis aux lois de l'État comme à celles de la nature, et reconnaissant le même pouvoir dans la formation de l'homme et dans celle de la cité, obéissent avec liberté, et portassent docilement le joug de la félicité publique. Cette raison sublime, qui s'élève au-dessus de la portée des hommes vulgaires, est celle dont le législateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l'autorité divine ceux que ne pourrait ébranler la prudence humaine. Mais il n'appartient pas à tout homme de faire parler les dieux, ni d'en être cru quand il s'annonce pour être leur interprète. La grande âme du législateur est le vrai miracle qui doit prouver sa mission. Tout homme peut graver des tables de pierre, ou acheter un oracle, ou feindre un secret commerce avec quelque divinité, ou dresser un oiseau pour lui parler à l'oreille, ou trouver d'autres moyens grossiers d'en imposer au peuple. Celui qui ne saura que cela pourra même assembler par hasard une troupe d'insensés : mais il ne fondera jamais un empire, et son extravagant ouvrage périra bientôt avec lui. De vains prestiges forment un lien passager ; il n'y a que la sagesse qui le rende durable. La loi judaïque, toujours subsistante, celle de l'enfant d'Ismaël, qui depuis dix siècles régit la moitié du monde, annoncent encore aujourd'hui les grands hommes qui les ont dictées ; et tandis que l'orgueilleuse philosophie ou l'aveugle esprit de parti ne voit en eux que d'heureux imposteurs, le vrai politique admire dans leurs institutions ce grand et puissant génie qui préside aux établissements durables. Il ne faut pas, de tout ceci, conclure avec Warburton, que la politique et la religion aient parmi nous un objet commun, mais que, dans l'origine des nations, l'une sert d'instrument à l'autre. »

    Idem., 4.8

    « Les sujets ne doivent donc compte au souverain de leurs opinions qu'autant que ces opinions importent à la communauté. Or il importe bien à l'État que chaque citoyen ait une religion qui lui fasse aimer ses devoirs ; mais les dogmes de cette religion n’intéressent ni l'État ni ses membres qu'autant s que ces dogmes se rapportent à la morale, et aux devoirs que celui qui la professe est tenu de remplir envers autrui. Chacun peut avoir au surplus telles opinions qu'il lui plaît, sans qu'il appartienne au souverain d'en connaître. Car comme il n'a point de compétence dans l'autre monde, quel que soit le sort des sujets dans la vie à venir ce n'est pas son affaire, pourvu qu’ils soient bons citoyens dans celle-ci. Il y a donc une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle […] Que si l'on demande comment dans le paganisme, où chaque État avait son culte et ses dieux, il n'y avait point de guerres de religion ; je réponds que c'était par cela même que chaque État, ayant son culte propre aussi bien que son gouvernement, ne distinguait point ses dieux de ses lois. La guerre politique était aussi théologique ; les départements des dieux étaient pour ainsi dire fixés par les bornes des nations. Le dieu d'un peuple n'avait aucun droit sur les autres peuples. Les dieux des païens n'étaient point des dieux Jaloux ; ils partageaient entre eux l'empire du monde : Moïse même et le peuple hébreu se prêtaient quelquefois à cette idée en parlant du Dieu d'Israël. Ils regardaient, il est vrai, comme nuls les dieux des Cananéens peuples proscrits, voués à la destruction, et dont ils devaient occuper la place ; mais voyez comment ils parlaient des divinités des peuples voisins qu'il leur était défendu d'attaquer : « La possession de ce qui appartient à Chamos, votre dieu, disait Jephté aux Ammonites, ne vous est-elle pas légitimement due ? Nous possédons au même titre les terres que notre Dieu vainqueur s'est acquises. » C'était là, ce me semble, une parité bien reconnue entre les droits de Chamos et ceux du Dieu d'Israël. Mais quand les Juifs soumis aux rois de Babylone, et dans la suite aux rois de Syrie, voulurent s'obstiner à ne reconnaître aucun autre Dieu que le leur, ce refus, regardé comme une rébellion contre le vainqueur, leur attira les persécutions qu'on lit dans leur histoire, et dont on ne voit aucun autre exemple avant le christianisme. Chaque religion étant donc uniquement attachée aux lois de l'État qui la prescrivait, il n'y avait point d'autre manière de convertir un peuple que de l'asservir, ni d'autres missionnaires que les conquérants ; et l'obligation de changer de culte étant la loi des vaincus, il fallait commencer par vaincre avant d'en parler. »

     

    Diderot, Denis : Autorité politique - Article de l'Encyclopédie (1751)

    « Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle : mais la puissance paternelle a ses bornes ; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que de la nature. Qu'on examine bien, et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources : ou la force et la violence de celui qui s'en est emparé ; ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux, et celui à qui ils ont déféré l'autorité. La puissance qui s'acquiert par la violence, n'est qu'une usurpation, et ne dure qu'autant que la force de celui qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent ; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug, ils le font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l'autorité, la défait alors : c'est la loi du plus fort. Quelquefois l'autorité qui s'établit par la violence change de nature ; c'est lorsqu'elle continue et se maintient du consentement exprès de ceux qu'on a soumis : mais elle rentre par-là dans la seconde espèce dont je vais parler ; et celui qui se l'était arrogée devenant alors prince, cesse d'être tyran. La puissance qui vient du consentement des peuples, suppose nécessairement des conditions qui en rendent l'usage légitime, utile à la société, avantageux à la république, et qui la fixent et la restreignent entre des limites : car l'homme ne doit ni ne peut se donner entièrement et sans réserve à un autre homme ; parce qu'il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient tout entier. C'est Dieu, dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu'absolu, qui ne perd jamais de ses droits, et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et pour le maintien de la société, que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un d'eux : mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglement et sans réserve, afin que la créature ne s'arroge pas les droits du créateur. Toute autre soumission est le véritable crime de l'idolâtrie. Fléchir le genou devant un homme ou devant une image, n'est qu'une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu qui demande le cœur et l'esprit, ne se soucie guère, et qu'il abandonne à l'institution des hommes pour en faire, comme il leur conviendra, des marques d'un culte civil et politique, ou d'un culte de religion. Ainsi ce ne sont point ces cérémonies en elles-mêmes, mais l'esprit de leur établissement, qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n'a point de scrupule à servir le roi le genou en terre ; le cérémonial ne signifie que ce qu'on a voulu qu'il signifiât: mais livrer son cœur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d'une pure créature, en faire l'unique et le dernier motif de ses actions, c'est assurément un crime de lèse-majesté divine au premier chef: autrement ce pouvoir de Dieu, dont on parle tant, ne serait qu'un vain bruit dont la politique humaine userait à sa fantaisie, et dont l'esprit d'irréligion pourrait se jouer à son tour ; de sorte que toutes les idées de puissance et de subordination venant à se confondre, le prince se jouerait de Dieu, et le sujet du prince. »

     

    Voltaire : Traité sur la tolérance, XI (1763)

    « Telle est la faiblesse du genre humain, et telle sa perversité, qu'il vaut mieux sans doute pour lui d'être subjugué par toutes les superstitions possibles, pourvu qu'elles ne soient point meurtrières, que de vivre sans religion. L'homme a toujours eu besoin d'un frein, et quoiqu'il fût ridicule de sacrifier aux faunes, aux sylvains, aux naïades, il était bien plus raisonnable et plus utile d'adorer ces images fantastiques de la Divinité que de se livrer à l'athéisme. Un athée qui serait raisonneur, violent et puissant, serait un fléau aussi funeste qu'un superstitieux sanguinaire. Quand les hommes n'ont pas de notions saines de la Divinité, les idées fausses y suppléent, comme dans les temps malheureux on trafique avec de la mauvaise monnaie, quand on n'en a pas de bonne. Le païen craignait de commettre un crime, de peur d'être puni par les faux dieux ; le Malabare craint d'être puni par sa pagode. Partout où il y a une société établie, une religion est nécessaire ; les lois veillent sur les crimes connus, et la religion sur les crimes secrets. Mais lorsqu'une fois les hommes sont parvenus à embrasser une religion pure et sainte, la superstition devient non seulement inutile, mais très dangereuse. On ne doit pas chercher à nourrir de gland ceux que Dieu daigne nourrir de pain. La superstition est à la religion ce que l'astrologie est à l'astronomie, la fille très folle d'une mère très sage. Ces deux filles ont longtemps subjugué toute la terre. »

     

    D'Holbach, Paul-Henri Thiry : Système de la nature, II, VIII (1770)

    « En tout pays la religion, loin de favoriser la morale, l'ébranle et l'anéantit. Elle divise les hommes au lieu de les réunir ; au lieu de s'aimer et de se prêter des secours mutuels, ils se disputent, ils se méprisent, ils se haïssent, ils se persécutent, ils s'égorgent très souvent pour des opinions également insensées : la moindre différence dans leurs notions religieuses les rend dès lors ennemis, les sépare d'intérêts, les met continuellement aux prises. Pour des conjectures théologiques des nations deviennent opposées à d'autres nations ; le souverain s'arme contre ses sujets ; les citoyens font la guerre à leurs concitoyens ; les pères détestent leurs enfants, ceux-ci plongent le glaive dans le sein de leurs pères ; les époux sont désunis, les parents se méconnaissent, tous les liens sont rompus ; la société se déchire de ses propres mains, tandis qu'au milieu de ces affreux désordres chacun prétend se conformer aux vues du dieu qu'il sert, et ne se fait aucun reproche des crimes qu'il commet pour sa cause. »

