Prévention des discriminations

Publié le 31 déc. 2021 Modifié le : 9 mars 2022

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Le  vendredi 31 décembre 2021

Le genre pilote-t-il l’orientation ?

Isabelle Colombari, IA-IPR d’économie et gestion, Référente Égalité filles-garçons académie Aix-Marseille

  • La division sexuée de l’orientation est présente dans tous les carrefours des choix de cursus : en fin de troisième, de seconde, de terminale et plus tard dans le parcours du supérieur. Cette spécialisation scolaire ne peut pas être le fruit du hasard.

     

    Elle se constate de façon quasiment uniforme sur tout le territoire français. Sans reprendre les statistiques très souvent citées et analysées, les garçons sont très majoritaires dans les formations professionnelles ou technologiques industrielles. A contrario, les filles sont davantage présentes dans les filières de service ou tertiaires, professionnelles ou technologiques. En classes préparatoires scientifiques, les garçons représentent 70 % des effectifs et 73 % en écoles d’ingénieur. En ce qui concerne les classes préparatoires littéraires, les filles représentent 78 % des effectifs.

    La réforme du lycée n’a pas changé la donne. Les garçons sont toujours majoritaires en classe de terminale dans les choix du double cursus maths/physique et les filles, dans les choix des doubles spécialités littéraires. Les propositions de composition de parcours évoluent, mais les choix d’orientation demeurent inchangés.

    Il faut, à ce stade, rappeler que l’orientation est un ensemble de procédures et de pratiques marquées par un contexte social. Elle répond à des besoins politiques et économiques, qui évoluent dans le temps.

     

    Comment cette division sexuée de l’orientation se fabrique-t-elle ? Les élèves et étudiants sont-ils totalement libres de choisir leurs parcours d’orientation et d’emploi ?

     

    Liberté et orientation

     

    Chacun croit être libre dans ses choix de cursus, de filières et de métiers.

    Cependant, seuls 12 % des métiers sont mixtes. Trois filières professionnelles sont à l’équilibre, mais ne représentent que 4 % des emplois. Les femmes sont surreprésentées dans les métiers requérant des qualités dites féminines (empathie, douceur, etc.) comme les métiers de la santé, de l’éducation et les garçons, dans les métiers incarnant des qualités dites masculines (méthodes, inventivité, force, courage, etc.) comme ingénieur, informaticien ou policier.

    L’anticipation du monde du travail a un lien direct avec les choix de filières et d’orientation.

    Les filles et les garçons ne se projettent donc pas dans tous les secteurs d’activité indépendamment de leur sexe1.

     

    Les représentations des filles et des garçons, des femmes et des hommes sont à replacer dans leur contexte. Ce contexte est d’abord historique.

    Le ministère de « l’Instruction publique » à la fin du XIXe siècle indique « éduquer les filles pour en faire de bonnes mères de famille préparées à des tâches d’éducation ». Les garçons des classes moyennes ou supérieures à la même époque sont instruits dans l’optique de « faire une carrière ». Un service de l’orientation, créé au début du XXe siècle, avait pour mission de favoriser l’insertion des garçons dans l’industrie et l’artisanat2. Le sexe des élèves était donc pris en compte et l’orientation genrée était déjà à l’œuvre.

    La mixité à l’école est très récente puisqu’elle date de 1975. La réforme Haby a instauré l’enseignement secondaire unique. En 1984, l’État se préoccupe pour la première fois de la mixité des filières notamment en élaborant une convention interministérielle dont l’objectif était de développer l’égalité d’accès aux formations.

    Cependant, en dépit de nombreuses conventions signées et d’actions multiples organisées depuis, des constantes demeurent du fait de freins multiples.

