La laïcité favorise-t-elle l’égalité entre les sexes ? À cette question, il paraît évident de répondre positivement, tant la lutte contre l’intégrisme religieux a, ces dernières années, revêtu les formes d’une défense de l’égalité entre les sexes. Aujourd’hui, les noces du féminisme et de la laïcité sont célébrées dans les discours publics, jusqu’au plus haut niveau. N’a-t-on pas vu dernièrement une ministre de la République, par ailleurs ardente défenseure de la cause des femmes, affirmer bien haut que la laïcité était une condition de l’égalité entre les sexes1 ? L’évidence semble bien établie, laïcité et féminisme se conjuguent au présent et leurs combats se fécondent mutuellement. En a-t-il été toujours ainsi ? Rien n’est moins sûr.
Deux principes longtemps inconciliables
Sans entrer dans la préhistoire de ces deux notions, il est vrai qu’un même désir d’émancipation les apparente, mais elles ont des objectifs différents. Tandis que la laïcité naît de la volonté de délivrer le politique de la tutelle du religieux, le féminisme ambitionne d’affranchir les femmes du patriarcat. Il y eut bien un moment, au début de la Révolution, où les deux projets ont semblé pouvoir se rejoindre. Ce fut le 26 août 1789 avec l’adoption de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen et la reconnaissance de la liberté de conscience à l’article X ; cette dernière ébranle tout à la fois la société d’ordres en retirant à celle-ci le dessein providentiel qui jusque-là la justifiait, mais aussi l’organisation traditionnelle de la famille en privant celle-là de la légitimité qui fondait le mariage chrétien, le sacrement.
Cependant, la secousse révolutionnaire et ses retentissements politiques et sociaux conduisent nos contemporains à rapprocher quelquefois un peu trop vite des conceptions que leurs promoteurs n’avaient nullement songé à relier ; à l’exception notable, toutefois, de Condorcet. En vérité, même pour la frange la plus révolutionnaire de la Convention, « une femme ne doit pas sortir de sa famille pour s’immiscer dans les affaires du gouvernement. »2
À l’époque, la rencontre entre laïcité et féminisme fut donc tout sauf calculée ; elle ne dura pas. Du côté de la laïcité, le bilan est loin d’être totalement négatif. La révolution la met déjà en pratique avec des mesures comme la reconnaissance de la pluralité religieuse ou la laïcisation de l’état civil alors qu’elle n’a point encore de théorie de la laïcité. En revanche, sur le versant de l’égalité des sexes s’il y a bien un essor du féminisme — la figure et l’action d’Olympe de Gouges en témoignent —, l’universalisation des droits civils fut très vite suivie de l’exclusion des femmes de la vie politique. La République leur a fermé les clubs en 1793 et leur a interdit de manifester en 1795. L’Empire a fait d’elles des mineures juridiques en les plaçant sous la sujétion de l’époux (Code civil, 1804) avant que la Restauration ne réduise leur horizon à une vie conjugale placée sous le signe de la soumission maritale après l’abolition du divorce, en 1816. Si au début les femmes ont largement contribué à l’essor de la dynamique révolutionnaire, elles en sont ensuite exclues.
Avec l’installation de la IIIe République, traditionnellement présentée comme la victoire du camp laïque, s’ouvre une phase nouvelle marquée la laïcisation de l’État ; d’abord progressive, à la fin du XIXe siècle, puis plus brutale au début du XXe. L’égalité des sexes en a-t-elle profité ?
Cela semble être le cas dans la manière dont les républicains ont traité la question scolaire. En effet, les lois de Jules Ferry de 1881 et 1882 mettent en place une instruction élémentaire, obligatoire et laïque. À l’exception des travaux de couture réservés aux filles, les contenus d’enseignement sont les mêmes dans des écoles publiques où garçons et filles sont encore quelquefois séparés. Devenue laïque, la République a-t-elle fait sienne la dynamique égalitaire portée par le féminisme ? En fait, les femmes sont surtout un enjeu dans la guerre entre les deux écoles. Jules Ferry l’avait affirmé sans détour : « Que cet exemple soit pour nous un enseignement ; les évêques le savent bien : celui qui tient la femme, celui-là tient tout, d’abord parce qu’il tient l’enfant, ensuite parce qu’il tient le mari ; non point peut-être le mari jeune, emporté par l’orage des passions, mais le mari fatigué ou déçu par la vie. » Quand la gauche républicaine naturalise les stéréotypes sur les faiblesses « naturelles » des femmes par anticléricalisme, l’Église les attribue à un ordre divin.