     

    Idem. : Essai sur les préjugés, VIII (1770)

    « La religion est seule en possession de mettre des nations entières en feu pour des opinions ; ses partisans sont bien plus nombreux, plus obstinés, plus turbulents que ceux de la philosophie. Dans la religion, tout est divin, tout est de la dernière importance, tout mérite l'attention la plus sérieuse ; ses principes, établis par le maître absolu de la vie et de la mort, ne peuvent être ni discutés sans témérité, ni révoqués en doute sans impiété, ni combattus sans crime. Surnaturelle ou supérieure à la nature et à la raison, cette religion est en droit d'emprunter les secours de la raison humaine pour s'appuyer, mais jamais il n'est permis d'employer la raison pour l'examiner elle-même ; ce serait un sacrilège que de porter un flambeau profane dans ses obscurités sacrées ; ses sophismes sont respectables, ses contradictions sont des mystères, destinés à confondre l'entendement humain ; ses absurdités doivent être pieusement adorées et reçues sans examen ; enfin ses dogmes sont inflexibles, ils doivent être défendus et maintenus aux dépens même du sang, de la vie, du repos des nations. Partout où l'esprit des hommes sera préoccupé d'opinions religieuses, auxquelles ils attacheront leur bonheur éternel, la raison ne pourra rien sur eux, la nature criera vainement, l'expérience ne les convaincra jamais, et nulle force dans le monde ne se trouvera capable de contrebalancer un intérêt que l’imagination leur peindra comme devant étouffer tous les autres. »

     

    Jefferson, Thomas : Projet pour la loi de Virginie instituant la liberté de religion (1777)

    « Parfaitement conscients que les opinions et les croyances des hommes ne dépendent pas de leur volonté propre mais suivent involontairement l'évidence proposée à leurs esprits ; que le Seigneur Tout-Puissant a créé l'esprit libre et manifesté Sa volonté suprême qu'il reste libre en le rendant absolument inaccessible à la contrainte ; que toutes les tentatives pour l'influencer par des punitions ou des obligations temporelles ou par des incapacités civiles ne font qu'engendrer des habitudes d'hypocrisie et de bassesse et s'écartent du plan du saint Auteur de notre religion qui a voulu propager celle-ci, non pas par la contrainte sur les corps ou sur les âmes, comme il était en la toute-puissance du Seigneur des corps et des âmes de le faire, mais par l'effet de son influence sur la seule raison ; que la présomption impie de législateurs et de gouvernants, tant civils qu'ecclésiastiques, qui, bien que n'étant eux­mêmes que des hommes faillibles et bornés, se sont arrogé une autorité sur la foi des autres, énonçant que leurs opinions et leurs façons de penser personnelles étaient seules vraies et infaillibles et s'efforçant de les imposer comme telles, a établi et maintenu de tout temps des religions fausses presque partout dans le monde ; que c'est une tyrannie coupable que d'obliger un homme à apporter des contributions d'argent pour la propagation d'opinions qu'il refuse et qu'il abhorre ; que le simple fait de le forcer à entretenir tel ou tel maître de sa propre croyance religieuse le prive de la liberté agréable de donner ses contributions à tel autre pasteur sur les principes moraux duquel il voudrait prendre modèle et dont il apprécie particulièrement la force de persuasion au bien ; ce fait retire aussi au clergé ces récompenses temporelles qui, attribuées en signe d'approbation de leur conduite personnelle, constituent une incitation supplémentaire à des efforts fervents et incessants pour l'instruction de l'humanité ; que nos droits civiques ne dépendent pas plus de nos opinions religieuses que de nos idées sur la physique ou la géométrie ; que, par conséquent, le fait de proscrire un citoyen comme indigne de la confiance publique, en lui retirant la capacité d'être appelé à des charges publiques et appointées s'il ne confesse ou ne répudie telle ou telle opinion religieuse le prive injustement de ces privilèges et avantages auxquels, comme tous ses concitoyens, il a un droit naturel ; que cela tend aussi à corrompre les principes de cette religion même que l'on voudrait encourager, en soudoyant, par l'appât d'honneurs mondains et d'émoluments ceux qui acceptent de la professer ou de la pratiquer extérieurement ; que si ceux qui ne résistent pas à ces tentations sont certes criminels, ceux qui les appâtent de cette manière ne sont pas innocents non plus ; que les opinions des hommes ne sont pas l'objet du gouvernement civil et qu'elles ne tombent pas sous sa juridiction ; que le fait de permettre aux pouvoirs du magistrat civil de s'immiscer dans le domaine de l'opinion et d'empêcher la profession ou la propagation de certains principes parce qu'on suppose leurs tendances pernicieuses est un sophisme dangereux qui détruit immédiatement toute liberté religieuse, car ce magistrat, étant naturellement juge de cette tendance, fera de ses opinions la règle de son jugement et n'approuvera ou ne condamnera les sentiments d'autrui qu'autant qu'il s'accordent avec les siens ou en diffèrent ; qu'il est bien temps, pour les fins légitime du gouvernement civil, que les représentants interviennent lorsque de principes dégénèrent en retiens ouverte contre la paix et le bon ordre ; enfin, que la vérité est grande et qu'elle prévaudra si on la laisse agir librement ; qu'elle est suffisamment forte pour s'opposer à l'erreur et qu'elle n'a rien à craindre du conflit, aussi longtemps que l'intervention humaine ne lui enlèvera pas ses armes naturelles : la liberté d'argumentation et de discussion, les erreurs cessant d'être dangereuses quand il est permis de les contredire librement. Nous, Assemblée générale de Virginie, décidons que personne ne pourra être forcé de fréquenter ou de soutenir quelque culte, établissement ou ministère religieux que ce soit, et que personne ne sera contraint, emprisonné, molesté ou frappé dans son corps ou ses biens, ni n'aura à souffrir d'aucune autre manière à cause de ses opinions ou croyances religieuses, mais que tous les hommes demeureront libres de professer leurs opinions en matière de religion et de les soutenir par la discussion et qu'elles ne réduiront, n'augmenteront ni n'affecteront en aucune manière leurs capacités civiques. Et, bien que nous sachions que notre Assemblée, élue par le peuple pour les seuls buts ordinaires de législation, n'a pas le pouvoir de restreindre la compétence législative des assemblées ultérieures qui seront constituées avec des pouvoirs égaux aux nôtres et, par conséquent, que le fait de conférer un caractère irrévocable à la présente loi serait sans valeur légale, nous déclarons cependant, parce que nous sommes libres de le faire, que les droits proclamés ci-dessus sont des droits naturels de l'humanité et que, si quelque loi votée ultérieurement abrogeait la présente résolution ou en restreignait l'application, cette loi constituerait une violation du droit naturel. »

     

    Idem. : Observation sur la Virginie, Question XVII (1785)

    « Il est une erreur que l'on n'a pas encore suffisamment extirpée, semble-t-il : la croyance que les opérations de l'esprit sont soumises, tout comme les actions du corps à la contrainte des lois. Pourtant, nos gouvernants ne peuvent avoir d'autorité que sur ceux de nos droits naturels que nous leur avons soumis. Nous ne leur avons jamais soumis les droits de la conscience ; nous ne le pouvions pas. Nous en sommes responsables devant notre Dieu ; les pouvoirs légitimes du gouvernement ne s'appliquent qu'aux actes portant préjudice à autrui. Mais mon voisin ne me porte aucun préjudice s'il affirme qu'il y a vingt dieux ou qu'il n'y en a aucun. Cela ne porte atteinte ni à ma bourse, ni à ma personne physique. S'il est dit que l'on ne peut pas se fier au témoignage d'un tel homme devant un tribunal, qu'on rejette ce témoignage et que cet homme soit ainsi stigmatisé. La contrainte peut le rendre pire en faisant de lui un hypocrite, mais jamais elle ne le rendra plus sincère. Elle peut le pousser à s'entêter dans ses erreurs, mais elle ne l'en guérira pas. La raison et le libre examen sont les seuls agents efficaces contre l'erreur. Laissez-les agir librement et ils confirmeront la vraie religion en traduisant chacune des fausses devant leur tribunal, en les soumettant à l'épreuve de leur investigation. Ce sont les ennemis naturels de l'erreur, et d'elle seule. Si le gouvernement romain n'avait pas autorisé le libre examen, le christianisme n'aurait jamais pu s'implanter. Si l'on ne s'était pas adonné au libre examen à l'époque de la Réforme, le christianisme n'aurait pas pu être débarrassé de ses corruptions. Entraver le libre examen, aujourd'hui, serait protéger les corruptions existantes et en encourager de nouvelles. Si le gouvernement nous prescrivait notre régime alimentaire et nos remèdes, nos corps seraient dans l'état où sont maintenant nos âmes. C'est ainsi qu'en France, à une certaine époque, on a proscrit l'émétique comme remède et la pomme de terre comme aliment. Le gouvernement montre le même genre d'infaillibilité quand il énonce des lois physiques : Galilée fut traduit levant l'Inquisition pour avoir affirmé que la terre était sphérique ; le gouvernement avait déclaré qu'elle était plate comme un tranchoir, et Galilée fut obligé d'abjurer son erreur. Cette erreur, pourtant, a fini par prévaloir ; la terre est devenue ronde et Descartes a déclaré qu'un tourbillon la faisait tourner autour de son axe. Le gouvernement sous lequel il vivait fut assez sage pour comprendre que cette question n'était pas de la compétence des autorités civiles, sinon nous aurions tous été entraînés d'office dans des tourbillons. En fait, on a démoli la théorie des tourbillons, et le principe newtonien de la gravitation est aujourd'hui plus solidement établi sur la base de la raison qu'il ne le serait si le gouvernement intervenait pour en faire un article de foi obligatoire. On a laissé agir la raison et l'expérience, et l'erreur a fui devant elles. Seule, l'erreur a besoin de l'appui des gouvernements. La vérité se tient d'elle-même. Vous voulez soumettre les opinions à l'autorité : qui prendrez-vous comme enquêteurs ? Des hommes faillibles ; des hommes gouvernés par des passions mauvaises, par des mobiles autant privés que publics. Et pourquoi soumettre les opinions à la coercition ? Pour établir l'uniformité ? Mais l'uniformité des opinions est­elle désirable ? Pas plus que celle des visages et des statures. Ou bien, alors, adoptez le lit de Procuste et, comme les grands risquent de l'emporter sur les petits, donnez-leur la même taille à tous en coupant les pieds des premiers et en étirant ceux des seconds. En matière de religion, les divergences d'opinions sont avantageuses. »