     

    L’image véhiculée par les métiers

    Les appellations de métiers dans un questionnaire d’intérêt destiné aux élèves sont évoquées pour certaines professions sans expression de féminisation (plombier, pharmacien, ingénieur, informaticien, etc.) et potentiellement féminisées pour d’autres comme assistant(e) sociale, infirmier(e). Ces omissions donnent déjà le cadre des représentations. Comment un jeune peut-il se projeter dans un métier qui n’inclut pas son genre dans son appellation ?3

     

    Certaines communications portant sur des parcours de formation ou professionnels renvoient à des stéréotypes sexués.

    Françoise Vouillot rappelle que le Salon de l’Étudiant en 2017 a proposé des affiches avec des garçons pour communiquer sur les métiers d’avenir et les grandes écoles et une fille pour les métiers paramédicaux, où elles sont déjà surreprésentées4.mceclip0 - 2021-12-17 16h38m42s

     

     

     

     

     

     

     

     

    Le ministère de l’Éducation nationale a mené une grande campagne de recrutement en 2011 avec notamment 2 affiches. L’une « Laura, a trouvé le métier de ses rêves », montrant une femme en train de lire dans une position de détente et la seconde « Julien a trouvé un poste à la hauteur de ses ambitions », Julien étant attablé devant un ordinateur…

    Les institutions de l’éducation, elles-mêmes, n’ont pas pris le recul nécessaire à l’enclenchement du changement.            mceclip1 - 2021-12-17 16h41m09s

     

    mceclip2 - 2021-12-17 16h42m21s

     

    Les centres d’intérêt et les compétences

    Les jeunes vont choisir une orientation en phase avec leurs centres d’intérêt et leur sentiment d’efficacité personnelle. Les élèves ont généralement une préférence pour se diriger vers leurs points forts.

    Cependant, à résultat égal en mathématiques, les filles choisissent moins les spécialités mathématiques : avec 10/20 de moyenne, les garçons font un vœu vers les disciplines scientifiques dans 41 % des cas. Avec la même moyenne, les filles font un vœu dans 27 % des cas5. Nathalie Loiseau, alors directrice de l’ENA, a écrit « un homme postule à un poste quand il pense avoir une partie des compétences attendues, une femme quand elle pense avoir toutes les aptitudes ».6

     

    La valorisation des réussites à l’école est bien souvent genrée contribuant à créer un socle de confiance en soi différencié. Une fille qui obtient 12 en mathématiques a une grande chance d’obtenir une appréciation « Travaille. C’est bien ». Un garçon pour la même moyenne est susceptible d’avoir « Peut mieux faire ». Une étude a montré que les professeurs, sans fondements objectifs, entérinent le fait que les filles travaillent et ont donc des résultats au maximum de leurs capacités alors que les garçons sont supposés peu travailler et ont donc un potentiel non exploité !

     

    Par ailleurs, les activités menées depuis l’enfance influencent les capacités. Elles se développent notamment par les jeux. Les spécialistes de la petite enfance ont étudié l’impact du choix des jouets dans le développement des représentations et de la dextérité.

    Aux petits garçons, leur famille offre des jeux de construction nécessitant d’imaginer les objets finis en 3 dimensions, propices au développement des capacités de géométrie et de conception. Aux petites filles, les mêmes familles vont offrir un jouet prêt à l’emploi, bien souvent ancré dans la sphère de l’activité domestique, entraînant d’une part une assignation à un rôle et d’autre part une passivité dans la construction de l’objet et donc sans bénéfice identique pour la géométrie ou la perception de la 3D.

     

    Les assignations aux rôles de genre ont un impact fondamental dans les choix d’orientation. Filles et garçons vont choisir une filière en phase avec leur norme de genre de peur de perdre l’estime des autres, de leurs pairs ou de leur famille.

    Un garçon qui choisit une orientation plutôt élue par les filles va avoir à affronter un risque de disqualification identitaire (remise en question de sa masculinité) et une disqualification sociale (métier féminin moins valorisé socialement, car perçu comme bâti sur des qualités naturelles plutôt que nécessitant des compétences professionnelles).

