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Publié le 6 janv. 2021

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Le  mercredi 6 janvier 2021

Élever à la citoyenneté Mythes et réalités du «premier» enseignement de l’École de la République

Gérald Attali, IA-IPR honoraire

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    Élever à la citoyenneté

    Mythes et réalités du «premier» enseignement de l’École de la République

     

    Gérald Attali, IA-IPR honoraire

     

    Dans l’opinion perdure la croyance d’une filiation directe entre l’instruction morale et civique des origines et l’enseignement moral et civique (EMC) qui est aujourd’hui délivré. Si la volonté de former le citoyen naît avec la Révolution, c’est la IIIe République qui donne corps à cette ambition en instituant l’instruction morale et civique. Dans la loi n°11 696 du 28 mars 18821 qui rend l’enseignement primaire obligatoire, cette instruction figure même en premier — avant la lecture et l’écriture ! Cette primauté confère à cette création toutes les caractéristiques d’un mythe fondateur dont l’éclat brouille une réalité historique plus complexe.

    Il faut tout d’abord rappeler qu’à sa naissance, cette instruction morale et civique n’était réservée qu’aux écoliers, aux seuls élèves de l’enseignement primaire. Pour l’étroite élite qui accédait à l’enseignement secondaire, les fondateurs de la IIIe République avaient estimé que l’apprentissage des « humanités » suffisait à former le futur citoyen. Le projet d’élargissement de l’instruction, déjà bien engagé sous les régimes précédents et désormais porté par la République, ne visait pas à réduire les inégalités sociales ; seule comptait alors la volonté de développer les sentiments d’appartenance à la Nation et à la République dans un pays resté profondément rural où l’hostilité au nouveau régime était fortement liée aux traditions religieuses. Contrairement à une idée reçue, cette première organisation d’une éducation républicaine du citoyen s’est peu à peu désagrégée. D’abord ébranlée sous Vichy puis à la Libération, sa place a ensuite nettement diminué jusqu’à disparaître de l’enseignement primaire en 1969 puis du second degré en 1975. Cet effacement témoigne de l’épuisement d’un modèle éducatif fondé sur l’inculcation de valeurs et de principes rendus obsolètes par les transformations du monde et de la société.

     

    Dix ans plus tard, « l’éducation civique » est d’abord réintroduite à l’école avant de gagner progressivement le collège puis le lycée au début des années 2000, sous le nom d’éducation civique, juridique et sociale (ECJS). Des années 80 à nos jours, la réflexion sur la citoyenneté a connu sous l’influence de l’Union européenne un bouillonnement curriculaire qui a permis la transition de « l’éducation civique » vers une éducation à la citoyenneté. Si, au début de cette phase, prévalait l’idée qu’une bonne connaissance des institutions, des droits et des devoirs suffisait à former le citoyen, il est désormais acquis en France et en Europe que cette formation doit d’abord initier de manière très pratique—et concrète—à la vie démocratique. Elle suppose de concilier le maintien d’une conception traditionnelle de la citoyenneté issue de l’histoire du pays et les exigences d’une citoyenneté supranationale en lien avec l’intégration européenne.

     

    Mis en œuvre à la rentrée 2015, les programmes d’EMC ont intégré cette nouvelle conception de la citoyenneté. Ils proposent un enseignement très ouvert donnant lieu à des expériences pédagogiques originales avec des pratiques spécifiques. Néanmoins, ils ont déjà fait l’objet de deux « toilettages », dont le dernier à la rentrée 2020. Malgré une conception partagée de la citoyenneté, les ambitions des programmes2 n’ont cessé de grandir et de se diversifier ; à cela plusieurs raisons.

    En quelques années, le périmètre de l’éducation à la citoyenneté s’est considérablement élargi pour répondre aux attentes croissantes de la société à son égard. L’EMC intègre aujourd’hui les problématiques de la plupart des « éducations à »: l’éducation à la défense et à la sécurité, l’éducation aux médias et à l’information, l’enseignement laïque des faits religieux, et, depuis la rentrée 2020 de manière plus massive, l’éducation au développement durable.

     

    Cela lui confère l’image d’un enseignement « attrape-tout », éloigné de la forme scolaire traditionnelle fondée sur le découpage en disciplines académiques. On attend d’elle qu’elle prenne en compte les problèmes politiques, sociaux, mais aussi éthiques que connaissent nos sociétés.

     

    Habituellement, l’opinion semble assez peu se préoccuper des changements qui affectent l’éducation à la citoyenneté, en revanche elle compte beaucoup sur elle quand la société traverse de graves crises ; elle est alors sommée de contribuer à leur résolution. Ce fut notamment le cas en 2015 avec les attentats qui ont frappé la France3 ; ces derniers ont manifestement hâté la mise en œuvre des nouveaux programmes d’enseignement moral et civique. On leur prête une vertu thérapeutique dans les situations de crise, ce qui peut conduire certains à préconiser le retour à une inculcation des valeurs au risque de faire reculer la formation du jugement.

     

    Enfin, cet enseignement heurte un certain nombre de coutumes scolaires qui ne facilitent pas son organisation. Au collège perdure la tradition qui réserve le soin d’enseigner l’EMC très majoritairement aux professeurs d’histoire-géographie ; ceux-ci n’en ont pas le monopole au lycée et doivent partager cette prérogative avec des enseignants d’autres disciplines (SES et philosophie, notamment). Dans le premier degré, les professeurs des écoles sont polyvalents ; ils enseignent l’ensemble des matières au programme de l’école primaire, dont l’EMC. Il y a donc une grande hétérogénéité dans la prise en charge de l’EMC qui est source de griefs persistants. Au collège, l’horaire dévolu à l’EMC est quelque-fois utilisé par les professeurs pour terminer leurs programmes d’histoire-géographie, tandis qu’au lycée il sert parfois de variable d’ajustement aux emplois du temps des enseignants. Une telle situation ne facilite pas la mise en œuvre d’une progression raisonnée et partagée des apprentissages. L’enseignement est donc souvent disjoint d’autres actions initiées par les instances de la démocratie scolaire: CVC, CVL ou CESC. L’engagement citoyen se discute dans les cours d’EMC, mais il est davantage mis en pratique par les CPE ou les professeurs documentalistes ; tous ces professionnels ne travaillant pas forcément ensemble.