     

    Kant, Emmanuel : Qu’est-ce que les lumières (1784)

    « Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette mino­rité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des lumières. La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’une si grande partie des hommes, après avoir été depuis longtemps affranchis par la nature de toute direction étrangère (naturaliter majorennes), restent volontiers mineurs toute leur vie, et qu’il est si facile aux autres de s’ériger en tuteurs. Il est si commode d’être mineur ! J’ai un livre qui a de l’esprit pour moi, un di­recteur qui a de la conscience pour moi, un médecin qui juge pour moi du régime qui me convient, etc. ; pourquoi me donnerais-je de la peine ? Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette en­nuyeuse occupation. Que la plus grande partie des hommes (et avec eux le beau sexe tout entier) tiennent pour difficile, même pour très-dangereux, le passage de la minorité à la majorité ; c’est à quoi visent avant tout ces tuteurs qui se sont chargés avec tant de bonté de la haute surveillance de leurs semblables. Après les avoir d’abord abêtis en les traitant comme des animaux domestiques, et avoir pris toutes leurs précautions pour que ces paisibles créatures ne puissent tenter un seul pas hors de la charrette où ils les tiennent enfermés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace, s'ils essayent de marcher seuls. Or ce danger n'est pas sans doute aussi grand qu'ils veulent bien le dire, car, au prix de quelques chutes, on finirait bien par apprendre à marcher ; mais un exemple de ce genre rend timide et dégoûte ordinairement de toute tentative ultérieure. Il est donc difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l'aimer, et provisoirement il est tout à fait incapable de se servir de sa propre intel­ligence, parce qu'on ne lui permet jamais d'en faire l'essai. Les règles et les formules, ces instruments mécaniques de l'usage rationnel, ou plutôt de l'abus de nos facultés naturelles, sont les fers qui nous retiennent dans une éternelle mi­norité. Qui parviendrait à s'en débarrasser, ne franchirait en­core que d'un saut mal assuré les fossés les plus étroits, car il n'est pas accoutumé à d'aussi libres mouvements. Aussi n'arrive-t-il qu'à bien peu d'hommes de s'affranchir de leur minorité par le travail de leur propre esprit, pour marcher ensuite d'un pas sûr. Mais que le public s'éclaire lui-même, c'est ce qui est plutôt possible ; cela même est presque inévitable, pourvu qu'on lui laisse la liberté. Car alors il se trouvera toujours quelques libres penseurs, même parmi les tuteurs officiels de la foule, qui, après avoir secoué eux-mêmes le joug de la minorité, répandront autour d'eux cet esprit qui fait estimer au poids de la raison la vocation de chaque homme à penser par lui-même et la valeur personnelle qu'il en retire. Mais il est curieux de voir le public, auquel ses tuteurs avaient d'abord imposé un tel joug, les contraindre ensuite eux-mêmes de continuer à le subir, quand il y est poussé par ceux d'entre eux qui sont incapables de toute lumière. Tant il est dangereux de semer des préjugés ! car ils finissent par retomber sur leurs auteurs ou sur les successeurs de leurs auteurs. Le public ne peut donc arriver que lentement aux lumières. Une révolution peut bien amener la chute du despotisme d'un individu et de l'oppression d'un maître cupide ou ambitieux, mais jamais une véritable réforme dans la façon de penser ; de nouveaux préjugés serviront, tout aussi bien que les anciens, à conduire les masses aveugles. La diffusion des lumières n'exige autre chose que la liberté, et encore la plus inoffensive de toutes les libertés, celle de faire publiquement usage de sa raison en toutes choses. Mais j'en­tends crier de toutes parts : ne raisonnez pas. L'officier dit : ne raisonnez pas, mais exécutez ; le financier : ne raisonnez pas, mais payez ; le prêtre : ne raisonnez pas, mais croyez. (Il n'y a qu'un seul maître dans le monde qui dise : raisonnez tant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez.) Là est en général la limite de la liberté. Mais quelle limite est un obstacle pour les lumières ? Quelle limite, loin de les entraver, les favorise ? — Je réponds : l'usage public de sa raison doit toujours être libre, et seul il peut répandre les lumières parmi les hommes ; mais l'usage privé peut souvent être très étroitement limité, sans nuire beaucoup pour cela aux progrès des lumières. J'entends par usage public de sa raison celui qu'en fait quelqu'un, à titre de savant, devant le public entier des lecteurs. J'appelle au contraire usage privé celui qu'il peut faire de sa raison dans un certain poste civil ou une cer­taine fonction qui lui est confiée. »

    Idem. : Qu'est-ce que s'orienter dans la pensée ? (1786)

    « A la liberté de penser s'oppose, en premier lieu, la contrainte civile. On dit, il est vrai, que la liberté de parler ou d'écrire peut nous être ôtée par une puissance supérieure, mais non pas la liberté de penser. Mais penserions-nous beaucoup, et penserions-nous bien, si nous ne pensions pas pour ainsi dire en commun avec d'autres, qui nous font part de leurs pensées et auxquels nous communiquons les nôtres ? Aussi bien, l'on peut dire que cette puissance extérieure qui enlève aux hommes la liberté de communiquer publiquement leurs pensées, leur ôte également la liberté de penser — l'unique trésor qui nous reste encore en dépit de toutes les charges civiles et qui peut seul apporter un remède à tous les maux qui s'attachent à cette condition. En second lieu, la liberté de penser est prise au sens où elle s'oppose à la contrainte exercée sur la conscience. C'est là ce qui se passe lorsqu'en matière de religion en dehors de toute contrainte externe, des citoyens se posent en tuteurs à l'égard d'autres citoyens et que, au lieu de donner des arguments, ils s'entendent, au moyen de formules de foi obligatoires et en inspirant la crainte poignante du danger d'une recherche personnelle, à bannir tout examen de la raison grâce à l'impression produite à temps sur les esprits. En troisième lieu, la liberté de penser signifie que la raison ne se soumette à aucune autre loi que celle qu'elle se donne à elle-même. Et son contraire est la maxime d'un usage sans loi de la raison — afin, comme le génie en fait le rêve, de voir plus loin qu'en restant dans les limites de ses lois. Il s'ensuit comme naturelle conséquence que, si la raison ne veut point être soumise à la loi qu'elle se donne à elle-même, il faut qu'elle s'incline sous le joug des lois qu'un autre lui donne ; car sans la moindre loi, rien, pas même la plus grande absurdité ne pourrait se maintenir bien longtemps. Ainsi l'inévitable conséquence de cette absence explicite de loi dans la pensée ou d'un affranchissement des restrictions imposées par la raison, c'est que la liberté de penser y trouve finalement sa perte. Et puisque ce n'est nullement la faute d'un malheur quelconque, mais d'un véritable orgueil, la liberté est perdue par étourderie au sens propre de ce terme. »

    Idem. : La religion dans les limites de la simple raison (1793)

    « La religion (considérée subjectivement) est la connaissance de tous nos devoirs comme commandements divins. Grâce à cette définition, on évite mainte interprétation erronée du concept de religion en général. Premièrement, elle n'exige pas en ce qui concerne la connaissance et la confession théoriques, une science assertorique (même pas celle de l'existence de Dieu) ; car, étant donné notre déficience pour ce qui est de la connaissance d'objets suprasensibles, cette confession pourrait bien être une imposture; elle présuppose seulement du point de vue spéculatif, au sujet de la cause suprême des choses, une admission problématique (une hypothèse), mais par rapport à l'objet en vue duquel notre raison, commandant moralement, nous invite à agir, une foi pratique, promettant un effet quant au but final de cette raison, par suite, une foi assertorique libre laquelle n'a besoin que de l'idée de Dieu où doit inévitablement aboutir tout effort moral sérieux (et, par suite, plein de foi) en vue du bien, sans prétendre pouvoir en garantir par une connaissance théorique, la réalité objective. Pour ce qui peut être imposé à chacun comme devoir, il faut que le minimum de connaissance (possibilité de l'existence de Dieu) suffise subjectivement. Deuxièmement, on prévient, grâce à cette définition d'une religion en général la représentation erronée, qu'elle constitue un ensemble de devoirs particuliers, se rapportant à Dieu directement, et on évite ainsi d'admettre (ce à quoi les hommes sont d'ailleurs très disposés) outre les devoirs humains, moraux et civiques (des hommes envers les hommes) des services de cour, en cherchant peut-être même par la suite à compenser par ces derniers, la carence des premiers. Dans une religion universelle, il n'y a pas de devoirs spéciaux à l'égard de Dieu, car Dieu ne peut rien recevoir de nous - nous ne pouvons agir ni sur lui, ni pour lui. »