Force est de constater que l’émancipation des femmes ne fait nullement partie des attendus de la loi de 1905. En fixant les principes d’une séparation de l’État avec les églises, la République fait de la laïcité un cadre juridique durable, mais dans lequel il n’est jamais question d’égalité des sexes. Dans le camp républicain qui défend la séparation, « la femme » fait même figure d’épouvantail. N’est-elle pas soumise à la religion et, par voie de conséquence, sous le joug clérical ? Le projet d’un enseignement secondaire pour les filles fut d’ailleurs plus long à se dessiner ; ce sont les faits qui l’imposent aux républicains. Dès 1880, la loi Camille Sée crée des lycées ouverts aux filles (également payants), mais c’est sous la pression de leurs familles qu’elles finissent par acquérir un savoir qui ne soit pas simplement « ornemental ». Il faut attendre 1924 pour qu’elles reçoivent des enseignements identiques à ceux des garçons et qu’elles puissent se présenter aux mêmes épreuves du baccalauréat. La mixité fut encore plus longue à s’installer, car son application a longtemps fait craindre que s’installe une confusion des genres dans les classes. La coéducation s’est donc répandue d’abord par défaut, en raison de contraintes budgétaires et par souci d’économies ; la République ne l’a rendue obligatoire qu’en 1975.
Le foulard, la laïcité et l’égalité entre les sexes
La corrélation établie aujourd’hui entre la laïcité et l’égalité entre les sexes est relativement récente. Ce sont les affaires dites du foulard, d’abord en 1989 puis dans les années 90 et jusqu’en 2004 qui ont ouvert des perspectives nouvelles à l’application du principe de laïcité ; et d’abord dans l’école, puisque ces affaires sont nées dans des établissements scolaires3.
Lors de la première « affaire du foulard » en 1989, la décision d’exclusion des cours prise à l’encontre de deux adolescentes d’un collège de Creil prend la dimension d’un événement de portée nationale. La forte médiatisation s’inscrit dans le contexte d’une montée de l’islamisme radical. Celle-ci est à la fois plus visible depuis la révolution iranienne et plus menaçante depuis les attentats qui ont frappé Paris en 1986 et qu’une fatwa a contraint l’écrivain Salman Rushdie4 à vivre sous protection policière. Pour une partie de l’opinion publique, et plus seulement celle qu’influence l’extrême droite, l’affaire objective la « menace islamiste ». Tandis qu’à gauche — bastion historique de l’idéal laïque — le combat contre l’obscurantisme retrouve de la vigueur, à droite la riposte s’ordonne autour de la « lutte contre l’intégrisme religieux » ; la défense de la laïcité devient — ou redevient — une priorité. Ainsi s’opère le glissement qui fait de la laïcité non plus seulement un principe d’organisation juridique et politique des relations entre l’État et les confessions religieuses, mais une valeur dont la défense ne recouvre pas le clivage traditionnel entre la gauche et la droite.
L’idée que le port du voile serait attentatoire au principe de laïcité ne s’est toutefois pas imposée d’emblée. Nombre d’acteurs politiques, dont le ministre de l’Éducation de l’époque5, des associations peu suspectes de sympathies à l’égard de l’islamisme radical, voire des personnalités religieuses se déclarent hostiles à l’exclusion scolaire au motif que celle-ci serait contraire à la laïcité. La mission de l’école n’est-elle pas d’accueillir tous les enfants, justement parce qu’elle est laïque ? À bien des égards, le Conseil d’État s’inscrit dans cette tradition libérale dans l’avis qu’il rend le 27/11/1989 sur le port du voile6 : « La liberté ainsi reconnue aux élèves comporte pour eux le droit d’exprimer et de manifester leurs croyances religieuses à l’intérieur des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté d’autrui. » La garantie de « l’égalité entre les hommes et les femmes » est reconnue comme une limite à l’exercice de cette liberté, mais parmi d’autres. Néanmoins, à la faveur du débat suscité par le foulard dans l’école, s’est opéré le rapprochement de deux principes : l’égalité des sexes avec la laïcité ; rapprochement qui n’avait rien de naturel jusque-là.