     

    Les séances d’EMC n’ont plus grand-chose à voir avec la « leçon de morale » qui continue pourtant de susciter la nostalgie de certains secteurs de l’opinion publique. Les programmes invitent aujourd’hui à développer la délibération démocratique par la pratique du débat et de l’argumentation, toujours dans le respect des règles de vie. Ils encouragent également la formation de l’esprit critique et la réflexion sur les valeurs en préconisant de les faire vivre plutôt que de les inculquer comme des normes. L’EMC place le professeur dans un contexte pédagogique qui rompt avec les situations plus classiques d’enseignement d’une discipline académique pour au moins deux raisons majeures. D’une part, l’apprentissage de la délibération démocratique l’astreint à laisser libre cours à l’expression des élèves et à accepter la confrontation des points de vue. D’autre part, si la transmission des valeurs républicaines s’impose aux élèves, elle ne peut toutefois reposer sur la contrainte ; sauf à remettre en cause le principe démocratique qui la fonde. Dans ces situations, il doit certes maîtriser les compétences4 indispensables à l’exercice du métier, mais aussi faire preuve de quelques qualités pédagogiques absentes du référentiel.

     

    Du tact, tout d’abord, car il peut être confronté aux croyances de ses élèves, à leurs opinions voire à des propos désobligeants qui peuvent le déstabiliser surtout s’il perçoit certaines assertions comme une remise en cause des valeurs de l’institution qu’il sert. Il peut être aussi interpellé par des parents peu convaincus de l’opportunité de certains sujets ou, à l’inverse, arc-boutés sur le refus de certains supports pédagogiques. Dans ce contexte, il doit tout à la fois éviter de froisser les susceptibilités, refroidir les passions sous peine de ne plus « tenir sa classe », veiller à ce que tous les points de vue puissent s’exprimer—et notamment le sien.

    En effet, il ne peut transiger sur la nécessité de distinguer ce qui relève des croyances ou des convictions religieuses et ce qui ressort du domaine des connaissances ou des méthodes scientifiques objectivement fondées sur des faits. Il doit le faire avec beaucoup d’humilité, car pour développer chez ses élèves les aptitudes à la prise de parole, il doit accepter de limiter la sienne. Il doit aussi les aider à aiguiser leur esprit critique et leur apprendre à penser par eux-mêmes sans renoncer à les reprendre quand ils n’expriment que des stéréotypes ou des préjugés.

     

    Ces situations sont-elles si différentes de celles pour lesquelles un enseignant a reçu une formation ? Il est vrai que cette dernière demeure très largement liée à la (ou aux) discipline(s) qu’il enseigne ; la place de l’éducation à la citoyenneté y est mesurée quand elle n’est pas simplement absente. Néanmoins, certaines disciplines accordent une place importante à l’éducation civique. C’est le cas de l’histoire-géographie, car au collège, ce sont très majoritairement les professeurs qui l’enseignent qui ont aussi la charge de l’EMC. Il y a donc bien des modules dans la formation initiale et continue dévolus à l’éducation du futur citoyen. Mais cette formation-là a les mêmes caractéristiques que celles qui prédominent dans les disciplines académiques. Elle vise de manière pratique à développer la créativité pédagogique et fait le pari que les savoirs académiques acquis à l’Université suffisent à outiller intellectuellement les enseignants. L’apprentissage de la citoyenneté risque de perdre tout sens quand, au prétexte de diversifier les méthodes pédagogiques, il se contente de délivrer des exercices pratiques.

     

    Cela expliquerait le sentiment de beaucoup d’enseignants d’être insuffisamment préparés, d’une part, pour guider convenablement la réflexion des élèves sur des notions complexes de droit ou de philosophie politique dans le cadre de débats sur des « sujets sensibles » et, d’autre part, pour travailler leur posture dans des contextes scolaires délicats. La délivrance de « bonnes pratiques » est indispensable, mais ne peut suffire à l’efficacité de la formation. Celle-ci doit aussi reposer sur l’analyse des situations pédagogiques les plus complexes, celles où peuvent surgir des discours fondés sur racisme, l’antisémitisme, l’extrémisme identitaire, la xénophobie, la discrimination et l’intolérance. Faire preuve de réactivité ou différer la réponse face à des assertions déstabilisantes, cela s’apprend ; la formation doit permettre de s’y exercer. Enseigner par « gros temps » risque de devenir de plus en plus courant.

     

    1. https://www.legifrance.gouv.fr/loda/id/LEGITEXT000006070887/1998-12-21/

    2. Programmes des cycles2, 3 et 4 (ceux de l’école et collège): https://eduscol.education.fr/84/j-enseigne-au-cycle-2?menu_id=69 et du lycée: https://eduscol.education.fr/1681/programmes-et-ressources-en-enseignement-moral-et-civique-voie-gt

    1. « Onze mesures pour une grande mobilisation de l’école pour les valeurs républicaines »: https://www.gouvernement.fr/grande-mobilisation-de-l-ecole-pour-les-valeurs-de-la-republique

    2. Référentiel les compétences professionnelles à l’exercice des métiers du professorat: https://www.education.gouv.fr/bo/13/Hebdo30/MENE1315928A.htm