     

    République Française : Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (1789)

    « Les Représentants du Peuple Français, constitués en Assemblée Nationale, considérant que l'ignorance, l'oubli ou le mépris des droits de l'Homme sont les seules causes des malheurs publics et de la corruption des Gouvernements, ont résolu d'exposer, dans une Déclaration solennelle, les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme, afin que cette Déclaration, constamment présente à tous les Membres du corps social, leur rappelle sans cesse leurs droits et leurs devoirs ; afin que les actes du pouvoir législatif, et ceux du pouvoir exécutif, pouvant être à chaque instant comparés avec le but de toute institution politique, en soient plus respectés ; afin que les réclamations des citoyens, fondées désormais sur des principes simples et incontestables, tournent toujours au maintien de la Constitution et au bonheur de tous. En conséquence, l'Assemblée Nationale reconnaît et déclare, en présence et sous les auspices de l'Être suprême, les droits suivants de l'Homme et du Citoyen. – Art. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune. – Art. 2. Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression. – Art. 3. Le principe de toute Souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément. – Art. 4. La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. – Art. 5.  La Loi n'a le droit de défendre que les actions nuisibles à la Société. Tout ce qui n'est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas. – Art. 6. La Loi est l'expression de la volonté générale. Tous les Citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs Représentants, à sa formation. Elle doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents. – Art. 7. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni détenu que dans les cas déterminés par la Loi, et selon les formes qu'elle a prescrites. Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires, doivent être punis ; mais tout citoyen appelé ou saisi en vertu de la Loi doit obéir à l'instant : il se rend coupable par la résistance. – Art. 8. La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu'en vertu d'une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée.  – Art. 9. Tout homme étant présumé innocent jusqu'à ce qu'il ait été déclaré coupable, s'il est jugé indispensable de l'arrêter, toute rigueur qui ne serait pas nécessaire pour s'assurer de sa personne doit être sévèrement réprimée par la loi.  – Art. 10 : Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi. – Art. 11 : La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme : tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. »

     

    Tocqueville, Alexis de : De la démocratie en Amérique, II, I, V (1840)

    « Parmi toutes les croyances dogmatiques, les plus désirables me semblent être les croyances dogmatiques en matière de religion : cela se déduit très clairement, alors même qu'on ne veut faire attention qu'aux seuls intérêts de ce monde. Il n'y a presque point d'action humaine, quelque particulière qu'on la suppose, qui ne prenne naissance dans une idée très générale que les hommes ont conçue de Dieu, de ses rapports avec le genre humain, de la nature de leur âme et de leurs devoirs envers leurs semblables. L'on ne saurait faire que ces idées ne soient pas la source commune dont tout le reste découle. Les hommes ont donc un intérêt immense à se faire des idées bien arrêtées sur Dieu, leur âme, leurs devoirs généraux envers leur Créateur et leurs semblables ; car le doute sur ces premiers points livrerait toutes leurs actions au hasard et les condamnerait en quelque sorte au désordre et à l'impuissance. C'est donc la matière sur laquelle il est le plus important que chacun de nous ait des idées arrêtées, et malheureusement c'est aussi celle dans laquelle il est le plus difficile que chacun, livré à lui-même, et par le seul effort de sa raison, en vienne à arrêter ses idées. Il n'y a que des esprits très affranchis des préoccupations ordinaires de la vie, très pénétrants, très déliés, très exercés, qui, à l'aide de beaucoup de temps et de soins, puissent percer jusqu'à ces vérités si nécessaires. Encore voyons-nous que ces philosophes eux-mêmes sont presque toujours environnés d'incertitudes, qu'à chaque pas la lumière naturelle qui les éclaire s'obscurcit et menace de s'éteindre, et que, malgré tous leurs efforts, ils n'ont encore pu découvrir qu'un petit nombre de notions contradictoires, au milieu desquelles l'esprit humain flotte sans cesse depuis des milliers d'années, sans pouvoir saisir fermement la vérité ni même trouver de nouvelles erreurs. De pareilles études sont fort au-dessus de la capacité moyenne des hommes, et, quand même la plupart des hommes seraient capables de s'y livrer, il est évident qu'ils n'en auraient pas le loisir. Des idées arrêtées sur Dieu et la nature humaine sont indispensables à la pratique journalière de leur vie, et cette pratique les empêche de pouvoir les acquérir. Cela me paraît unique. Parmi les sciences, il en est qui, utiles à la foule, sont à sa portée ; d'autres ne sont abordables qu'à peu de personnes et ne sont point cultivées par la majorité, qui n'a besoin que de leurs applications les plus éloignées ; mais la pratique journalière de celle-ci est indispensable à tous, bien que son étude soit inaccessible au plus grand nombre. Les idées générales relatives à Dieu et à la nature humaine sont donc, parmi toutes les idées, celles qu'il convient le mieux de soustraire à l'action habituelle de la raison individuelle, et pour laquelle il y a le plus à gagner et le moins à perdre en reconnaissant une autorité. Le premier objet, et l'un des principaux avantages des religions, est de fournir sur chacune de ces questions primordiales une solution nette, précise, intelligible pour la foule et très durable. Il y a des religions très fausses et très absurdes ; cependant l'on peut dire que toute religion qui reste dans le cercle que je viens d'indiquer et qui ne prétend pas en sortir, ainsi que plusieurs l'ont tenté, pour aller arrêter de tous côtés le libre essor de l'esprit humain, impose un joug salutaire à l'intelligence ; et il faut reconnaître que, si elle ne sauve point les hommes dans l'autre monde, elle est du moins très utile à leur bonheur et à leur grandeur dans celui-ci. Cela est surtout vrai des hommes qui vivent dans les pays libres. Quand la religion est détruite chez un peuple, le doute s'empare des portions les plus hautes de l'intelligence et il paralyse à moitié toutes les autres. Chacun s'habitue à n'avoir que des notions confuses et changeantes sur les matières qui intéressent le plus ses semblables et lui-même ; on défend mal ses opinions ou on les abandonne, et, comme on désespère de pouvoir, à soi seul, résoudre les plus grands problèmes que la destinée humaine présente, on se réduit lâchement à n'y point songer. Un tel état ne peut manquer d'énerver les âmes ; il détend les ressorts de la volonté et il prépare les citoyens à la servitude. Non seulement il arrive alors que ceux-ci laissent prendre leur liberté, mais souvent ils la livrent. Lorsqu'il n'existe plus d'autorité en matière de religion, non plus qu'en matière politique, les hommes s'effrayent bientôt à l'aspect de cette indépendance sans limites. Cette perpétuelle agitation de toutes choses les inquiète et les fatigue. Comme tout remue dans le monde des intelligences, ils veulent, du moins, que tout soit ferme et stable dans l'ordre matériel, et, ne pouvant plus reprendre leurs anciennes croyances, ils se donnent un maître. Pour moi, je doute que l'homme puisse jamais supporter à la fois une complète indépendance religieuse et une entière liberté politique ; et je suis porté à penser que, s'il n'a pas de foi, il faut qu'il serve, et, s'il est libre, qu'il croie. »

     

    Idem. : De la démocratie en Amérique, II, X (1840)

    « Il faut reconnaître que l'égalité, qui introduit de grands biens dans le monde, suggère cependant aux hommes des instincts fort dangereux ; elle tend à les isoler les uns des autres, pour porter chacun d'eux à ne s'occuper que de lui seul. Elle ouvre démesurément leur âme à l'amour des jouissances matérielles. Le plus grand avantage des religions est d'inspirer des instincts tout contraires. Il n'y a point de religion qui ne place l'objet des désirs de l'homme au-delà et au-dessus des biens de la terre, et qui n'élève naturellement son âme vers des régions fort supérieures à celles des sens. Il n'y en a point non plus qui n'impose à chacun des devoirs quelconques envers l'espèce humaine, ou en commun avec elle, et qui ne le tire ainsi, de temps à autre, de la contemplation de lui-même. Ceci se rencontre dans les religions les plus fausses et les plus dangereuses. Les peuples religieux sont donc naturellement forts précisément à l'endroit où les peuples démocratiques sont faibles ; ce qui fait bien voir de quelle importance il est que les hommes gardent leur religion en devenant égaux. »

     

    Marx, Karl : À propos de la question juive (1844)