Le droit est longtemps resté réservé sur l’attitude à tenir à l’égard du voile, au prétexte qu’il ne revenait pas au juge de gloser sur le sens à donner à un symbole et de risquer une interprétation religieuse incompatible avec l’administration de la justice. Dans les années 90, tandis que les affaires provoquées par le foulard continuent d’avoir un grand retentissement, une part croissante de l’opinion publique est gagnée à l’idée que le port du foulard islamique assigne les femmes à une inégalité incompatible avec la laïcité. Cette évolution est très perceptible en 2003 dans les travaux préparatoires de la commission Stasi chargée de « mener la réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République ». Par souci de clarifier la situation, la loi du 15 mars 20047 sur le respect de la laïcité interdit tous les signes religieux extérieurs8 — pas seulement le foulard islamique — et affirme, dès l’exposé des principes, que l’égalité entre les hommes et les femmes est une des valeurs de la République que doit transmettre l’école. Cette loi, certes contraignante, ne règle pas tous les problèmes9, mais elle permet un apaisement des débats en fournissant aux professionnels de l’éducation les moyens de résoudre par la concertation la plus grande partie des conflits. Enfin, elle entérine une compatibilité — longtemps incertaine — entre les principes de laïcité et d’égalité entre les sexes ; compatibilité qui est confortée par la place déterminante aujourd’hui acquise par l’enseignement de la laïcité dans l’école10.
L’évaluation de l’application du principe de laïcité et ses limites
La laïcité dans l’école demeure une préoccupation majeure de la société et sa défense une cause suffisamment exigeante, pour avoir conduit à l’introduction en 2018 d’un dispositif destiné à garantir son respect via une application, « Faits établissements ». Conçue comme un outil d’information sur les atteintes à la laïcité qui peuvent survenir dans l’institution scolaire, cette application ambitionne d’accélérer la prise en charge des faits les plus graves et d’assurer un accompagnement des écoles et des établissements pour les aider à les résoudre. Le dispositif a fait l’objet d’une évaluation de l’Inspection générale de l’éducation, de la santé et de la recherche (IGÉSR) réalisée auprès des établissements scolaires de l’enseignement public. Ses résultats sont rassemblés dans un rapport rendu public en novembre 201911. Il n’est pas question d’en faire ici une présentation complète, mais plus précisément d’appréhender la place de l’égalité des sexes dans les atteintes à la laïcité. En effet, si depuis 2004 l’égalité des sexes est regardée comme une condition de la laïcité, sa remise en cause peut-elle être considérée comme une atteinte à la laïcité ?
Un premier constat s’impose : les différences de traitement entre les filles et les garçons ne sont pas rassemblées dans une rubrique à part entière dans la typologie des faits12 établie par les auteurs. Et ceci pour une raison simple, les signalements réalisés dans les académies sont d’une si grande variété, notamment parmi « les refus d’activité scolaire » ou « les contestations d’enseignement » qu’il est difficile, voire impossible d’établir « la distinction entre atteinte à la laïcité et atteinte aux autres valeurs de la République dans la saisine et le renseignement de l’application “Faits établissement” ». En effet, si « certains de ces faits sont incontestablement des atteintes au principe de laïcité, d’autres n’en sont manifestement pas […], d’autres n’en sont pas nécessairement […], d’autres encore relèvent peut-être de provocations d’adolescents ou de conflits relationnels sans lien avec les convictions religieuses […], d’autres encore peuvent manifester des comportements sexistes, ou à connotation raciste ou antisémite […]. » D’autre part, de nombreux signalements ne concernent ni les personnels, ni les élèves, mais leurs parents. Le législateur peut-il étendre les règles de la loi de 2004 des enfants à leurs parents, sauf à risquer de remettre en cause le principe même de la laïcité ?
