Les enjeux de l’écriture inclusive1
Tout le monde a entendu parler de l’écriture inclusive, nommée encore langage épicène, et qui désigne « différentes règles et pratiques qui cherchent à éviter toute discrimination sexiste par le langage ou l’écriture »2. Cela passe par le choix des mots, de la syntaxe, de la grammaire ou de la typographie. Ce changement des normes orthographiques n’est pas sans poser problème pour bon nombre de défenseur·euse·s de la langue française qui y voient un encombrement du texte ou même un accessoire inutile. Mais une question plus large nous intéresse ici : les effets attendus de ces modifications sont-ils réels ? Le langage peut-il entraîner une diminution des discriminations dans la vie de tous les jours ? Ces modifications sont-elles problématiques pour la langue française ? Pour cela, nous reprenons l’interview de Pascal Gygax3, chercheur en psycholinguistique à l’Université de Fribourg et qui répond à plusieurs questions à ce sujet. Nous terminons par quelques conseils émis par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes et relatifs à l’utilisation de l’écriture inclusive.
Bonjour, Pascal Gygax, votre laboratoire travaille sur les représentations sociales véhiculées par le langage, et notamment par l’usage massif du genre masculin dans la grammaire française. Pouvez-vous expliquer quels types d’expériences vous mettez en place pour étudier cela ?
De manière générale, nous nous intéressons surtout à l’ambiguïté de la forme grammaticale masculine – celle-ci ayant plusieurs sens possibles – et la manière dont notre système cognitif résout cette ambiguïté. Nous avons utilisé des paradigmes de psycholinguistique expérimentale pour étudier ceci. De manière générale, nous nous intéressons à la manière dont une phrase comme « une des femmes portait un parapluie » est traitée lorsqu’elle suit une phrase comme : « Les musiciens sortirent de la cafétéria »4
Illustration. L’équipe de Pascal Gygax a présenté à notamment 36 francophones des groupes de 2 phrases. Chaque première phrase introduisait un groupe de personnes appelées par un nom de métier au pluriel (comme « Les musiciens sortirent de la cafétéria. » ou « Les assistants sociaux marchaient dans la gare. »). Les métiers étaient associés à des stéréotypes masculin, féminin, ou neutre. Chaque seconde phrase précisait qu’il y avait des (mais pas exclusivement) femmes ou hommes dans le groupe (par exemple, « Une des femmes portait un parapluie. » ou « Du beau temps était prévu, plusieurs femmes n’avaient pas de vestes. »). Les francophones devaient dire rapidement si la deuxième phrase était une suite possible ou non de la première. Les francophones répondaient plus souvent par l’affirmative lorsque des hommes figuraient dans la deuxième phrase, indépendamment des stéréotypes de la première phrase. En d’autres termes, les représentations des francophones étaient moins guidées par les stéréotypes que par les marques de genre au pluriel.
Quels sont les principaux résultats de la littérature sur le sujet ?
Nous avons montré (avec d’autres équipes également) que notre cerveau résout l’ambiguïté sémantique du masculin aux dépens des femmes et au profit des hommes, systématiquement et indépendamment du contrôle que nous essayons parfois de mettre en place. Ceci veut simplement dire que le sens « masculin = homme » est toujours activé, et que nous ne pouvons pas empêcher cette activation, même si nous essayons d’activer consciemment les sens « masculins = mixte ou neutre »5.
Illustration. Une équipe de recherche de Clermont-Ferrand a demandé à 101 personnes de répondre à une des deux questions suivantes : « Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats de droite que vous verriez au poste de Premier ministre » (condition générique masculin) ou « Sans tenir compte de vos opinions politiques, citez tous les candidats/candidates de droite que vous verriez au poste de Premier ministre » (condition générique neutre). Les résultats, représentés ci-dessous, montrent que, toutes choses étant égales par ailleurs, les personnes citent plus de femmes lors de la deuxième condition (voir Figure 1).
Peut-on dire que le masculin neutre existe en langue française ?
De fait, un sens neutre peut exister comme pour les termes épicènes6, mais ce sens ne peut pas être porté par le masculin. En effet, le fait de désigner un groupe de personnes par un mot ou un groupe de mots au masculin fait que l’on va plus souvent penser que des hommes constituent ce groupe.