    « L'émancipation politique du Juif, du chrétien, de l'homme religieux en un mot, c'est l'émancipation de l'État du judaïsme, du christianisme, de la religion en général. Sous sa forme particulière, dans le mode spécial à son essence, comme État, l'État s'émancipe de la religion en s'émancipant de la religion d'État, c'est-à-dire en ne reconnaissant aucune religion, mais en s'affirmant purement et simplement comme État. S'émanciper politiquement de la religion, ce n'est pas s'émanciper d'une façon absolue et totale de la religion, parce que l'émancipation politique n'est pas le mode absolu et total de l'émancipation humaine. La limite de l'émancipation politique apparaît immédiatement dans ce fait que l'État peut s'affranchir d'une barrière sans que l'homme en soit réellement affranchi, que l'État peut être un État libre, sans que l'homme soit un homme libre. Bauer le concède lui-même tacitement, en liant l'émancipation politique à la condition suivante : « Il faudrait, du reste, supprimer tout privilège religieux, donc également le monopole d'une église privilégiée ; et si d'aucuns ou même la très grande majorité croyaient encore devoir remplir des devoirs religieux, cette pratique devrait leur être abandonnée comme une affaire d'ordre absolument privé. » L'État peut donc s'être émancipé de la religion, même si la très grande majorité ne cesse pas d'être religieuse, du fait qu'elle l'est à titre privé. Mais l'attitude de l'État, de l'État libre surtout, envers la religion n'est que l'attitude, envers la religion, des hommes qui constituent l'État. Par conséquent, c'est par l'intermédiaire de l'État, c'est politiquement, que l'homme s'affranchit d'une barrière, en s'élevant au-dessus de cette barrière, en contradiction avec lui-même, d'une manière abstraite et partielle. En outre, en s'affranchissant politiquement, c'est par un détour, au moyen d'un intermédiaire, intermédiaire nécessaire, il est vrai, que l'homme s'affranchit. Enfin, même quand il se proclame athée par l'intermédiaire de l'État, c'est-à-dire quand il proclame l'État athée, l'homme demeure toujours limité au point de vue religieux, précisément parce qu'il ne se reconnaît tel que par un détour, au moyen d'un intermédiaire. La religion est donc la reconnaissance de l'homme par un détour et un intermédiaire. L'État est l'intermédiaire entre l'homme et la liberté de l'homme. De même que le Christ est l'intermédiaire que l'homme charge de toute sa divinité, de toute sa limitation religieuse, l'État est l'intermédiaire que l'homme charge de toute sa non-divinité, de toute sa limitation humaine. »

     

    Idem. : Critique de la philosophie du droit de Hegel (1844)

    « Le fondement de la critique irréligieuse est celui-ci : l'homme fait la religion, la religion ne fait pas l'homme. Plus précisément : la religion est la conscience de soi et de sa valeur de l'homme qui ou bien ne s'est pas encore conquis lui-même, ou bien s'est déjà perdu à nouveau. Mais l'homme, ce n'est pas un être abstrait, installé hors du monde. L'homme, c'est le monde de l'homme, l'État, la société. Cet État, cette société produisent la religion, une conscience du monde à l'envers, parce qu'ils sont un monde à l'envers. La religion, c'est la théorie générale de ce monde, son compendium encyclopédique, sa logique sous une forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, le fondement général de sa consolation et de sa justification. Elle est la réalisation fantastique de l'être humain, parce que l'être humain ne possède pas de réalité vraie. La lutte contre la religion est immédiatement la lutte contre ce monde dont la religion est l'arôme spirituel. La misère religieuse est tout à la fois l'expression de la misère réelle et la protestation contre la misère réelle. La religion est le soupir de la créature tourmentée, l'âme d'un monde sans cœur, de même qu'elle est l'esprit de situations dépourvues d'esprit. Elle est l'opium du peuple. L'abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple, c'est l'exigence de son bonheur véritable. Exiger de renoncer aux illusions relatives à son état, c'est exiger de renoncer à une situation qui a besoin de l'illusion. La critique de la religion est donc dans son germe la critique de la vallée des larmes, dont l'auréole est la religion. »

    et Engels, Friedrich : L'Idéologie allemande, I, A (1845-1846)

    « Voici donc les faits : des individus déterminés qui ont une activité productrice selon un mode déterminé entrent dans des rapports sociaux et politiques déterminés. Il faut que dans chaque cas isolé, l'observation empirique montre dans les faits, et sans aucune spéculation ni mystification, le lien entre la structure sociale et politique et la production. La structure sociale et l'État résultent constamment du processus vital d'individus déterminés ; mais de ces individus non point tels qu'ils peuvent s'apparaître dans leur propre représentation ou apparaître dans celle d'autrui, mais tels qu'ils sont en réalité, c'est-à-dire, tels qu'ils œuvrent et produisent matériellement ; donc tels qu'ils agissent sur des bases et dans des conditions et limites matérielles déterminées et indépendantes de leur volonté. La production des idées, des représentations et de la conscience est d'abord directement et intimement mêlée à l'activité matérielle et au commerce matériel des hommes, elle est le langage de la vie réelle. Les représentations, la pensée, le commerce intellectuel des hommes apparaissent ici encore comme l'émanation directe de leur comportement matériel. Il en va de même de la production intellectuelle telle qu'elle se présente dans la langue de la politique, celle des lois, de la morale, de la religion, de la métaphysique, etc. de tout un peuple. Ce sont les hommes qui sont les producteurs de leurs représentations, de leurs idées, etc., mais les hommes réels agissants, tels qu'ils sont conditionnés par un développement déterminé de leurs forces productives et des rapports qui y correspondent, y compris les formes les plus larges que ceux-ci peuvent prendre. La conscience ne peut jamais être autre chose que l'être conscient et l'être des hommes est leur processus de vie réel. Et si, dans toute l'idéologie, les hommes et leurs rapports nous apparaissent placés la tête en bas comme dans une camera obscure, ce phénomène découle de leur processus de vie historique, absolument comme le renversement des objets sur la rétine découle de son processus de vie directement physique. A l'encontre de la philosophie allemande qui descend du ciel sur la terre, c'est de la terre au ciel que l'on monte ici. Autrement dit, on ne part pas de ce que les hommes disent, s'imaginent, se représentent, ni non plus de ce qu'ils sont dans les paroles, la pensée, l'imagination et la représentation d'autrui, pour aboutir ensuite aux hommes en chair et en os; non, on part des hommes dans leur activité réelle, c'est à partir de leur processus de vie réel que l'on représente aussi le développement des reflets et des échos idéologiques de ce processus vital. Et même les fantasmagories dans le cerveau humain sont des sublimations résultant nécessairement du processus de leur vie matérielle que l'on peut constater empiriquement et qui repose sur des bases matérielles. De ce fait, la morale, la religion, la métaphysique et tout le reste de l'idéologie, ainsi que les formes de conscience qui leur correspondent, perdent aussitôt toute apparence d'autonomie. Elles n'ont pas d'histoire, elles n'ont pas de développement ; ce sont au contraire les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment, avec cette réalité qui leur est propre, et leur pensée et les produits de leur pensée. Ce n'est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. Dans la première façon de considérer les choses, on part de la conscience comme étant l'individu vivant, dans la seconde façon, qui correspond à la vie réelle, on part des individus réels et vivants eux-mêmes et l'on considère la conscience uniquement comme leur conscience. »

     

    Bakounine, Mikhaïl : Dieu et l'État (1882)