Parmi les préconisations des auteurs du rapport, celles qui concernent l’amélioration de l’application « Faits établissements » occupent une part majeure. Elles s’efforcent de définir les voies d’une optimisation de l’outil par une meilleure identification des faits d’atteinte à la laïcité13. Cependant, cette présentation serait incomplète si l’on omettait l’importance accordée aux actions de communication et de formation en direction des professionnels de l’éducation. Le recours à la pédagogie, initiée avec la Charte de la laïcité et complétée par une place accrue de la laïcité dans les programmes,14 offre un complément non négligeable pour une application plus souple du principe ; cela a toutefois pour conséquence de faire toujours un peu plus de la laïcité une valeur de la République et plus seulement le cadre juridique des relations de l’État avec les confessions.
Conclusion
Le principe de laïcité et celui d’égalité des sexes ont longtemps été inconciliables, voire contradictoires. Même à l’heure de son triomphe — et au-delà —, la République a persévéré dans une conception si rétrograde du statut des femmes qu’il lui a fallu près d’un siècle pour leur accorder des droits politiques identiques à ceux des hommes. Si aujourd’hui, l’opinion publique s’est ralliée à l’idée que le principe d’égalité filles-garçons est un marqueur essentiel à l’application du principe de laïcité, c’est parce que celui-ci est devenu à la faveur des polémiques suscitées par les affaires du foulard islamique une valeur politique ; valeur qui doit être défendue par une application plus exigeante. En conséquence, la garantie du respect de la laïcité s’est imposée comme une nécessité ; l’école s’est donc dotée d’outils de mesure de son application. Cependant, à l’heure du premier bilan, il est apparu bien vite que l’évaluation n’avait d’avenir qu’à la condition de concilier l’appropriation de la dimension contraignante de la loi avec une acculturation par la connaissance et la réflexion. Cette approche, fondée sur l’action éducative, est sans aucun doute plus en phase avec la mission émancipatrice du projet républicain, surtout quand il ambitionne d’éduquer à la laïcité en développant le respect de l’égalité entre les garçons et les filles.
1 La laïcité, garante de la liberté des femmes, Marlène Schiappa, Revue des Deux Mondes, mai/juin 2021, https://urlz.fr/gzL²w
2 C’est la conclusion du discours prononcé le 30 octobre 1793 par le député Jean-Paul Amar, figure certes moins connue de la Convention, mais ferme représentant de la Montagne.
3 Cette rupture fait l’objet de nombreuses études parmi lesquelles on peut citer Foulard, genre et laïcité en 1989, de Florence Rochefort, https://urlz.fr/gCBm, Laïcité et égalité entre les sexes : une mutation du débat public ? de Stéphanie Hennette Vauchez, https://urlz.fr/gyKj et, enfin, La laïcité falsifiée, Jean Baubérot, Éditions La Découverte, 2014
4 Son ouvrage, Les versets sataniques, est publié en 1988 et traduit en français dès l’année suivante.
7 Elle est transposée dans l’article L. 141‐5‐1 du Code de l’éducation.
8 « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. » Extrait de l’article L. 141‐5‐1 du Code de l’éducation.
9 La restauration scolaire ou le statut des parents accompagnateurs dans les sorties scolaires, par exemple et qui feront l’objet d’un traitement ultérieur.
10 L’intérêt pour un tel enseignement est apparu tardivement, d’abord à la faveur des débats suscités par le foulard islamique à la fin des années 1980, puis s’est imposé comme une nécessité après l’adoption de la loi sur le respect de la laïcité du 15 mars 2004. La publication de la Charte de la laïcité à l’école, en 2013 et le remplacement de l’éducation civique par l’enseignement moral et civique (EMC), en 2015, ont favorisé l’essor d’une pédagogie de la laïcité.
12 Les signalements réalisés dans les académies sont répartis dans quatre catégories : le port de signes ou de tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse (20 % des signalements), la contestation d’un enseignement (13 %), le refus d’une activité scolaire (16 %), la suspicion de prosélytisme (11 %) ; enfin, les faits qui ne relèvent d’aucune de ces catégories sont classés dans une dernière intitulée « Autres faits » qui, d’ailleurs, regroupe une majorité des signalements (40 %). Voir sur la synthèse réalisée sur le site Vie publique : https://urlz.fr/gEU8
13 Les voies de cette optimisation sont détaillées dans la préconisation n° 4.
14 Notamment ceux d’un nouvel enseignement remplaçant l’éducation civique, l’enseignement moral et civique.