Vous suggérez de ne pas utiliser de formules censées prévenir cette attribution implicite des termes au seul sens masculin, comme par exemple : « Pour faciliter la lecture du document, le masculin générique est utilisé pour désigner les deux sexes ». Pouvez-vous expliquer pourquoi ?
Nous avons montré que le sens « masculin = homme » est activé de manière passive, non-consciente et incontrôlable. Nous appelons ceci un mécanisme de résonance. La mention dont vous parlez ne changera rien à cette activation.7
Que dites-vous aux personnes qui trouvent que dé-masculiniser la langue française, c’est alourdir un texte, le rendre presque illisible ? Cette question a-t-elle été étudiée de façon expérimentale ?
Oui, un article a été publié en 2007 sur le sujet8. Celui-ci montre que nous nous habituons très vite à ces formes non-sexistes. J’ajouterais tout de même qu’une démarche linguistique de neutralisation – en formulant le texte sans forcément se référer à des individus en particulier (par exemple, « la direction estime que... ») allège souvent le texte. C’est ce que nous souhaitons transmettre au travers des ateliers d’écriture non-sexiste que nous organisons.
La grammaire et l’orthographe de la langue française ont-elles toujours été ainsi ?
Je ne suis pas historien du langage, mais une forme neutre existait en latin, et le masculin comme valeur par défaut s’est imposé pour des raisons de patriarcat. On retrouve des écrits du XVIIe qui l’attestent9.
Illustration. Claude Favre de Vaugelas, grammairien et académicien, en 1647, dans Remarques sur la langue française. Utiles à ceux qui veulent bien parler et bien écrire : « La forme masculine a prépondérance sur le féminin parce que plus noble ».
Nicolas Beauzée, grammairien et académicien, en 1767, dans Grammaire générale : « le genre masculin est réputé plus noble que le féminin à cause de la supériorité du mâle sur la femelle ».
Y a-t-il des langues qui, dans leur construction, ne privilégient jamais un genre au détriment de l’autre ?
Oui, le finnois, par exemple, n’a pas de marque grammaticale de genre. En danois, il existe des formes spécifiques, des formes neutres, et même des formes dites mixtes. La Suède adopte progressivement le nouveau pronom « hen », pour remplacer hon [elle] et han [il]. En allemand, on trouve de plus en plus de formes dites « nominalisées », qui sont neutres. Quelques linguistes proposent des formes semblables en français (par exemple, illes). Nous souhaitons par ailleurs tester ces nouvelles formes, mais manquons pour l’instant de ressources financières.
Lorsque l’on emploie des formules du type « les étudiantes et les étudiants », n’enferme-t-on pas finalement les individus dans deux sexes ou deux genres, alors que certaines personnes ne se retrouvent pas dans ces catégories ? Pourrait-on imaginer des alternatives ?
Oui, vous avez raison. À terme, ceci n’est pas une solution viable. Pour l’instant, cette formulation permet d’améliorer la visibilité des femmes dans la société, mais il active également une catégorie (le genre) qui est complètement aléatoire et non pertinente dans beaucoup de situations. Nous avons d’ailleurs dédié un chapitre sur ce sujet10.
Plutôt que de dé-masculiniser la langue française pourrait-on envisager de la dégenrer ? Y a-t-il des personnes ou collectifs qui travaillent dans ce sens ?
Nous souhaitons commencer un projet sur ce sujet : apprendre à des participantes et participants de nouvelles formes, et tester leurs représentations à la fin de l’apprentissage. Nous sommes relativement convaincu·es que les effets de nouvelles formes, plus inclusives de la diversité de genre (et de sexe), apporteront énormément à notre manière de percevoir le monde.
Si nous sommes sensibles à ces questions, quelles mesures simples pouvons-nous mettre en pratique au quotidien ?
Financer nos recherches... je plaisante (...à moitié). Je pense qu’un changement de représentations doit passer par deux démarches linguistiques possibles : la féminisation ou la neutralisation. La première permet surtout de renforcer la visibilité des femmes dans notre société (surtout si les femmes sont mentionnées en premier, comme dans « les musiciennes et les musiciens »), et la deuxième de diminuer l’activation de la catégorie « genre ». Cette dernière demande souvent un effort de reformulation, car elle nécessite un changement de lexique (en passant par des termes épicènes notamment) ainsi qu’un changement sémantique. Par exemple, lorsque nous souhaitons parler des migrantes et des migrants, nous pouvons utiliser les termes « la population migrante ». Le sens change quelque peu, mais est souvent parfaitement adapté au propos souhaité.