    « Toutes les religions, avec leurs dieux, leurs demi-dieux et leurs prophètes, leurs messies et leurs saints, ont été créées par la fantaisie crédule des hommes, non encore arrivés au plein développement et à la pleine possession de leurs facultés intellectuelles ; le ciel religieux n'est autre chose qu'un mirage, où l'homme, exalté par l'ignorance et la foi, retrouve sa propre image, mais agrandie et renversée, c'est-à-dire divinisée. L'histoire des religions, celle de la naissance, de la grandeur et de la décadence des dieux qui se sont succédé dans la croyance humaine, n'est donc rien que le développement de l'intelligence et de la conscience collectives des hommes. À mesure que, dans leur marche historiquement progressive, ils découvraient, soit en eux-mêmes, soit dans la nature extérieure, une force, une qualité, ou même un grand défaut quelconque, ils les attribuaient à leurs dieux, après les avoir exagérés, élargis outre mesure, comme le font ordinairement les enfants, par un acte de leur fantaisie religieuse. Grâce à cette modestie et à cette pieuse générosité des hommes croyants et crédules, le ciel s'est enrichi des dépouilles de la terre, et, par une conséquence nécessaire, plus le ciel devenait riche et plus l'humanité, plus la terre, devenaient misérables. Une fois la divinité installée, elle fut naturellement proclamée la cause, la raison, l'arbitre et la dispensatrice absolue de toutes choses : le monde ne fut plus rien, elle fut tout ; et l'homme, son vrai créateur, après l'avoir tirée du néant à son insu, s'agenouilla devant elle, l'adora et se proclama sa créature et son esclave […] Nous voilà retombés dans l'Église et dans l'État. Il est vrai que dans cette organisation nouvelle, établie, comme toutes les organisations politiques anciennes, par la grâce de Dieu, mais appuyée cette fois, au moins pour la forme, en guise de concession nécessaire à l'esprit moderne, comme dans les préambules des décrets impériaux de Napoléon III, sur la volonté fictive du peuple, l'Église ne s'appellera plus Église, elle s'appellera École. Mais sur les bancs de cette école ne seront pas assis seulement les enfants : il y aura le mineur éternel, l'écolier reconnu à jamais incapable de subir ses examens, de s'élever à la science de ses maîtres et de se passer de la discipline de ses maîtres, le peuple. L'État ne s'appellera plus Monarchie, il s'appellera République, mais il n'en sera pas moins l'État, c'est-à-dire une tutelle officiellement et régulièrement établie par une minorité d'hommes compétents, d'hommes de génie ou de talent vertueux, pour surveiller et pour diriger la conduite de ce grand, incorrigible et terrible enfant, le peuple. Les professeurs de l'École et les fonctionnaires de l'État s'appelleront des républicains ; mais ils n'en seront pas moins des tuteurs, des pasteurs, et le peuple restera ce qu'il a été éternellement jusqu'ici, un troupeau. Gare alors aux tondeurs ; car là où il y a un troupeau il y aura nécessairement aussi des tondeurs et des mangeurs de troupeau. Le peuple, dans ce système, sera l'écolier et le pupille éternel. Malgré sa souveraineté toute fictive, il continuera de servir d'instrument à des pensées, à des volontés et par conséquent aussi à des intérêts qui ne seront pas les siens. Entre cette situation et ce que nous appelons, nous, la liberté, la seule vraie liberté, il y a un abîme. Ce sera, sous des formes nouvelles, l'antique oppression et l'antique esclavage : et là où il y a esclavage, il y a misère, abrutissement, la vraie matérialisation de la société, tant des classes privilégiées que des masses […] Faudra-t-il donc éliminer de la société tout enseignement et abolir toutes les écoles ? Non, pas du tout. Il faut répandre à pleines mains l'instruction dans les masses, et transformer toutes les églises, tous ces temples dédiés à la gloire de Dieu et à l'asservissement des hommes, en autant d'écoles d'émancipation humaine. Mais, d'abord, entendons-nous : les écoles proprement dites, dans une société normale. fondée sur l'égalité et sur le respect de la liberté humaine, ne devront exister que pour les enfants et non pour les adultes ; et, pour qu'elles deviennent des écoles d'émancipation et non d'asservissement, il faudra en éliminer avant tout cette fiction de Dieu, l'asservisseur éternel et absolu ; et il faudra fonder toute l'éducation des enfants et leur instruction sur le développement scientifique de la raison, non sur celui de la foi, sur le développement de la dignité et de l'indépendance personnelles, non sur celui de la piété et de l'obéissance, sur le seul culte de la vérité et de la justice, et avant tout sur le respect humain, qui doit remplacer en tout et partout le culte divin. Le principe de l'autorité dans l'éducation des enfants, constitue le point de départ naturel ; il est légitime, nécessaire, lorsqu'il est appliqué aux enfants en bas âge, alors que leur intelligence ne s'est encore aucunement développée ; mais comme le développement de toute chose, et par conséquent de l'éducation aussi, implique la négation successive du point de départ, ce principe doit s'amoindrir graduellement à mesure que leur éducation et leur instruction s'avancent, pour faire place à leur liberté ascendante. Toute éducation rationnelle n'est au fond rien que cette immolation progressive de l'autorité au profit de la liberté, le but final de l'éducation ne devant être que celui de former des hommes libres et pleins de respect et d'amour pour la liberté d'autrui. »

    Idem. : Théorie identique de l’Église et de l’État (1869)

    « Qu’est-ce que l’État ? C’est, nous répondent les métaphysiciens et les docteurs en droit, c’est la chose publique ; les intérêts, le bien collectif et le droit de tout le monde, opposés à l’action dissolvante des intérêts et des passions égoïstes de chacun. C’est la justice et la réalisation de la morale et de la vertu sur la terre. Par conséquent il n’est point d’acte plus sublime ni de plus grand devoir pour les individus, que de se dévouer, de se sacrifier, et au besoin de mourir pour le triomphe, pour la puissance de l’État. Voilà en peu de mots toute la théologie de l’État. Voyons maintenant si cette théologie politique, de même que la théologie religieuse, ne cache pas sous de très belles et de très poétiques apparences, des réalités très communes et très sales. Analysons d’abord l’idée même de l’État, telle que nous la représentent ses prôneurs. C’est le sacrifice de la liberté naturelle et des intérêts de chacun, individus aussi bien qu’unités collectives, comparativement petites : associations, communes et provinces, — aux intérêts et à la liberté de tout le monde, à la prospérité du grand ensemble. Mais ce tout le monde, ce grand ensemble, qu’est-il en réalité ? C’est l’agglomération de tous les individus et de toutes les collectivités humaines plus restreintes qui le composent. Mais du moment que pour le composer et pour s’y coordonner, tous les intérêts individuels et locaux doivent être sacrifiés, le tout, qui est censé les représenter, qu’est-il en effet ? Ce n’est pas l’ensemble vivant, laissant respirer chacun à son aise et devenant d’autant plus fécond, plus puissant et plus libre que plus largement se développent en son sein la pleine liberté et la prospérité de chacun; ce n’est point la société humaine naturelle, qui confirme ou augmente la vie de chacun par la vie de tous; — c’est, au contraire, l’immolation de chaque individu comme de toutes les associations locales, l’abstraction destructive de la société vivante, la limitation, ou pour mieux dire la complète négation de la vie et du droit de toutes les parties qui composent tout le monde: c’est l’État, c’est l’autel de la religion politique sur lequel la société naturelle est toujours immolée: une universalité dévorante, vivant de sacrifices humains, comme l’Église. — L’État, je le répète encore, est le frère cadet de l’Église.

     

    Ferry, Jules : Lettre aux instituteurs (1883)

    « Monsieur l’instituteur, L’année scolaire qui vient de s’ouvrir sera la seconde année d’application de la loi du 28 mars 1882. Je ne veux pas la laisser commencer sans vous adresser personnellement quelques recommandations qui sans doute ne vous paraîtront pas superflues, après la première expérience que vous venez de faire du régime nouveau. Des diverses obligations qu’il vous impose, celle assurément qui vous tuent le plus au cœur, celle qui vous apporte le plus lourd surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique vous me saurez gré de répondre à vos préoccupations en essayant de bien fixer le caractère et l’objet de ce nouvel enseignement ; et, pour y mieux réussir, vous me permettez de me mettre un instant à votre place, afin de vous montrer, par des exemples empruntés au détail même de vos fonctions, comment vous pourrez remplir, à cet égard, tout votre devoir, et rien que votre devoir. La loi du 28 mars se caractérise par deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. Le législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute il a en pour premier objet de séparer l’école de l’Église, d’assurer la liberté de conscience et des maîtres et es élèves, de distinguer enfin deux domaines trop longtemps confondus : celui des croyances qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances qui sont communes et indispensables à tous, de l’aveu tous. Mais il y a autre chose dans la loi du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous, Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous décharger de l’enseignement moral ; c’eût été vous enlever ce qui fait la dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que l’instituteur, en gens. Et, quand on vous parle de mission et d’apostolat, vous n’allez pas vous y méprendre ; vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel Évangile : le législateur n’a voulu faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. Il ne vous demande rien qu’on ne puisse demander à tout homme de coeur et de sens. Il est impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite, s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le coeur s’ouvre, où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie, sans nous mette en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge. Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu’où il vous est permis d’aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir. Au moment de proposer aux élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s’il se trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment car ce que vous allez communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que vous exposer à la franchir : vous ne toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous demande-t-on ? Des discours ? des dissertations savantes ? de brillants exposés, un docte enseignement ? Non La famille et la société vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un service tout pratique, que vous pouvez rendre au pays plutôt encore comme homme que comme professeur. Il ne s’agit plus même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage ou du calcul […] Vous n’avez à enseigner, à proprement parler, rien de nouveau, rien qui ne vous soit familier comme à tous les honnêtes. »

     

    Durkheim, Émile : De la division du travail social (1893)

    « S'il est une vérité que l'histoire a mise hors de doute, c'est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. À l'origine, elle s'étend à tout ; tout ce qui est social est religieux ; les deux mots sont synonymes. Puis, peu à peu, les fonctions politiques, économiques, scientifiques s'affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu, si l'on peut s'exprimer ainsi, qui était d'abord présent à toutes les relations humaines, s'en retire progressivement ; il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes. Du moins, s'il continue à le dominer, c'est de haut et de loin, et l'action qu'il exerce, devenant plus générale et plus indéterminée, laisse plus de place au libre jeu des forces humaines. L'individu se sent donc, il est réellement moins agi ; il devient davantage une source d'activité spontanée. En un mot, non seulement le domaine de la religion ne s'accroît pas en même temps que celui de la vie temporelle et dans la même mesure, mais il va de plus en plus en se rétrécissant. [...] Sans doute, si cette décadence était, comme on est souvent porté à le croire, un produit original de notre civilisation la plus récente et un événement unique dans l'histoire des sociétés, on pourrait se demander si elle sera durable ; mais, en réalité, elle se poursuit d'une manière ininterrompue depuis les temps les plus lointain (c'est ce que nous nous sommes attachés à démontrer). L'individualisme, la libre pensée ne datent ni de nos jours, ni de 1789, ni de la Réforme, ni de la scolastique, ni de la chute du polythéisme gréco-latin ou des théocraties orientales. C'est un phénomène qui ne commence nulle part, mais qui se développe, sans s'arrêter, tout le long de l'histoire. »

     

    Idem. : Les formes élémentaires de la vie religieuse (1912)

    « Toutes les croyances religieuses connues, qu'elles soient simples ou complexes, présentent un même caractère commun : elles supposent une classification des choses, réelles ou idéales, que se représentent les hommes, en deux classes, en deux genres opposés, désignés généralement par deux termes distincts que traduisent assez bien les mots de profane et de sacré. La division du monde en deux domaines comprenant, l'un tout ce qui est sacré, l'autre tout ce qui est profane, tel est le trait distinctif de la pensée religieuse ; les croyances, les mythes, les légendes sont ou des représentations ou des systèmes de représentations qui expriment la nature des choses sacrées, les vertus et les pouvoirs qui leur sont attribués, leur histoire, leurs rapports les unes avec les autres et avec les choses profanes. Mais, par choses sacrées, il ne faut pas entendre simplement ces êtres personnels que l'on appelle des dieux ou des esprits ; un rocher, une source, un caillou, une pièce de bois, une maison, en un mot une chose quelconque peut être sacrée. Un rite peut avoir ce caractère ; il n'existe même pas de rite qui ne l'ait à quelque degré. Il y a des mots, des paroles, des formules qui ne peuvent être prononcés que par la bouche de personnages consacrés ; il y a des gestes, des mouvements qui ne peuvent être exécutés par tout le monde. [...] Le cercle des objets sacrés ne peut donc être déterminé une fois pour toutes ; l'étendue en est infiniment variable selon les religions. Voilà comment le bouddhisme est une religion : c'est que, à défaut de dieux, il admet l'existence de choses sacrées, à savoir des quatre vérités saintes et des pratiques qui en dérivent. [...] Les croyances proprement religieuses sont toujours communes à une collectivité déterminée qui fait profession d'y adhérer et de pratiquer les rites qui en sont solidaires. Elles ne sont pas seulement admises, à titre individuel, par tous les membres de cette collectivité ; mais elles sont la chose du groupe et elles en font l'unité. [...] Nous arrivons donc à la définition suivante : Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent. Le second élément qui prend ainsi place dans notre définition n'est pas moins essentiel que le premier ; car, en montrant que l'idée de religion est inséparable de l'idée d'Église, il fait pressentir que la religion doit être une chose éminemment collective. »

     

    Jaurès, Jean : L'éducation de laïcité (1904)

     « Démocratie et laïcité sont deux termes identiques. Qu'est-ce que la démocratie ? Royer-Collard, qui a restreint arbitrairement l'application du principe, mais qui a vu excellemment le principe même, en a donné la définition décisive : « La démocratie n'est autre chose que l'égalité des droits. » Or il n'y a pas égalité des droits si l'attachement de tel ou tel citoyen à telle ou telle croyance, à telle ou telle religion, est pour lui une cause de privilège ou une cause de disgrâce. Dans aucun des actes de la vie civile, politique ou sociale, la démocratie ne fait intervenir, légalement, la question religieuse. Elle respecte, elle assure l'entière et nécessaire liberté de toutes les consciences, de toutes les croyances, de tous les cultes, mais elle ne fait d'aucun dogme la règle et le fondement de la vie sociale. Elle ne demande pas à l'enfant qui vient de naître, et pour reconnaître son droit à la vie, à quelle confession il appartient, et elle ne l'inscrit d'office dans aucune Église. Elle ne demande pas aux citoyens, quand ils veulent fonder une famille, et pour leur reconnaître et leur garantir tous les droits qui se rattachent à la famille, quelle religion ils mettent à la base de leur foyer, ni s'ils y en mettent une. Elle ne demande pas au citoyen, quand il veut faire, pour sa part, acte de souveraineté et déposer son bulletin dans l'urne, quel est son culte et s'il en a un. Elle n'exige pas des justiciables qui viennent demander à ses juges d'arbitrer entre eux, qu'ils reconnaissent, outre le Code civil, un code religieux et confessionnel […] Et si la démocratie fonde en dehors de tout système religieux toutes ses institutions, tout son droit politique et social, famille, patrie, propriété, souveraineté, si elle ne s'appuie que sur l'égale dignité des personnes humaines appelées aux mêmes droits et invitées à un respect réciproque, si elle se dirige sans aucune intervention dogmatique et surnaturelle, par les seules lumières de la conscience et de la science, si elle n'attend le progrès que du progrès de la conscience et de la science, c'est-à-dire d'une interprétation plus hardie du droit des personnes et d'une plus efficace domination de l'esprit sur la nature, j'ai bien le droit de dire qu'elle est foncièrement laïque, laïque dans son essence comme dans ses formes, dans son principe comme dans ses institutions, et dans sa morale comme dans son économie. Ou plutôt, j'ai le droit de répéter que démocratie et laïcité sont identiques. Mais, si laïcité et démocratie sont indivisibles, et si la démocratie ne peut réaliser son essence et remplir son office, qui est d'assurer l'égalité des droits, que dans la laïcité, par quelle contradiction mortelle, par quel abandon de son droit et de tout droit, la démocratie renoncerait-elle à faire pénétrer la laïcité dans l'éducation, c'est-à-dire dans l'institution la plus essentielle, dans celle qui domine toutes les autres, et en qui les autres prennent conscience d'elles-mêmes et de leur principe ? Comment la démocratie, qui fait circuler le principe de laïcité dans tout l'organisme politique et social, permettrait-elle au principe contraire de s'installer dans l'éducation, c'est-à-dire au cœur même de l'organisme ? Que les citoyens complètent, individuellement, par telle ou telle croyance, par tel ou tel acte rituel, les fonctions laïques, l'état civil, le mariage, les contrats, c'est leur droit, c'est le droit de la liberté. Qu'ils complètent de même, par un enseignement religieux et des pratiques religieuses, l'éducation laïque et sociale, c'est leur droit, c'est le droit de la liberté. Mais, de même qu'elle a constitué sur des bases laïques l'état civil, le mariage, la propriété, la souveraineté politique, c'est sur des bases laïques que la démocratie doit constituer l'éducation. La démocratie a le devoir d'éduquer l'enfance ; et l'enfance a le droit d'être éduquée selon les principes mêmes qui assureront plus tard la liberté de l'homme. Il n'appartient à personne, ou particulier, ou famille, ou congrégation, de s'interposer entre ce devoir de la nation et ce droit de l'enfant. Comment l'enfant pourra-t-il être préparé à exercer sans crainte les droits que la démocratie laïque reconnaît à l'homme si lui-même n'a pas été admis à exercer sous forme laïque le droit essentiel que lui reconnaît la loi, le droit à l'éducation ? Comment plus tard prendra-t-il au sérieux la distinction nécessaire entre l'ordre religieux qui ne relève que de la conscience individuelle, et l'ordre social et légal qui est essentiellement laïque, si lui-même, dans l'exercice du premier droit qui lui est reconnu et dans l'accomplissement du premier devoir qui lui est imposé par la loi, il est livré à une entreprise confessionnelle, trompé par la confusion de l'ordre religieux et de l'ordre légal ? Qui dit obligation, qui dit loi, dit nécessairement laïcité. Pas plus que le moine ou le prêtre ne sont admis à se substituer aux officiers de l'état civil dans la tenue des registres, dans la constatation sociale des mariages, pas plus qu'ils ne peuvent se substituer aux magistrats civils dans l'administration de la justice et l'application du Code, ils ne peuvent, dans l'accomplissement du devoir social d'éducation, se substituer aux délégués civils de la nation, représentants de la démocratie laïque. Voilà pourquoi, dès 1871, le parti républicain demandait indivisiblement la République et la laïcité de l'éducation. Voilà pourquoi, depuis trente-cinq ans, tout recul et toute somnolence de la République a été une diminution ou une langueur de la laïcité ; et tout progrès, tout réveil de la République, un progrès et un réveil de la laïcité. Mais pourquoi ceux qu'on appelle les croyants, ceux qui proposent à l'homme des fins mystérieuses et transcendantes, une fervente et éternelle vie dans la vérité et la lumière, pourquoi refuseraient-ils d'accepter jusque dans son fond cette civilisation moderne, qui est, par le droit proclamé de la personne humaine et par la foi en la science, l'affirmation souveraine de l'esprit ? Quelque divine que soit pour le croyant la religion qu'il professe, c'est dans une société naturelle et humaine qu'elle évolue. Cette force mystique ne sera qu'une force abstraite et vaine, sans prise et sans vertu, si elle n'est pas en communication avec la réalité sociale ; et ses espérances les plus hautaines se dessécheront si elles ne plongent point, par leur racine, dans cette réalité, si elles n'appellent point à elles toutes les sèves de la vie […] Maintenant, l'homme a fait deux conquêtes décisives : il a reconnu et affirmé le droit de la personne humaine, indépendant de toute croyance, supérieur à toute formule ; et il a organisé la science méthodique, expérimentale et inductive, qui tous les jours étend ses prises sur l'univers. Oui, le droit de la personne humaine à choisir et à affirmer librement sa croyance, quelle qu'elle soit, l'autonomie inviolable de la conscience et de l'esprit, et en même temps la puissance de la science organisée qui, par l'hypothèse vérifiée et vérifiable, par l'observation, l'expérimentation et le calcul, interroge la nature et nous transmet ses réponses, sans les mutiler ou les déformer à la convenance d'une autorité, d'un dogme ou d'un livre, voilà les deux nouveautés décisives qui résument toute la Révolution ; voilà les deux principes essentiels, voilà les deux forces du monde moderne. »