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Pour terminer, voici quelques conseils émis par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes concernant l’utilisation d’un langage épicène et la pratique dans la communication publique afin d’éviter les stéréotypes de sexe11.
« La langue est un héritage, mais aussi une matière vivante, qui doit s’adapter aux évolutions sociales. Dans un pays où l’égalité entre les femmes et les hommes est inscrite dans la Constitution, la langue ne peut rester un domaine où serait encore admise et revendiquée l’expression de la prétendue supériorité d’un sexe sur un autre. Ne pas pouvoir nommer le féminin, ou le faire disparaître dans un genre prétendument indifférencié, c’est organiser l’invisibilité donc l’absence des femmes dans la sphère publique. »
Laurence Rossignol
1. Éliminer toutes expressions sexistes
Ces expressions ont déjà été bannies du droit français comme « mademoiselle » ou « nom de jeune fille », conformément à la circulaire n° 5575/SG du 21 février 2012 relative à la suppression des termes « mademoiselle », « nom de jeune fille », « nom patronymique », « nom d’épouse » et « nom d’époux » des formulaires et correspondances des administrations, à la loi n° 70-459 du 4 juin 1970 relative à l’autorité parentale et à la loi du 4 août 2014 pour l’égalité réelle entre les femmes et les hommes.
2. Accorder les noms de métiers, titres, grades et fonctions
Tout simplement parce que ces noms existent déjà au féminin, il est tout à fait possible et recommandé de s’en servir quand il s’agit de désigner les femmes qui exercent ou occupent ces postes.
3. User du féminin et du masculin dans les messages adressés à tous et toutes
À l’oral, il est possible d’énumérer les personnes concernées, femmes et hommes (Françaises et Français, lycéens et lycéennes, etc.). À l’écrit, le point ou le point médian peut être utilisé alternativement en composant le mot comme suit : racine du mot + suffixe masculin + point + suffixe féminin. Par exemple « les député·e·s » ou « les lycéen·ne·s ». On pourra aussi utiliser les mots épicènes (élève, fonctionnaire) ou englobants (personne, public, tout le monde, etc.).
4. Présenter intégralement l’identité des femmes et des hommes
Il arrive bien souvent que les femmes soient présentées par leur prénom, ou en référence à leur statut d’épouse de, femme de, etc. Il est donc important de penser à ne pas ramener les femmes à leur seul rôle intime ou personnel, et d’utiliser, comme pour les hommes, une présentation relative à leur statut professionnel, en utilisant leur nom de famille et titre.
Retrouvez l’intégralité des conseils dans le document produit par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes : Pour une communication publique sans stéréotype de sexe. Guide pratique.
https://www.haut-conseil-egalite.gouv.fr/IMG/pdf/guide_pour_une_communication_publique_sans_stereotype_de_sexe_vf_2016_11_02.compressed.pdf
3 Cet article a été publié à l’origine sur le site du Cortecs (https://cortecs.org). Nous le reproduisons ici avec leur accord. Merci à eux.
4 Gygax, Pascal, Gabriel, Ute, Sarrasin, Oriane, Oakhill, Jane and Garnham, Alan (2008) 'Generically intended, but specifically interpreted : When beauticians, musicians and mechanics are all men', Language and Cognitive Processes, 23:3, 464-485. Ici
5 Gygax, P., Gabriel, U., Lévy, A., Pool, E., Grivel, M., & Pedrazzini, E. (2012). The masculine form and its competing interpretations in French: When linking grammatically masculine role names to female referents is difficult. Journal of Cognitive Psychology, 24, 395-408. Ici
6 Ce sont les termes qui ne sont pas marqués en genre, qui peuvent être employés au féminin comme au masculin, par exemple le mot « adulte ».
7 Voir la première note de bas de page.
8 Pascal Gygax et Noelia Gesto (2007). Féminisation et lourdeur de texte. L’Année psychologique, 107, p. 239-255.
9 Voir la conférence d’Éliane Viennot présentée ci-dessus à ce sujet.
10 Chapter 11 in: H. Giles & A. Maass (Eds), Advances in intergroup communication. New York, NY : Peter Lang.