     

    Freud, Sigmund : (19…)

     

    République Française : Loi concernant la séparation des Églises et de l’État (1905)

    « Titre Ier : Principes – Article 1. La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public. – Article 2. La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. En conséquence, à partir du 1er janvier qui suivra la promulgation de la présente loi, seront supprimées des budgets de l’État, des départements et des communes, toutes dépenses relatives à l’exercice des cultes. Pourront toutefois être inscrites auxdits budgets les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. Les établissements publics du culte sont supprimés, sous réserve des dispositions énoncées à l’article 3 […] Article 40. Pendant huit années à partir de la promulgation de la présente loi, les ministres du culte seront inéligibles au conseil municipal dans les communes où ils exerceront leur ministère ecclésiastique. »

     

    Bergson, Henri : Les deux sources de la Morale et de la Religion, I (1932)

    « Qui ne voit que la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre contre d'autres, et que c'est d'abord contre tous les autres hommes qu'on aime les hommes avec lesquels on vit ? Tel est l'instinct primitif. Il est encore là, heureusement dissimulé sous les apports de la civilisation ; mais aujourd'hui encore nous aimons naturellement et directement nos parents et nos concitoyens, tandis que l'amour de l'humanité est indirect et acquis. À ceux-là nous allons tout droit, à celle-ci nous ne venons que par un détour ; car c'est seulement à travers Dieu, en Dieu, que la religion convie à aimer le genre humain ; comme aussi c'est seulement à travers la Raison, dans la Raison par où nous communions tous, que les philosophes nous font regarder l'humanité pour nous montrer l'éminente dignité de la personne humaine, le droit de tous au respect. Ni dans un cas ni dans l'autre nous n'arrivons à l'humanité par étapes, en traversant la famille et la nation. Il faut que, d'un bond, nous nous soyons transportés plus loin qu'elle et que nous l'ayons atteinte sans l'avoir prise pour fin, en la dépassant. Qu'on parle d'ailleurs le langage de la religion ou celui de la philosophie, qu'il s'agisse d'amour ou de respect, une autre morale, c'est un autre genre d'obligation. »

     

    Cassirer, Ernst : La philosophie des Lumières (1932)

    « On mésinterprète totalement la tolérance dont la philosophie des Lumières proclame la nécessité, en lui donnant un sens purement négatif. La tolérance est autre chose que la recommandation d'une attitude laxiste et indifférente à l'égard des questions religieuses. On ne trouve que chez quelques penseurs insignifiants, de dernier ordre, une forme de défense de la tolérance qui se résolve dans un indifférentisme pur et simple. Dans l'ensemble, c'est la tendance inverse qui prévaut : le principe de la liberté de croyance et de conscience est l'expression d'une nouvelle force religieuse positive qui est, pour le siècle des Lumières, réellement déterminante et caractéristique. La conscience religieuse y prend une forme nouvelle afin de s'affirmer clairement et fermement. Cette forme ne pouvait se réaliser sans un renversement complet du sentiment religieux et des fins de la religion. Ce changement décisif se produit au moment où apparaît, à la place du pathos religieux qui agitait les siècles précédents, les siècles des guerres de religion, un pur éthos religieux. La religion ne doit plus être quelque chose qu'on subit ; elle doit jaillir de l'action même et recevoir de l'action ses déterminations essentielles. L'homme ne doit plus être dominé par la religion comme par une force étrangère ; il doit l'assumer et la créer lui-même dans sa liberté intérieure. La certitude religieuse n'est plus le don d'une puissance surnaturelle, de la grâce divine, c'est à l'homme seul de s'élever jusqu'à cette certitude et d'y demeurer. »

     

    Arendt, Hannah : Les origines du totalitarisme, III (1951)

    « Le totalitarisme voir Eric Voegelin Les religions politiques diffère par essence des autres formes d'oppression politique que nous connaissons, comme le despotisme, la tyrannie et la dictature. Partout où celui-ci s'est hissé au pouvoir, il a engendré des institutions politiques entièrement nouvelles, il a détruit toutes les traditions sociales, juridiques et politiques du pays. Peu importent la tradition spécifiquement nationale ou la source spirituelle particulière de son idéologie : le régime totalitaire transforme toujours les classes en masses, substitue au système des partis, non pas des dictatures à parti unique, mais un mouvement de masse, déplace le centre du pouvoir de l'armée à la police, et met en œuvre une politique étrangère visant ouvertement à la domination du monde. Les régimes totalitaires actuels sont nés des systèmes à parti unique ; chaque fois que ces derniers sont devenus vraiment totalitaires, ils se sont mis à agir selon un système de valeurs si radicalement différent de tous les autres qu'aucune de nos catégories utilitaires, que ce soient celle de la tradition, de la justice, de la morale, ou de celles du sens commun, ne nous est plus d'aucun secours pour nous accorder à leur ligne d'action, pour la juger ou pour la prédire […] Il est dans la nature même des régimes totalitaires de revendiquer un pouvoir illimité. Un tel pouvoir ne peut être assuré que si tous les hommes littéralement, sans exception aucune, sont dominés de façon sûre dans chaque aspect de leur vie. Dans le domaine des affaires étrangères, les nouveaux territoires neutres ne doivent jamais cesser d'être soumis, tandis qu'à l'intérieur, des groupements humains toujours nouveaux doivent être domptés par l'expansion des camps de concentration, ou, quand les circonstances l'exigent, être liquidés pour faire place à d'autres. Le problème de l'opposition est sans importance, tant dans les affaires étrangères qu'intérieures. Toute neutralité, toute amitié même, dès lors qu'elle est spontanément offerte, est, du point de vue de la domination totalitaire, aussi dangereuse que l'hostilité déclarée : car la spontanéité en tant que telle, avec son caractère imprévisible, est le plus grand de tous les obstacles à l'exercice d'une domination totale sur l'homme. Aux communistes des pays non communistes qui se réfugièrent ou furent appelés à Moscou, une amère expérience apprit qu'ils constituaient une menace pour l'Union soviétique. Les communistes convaincus sont en ce sens, qui est le seul à avoir quelque réalité aujourd'hui, aussi ridicules et aussi menaçants aux yeux du régime russe que les nazis convaincus de la faction Röhm l'étaient par exemple pour les nazis. Ce qui rend si ridicules et si dangereuses toute conviction et toute opinion dans la situation totalitaire, c'est que les régimes totalitaires tirent leur plus grande fierté du fait qu'ils n'en ont pas besoin, non plus que d'aucune forme de soutien humain. Les hommes, dans la mesure où ils sont plus que la réaction animale, et que l'accomplissement des fonctions, sont entièrement superflus pour les régimes totalitaires. Le totalitarisme ne tend pas vers un règne despotique sur les hommes, mais vers un système dans lequel les hommes sont superflus. Le pouvoir total ne peut être achevé et préservé que dans un monde de réflexes conditionnés, de marionnettes ne présentant pas la moindre trace de spontanéité. Justement parce qu'il possède en lui tant de ressources, l'homme ne peut être pleinement dominé qu'à condition de devenir un spécimen de l'espèce animale homme. »

     

    Ricoeur, Paul : La Critique et la Conviction (1995)

    « Cela dit, il me semble qu'il y a dans la discussion publique une méconnaissance des différences entre deux usages du terme laïcité ; sous le même mot sont désignées en effet deux pratiques fort différentes : la laïcité de l'État, d'une part ; celle de la société civile, d'autre part. La première se définit par l'abstention. C'est l'un des articles de la Constitution française : l'État ne reconnaît, ni ne subventionne aucun culte. Il s'agit du négatif de la liberté religieuse dont le prix est que l'État, lui, n'a pas de religion. Cela va même plus loin, cela veut dire que l'État ne « pense » pas, qu'il n'est ni religieux ni athée ; on est en présence d'un agnosticisme institutionnel. Cette laïcité d'abstention implique, en toute rigueur, qu'il y ait une gestion nationale des cultes, comme il y a un ministère des Postes et des Télécommunications. […] De l'autre côté, il existe une laïcité dynamique, active, polémique, dont l'esprit est lié à celui de discussion publique. Dans une société pluraliste comme la nôtre, les opinions, les convictions, les professions de foi s'expriment et se publient librement. Ici, la laïcité me paraît être définie par la qualité de la discussion publique, c'est-à-dire par la reconnaissance mutuelle du droit de s'exprimer ; mais, plus encore, par l'acceptabilité des arguments de l'autre. Je rattacherais volontiers cela à une notion développée récemment par Rawls : celle de « désaccord raisonnable ». Je pense qu'une société pluraliste repose non seulement sur le « consensus par recoupement », qui est nécessaire à la cohésion sociale, mais sur l'acceptation du fait qu'il y a des différends non solubles. Il y a un art de traiter ceux-ci, par la reconnaissance du caractère raisonnable des partis en présence, de la dignité et du respect des points de vue opposés, de la plausibilité des arguments invoqués de part et d'autre. Dans cette perspective, le maximum de ce que j'ai à demander à autrui, ce n'est pas d'adhérer à ce que je crois vrai, mais de donner ses meilleurs arguments. »