    Une fille qui s’oriente vers une filière traditionnellement choisie par les garçons devra prouver sa légitimité et démontrer qu’elle conserve sa féminité.

    Transgresser l’orientation non dévolue à son genre entraîne des contorsions identitaires difficiles à porter pour les jeunes. Aussi, à travers leurs choix d’orientation dans la norme, ils prouvent qu’ils sont un garçon ou une fille donc qu’ils sont « normaux ». Contrairement à l’idée reçue, les filles ne s’autocensurent pas. Elles trouvent un compromis entre les attentes sociales et ce qu’elles sont.

     

    La hiérarchie des métiers en fonction du sexe

    Françoise Héritier7 démontre avec son concept de « valence des sexes » que tout ce qui touche au féminin vaut moins que le masculin. En conséquence, un garçon qui choisit un métier dit féminin se déclasse. Les garçons évitent ces filières, car en plus d’être potentiellement étiquetés comme homosexuels par leurs pairs ce qui est complexe à assumer au moment où ils construisent leur masculinité, ils vont exercer un métier moins valorisé socialement et donc moins payé comme la plupart des métiers exercés majoritairement par des femmes. C’est la raison pour laquelle, les actions menées sur l’orientation genrée doivent concerner également les garçons et pas seulement les filles comme c’est régulièrement le cas.

     

    Genre et métiers du numérique, un exemple concret

     

    Isabelle Collet8, informaticienne et responsable de formation sur l’égalité dans les écoles de professorat de Genève, a étudié la relation entre le genre et les métiers du numérique et notamment les métiers de programmation9.

    Invitée du podcast de Binge Audio, elle revisite l’évolution de ces métiers.

    Elle explique qu’aujourd’hui, en France et dans les pays occidentaux en général, la majeure partie des métiers de la programmation (du « codage ») sont assurés par des hommes. Avant les années 80, les hommes occupaient les postes dans le hardware (les machines) et les femmes dans le software (la programmation). Or, force a été de constater que la création de valeur provenait du codage et non de l’outil. Les hommes se sont alors emparés de ces fonctions stratégiques.

     

    Elle note cependant qu’en Malaisie et dans le Sud-est asiatique, ces métiers sont majoritairement assurés par des femmes. Leurs arguments sont que « ils ne demandent pas de force physique, sont propres et pas dangereux. On peut travailler de chez soi ce qui évite les risques de harcèlement et ils permettent de s’occuper des enfants du fait du télétravail possible. Ce sont donc de bons métiers pour les femmes ». À l’université de Kuala Lumpur, la majorité des postes de professeurs et de doctorants sont également assurés par des femmes.

    Comment expliquer cette différence structurelle d’occupation de ces emplois en liaison avec la variable du genre ?

    Isabelle Collet avance que « les stéréotypes de genre sont créés pour justifier l’ordre social, alors que la pensée communément admise est que le stéréotype engendre l’ordre social… »

    On peut donc dire que l’influence du stéréotype est circulaire : il influence les choix d’orientation pour se conformer aux attentes sociales du genre et il permet de justifier l’ordre social conçu indépendamment d’eux.

     

    En matière d’informatique, l’accès genré aux métiers est très préjudiciable aux femmes puisque les algorithmes créés par des hommes sans les femmes nous gouvernent d’ores et déjà…

     

     

    La part de l’école

     

    La famille, l’école, l’univers professionnel sont des cadres de socialisation qui contribuent à forger personnalité, attentes et projection dans l’avenir.

    Un parcours d’orientation est en effet une projection de la façon dont on se perçoit et dont nous voudrions être perçus au sein de ces différents cadres. Que peut alors l’école dans ce projet personnel de l’élève, fil rouge de sa scolarité ?

     

    L’école s’insère dans un contexte sociétal où les inégalités sont notoires et celles portant sur le genre ne constituent pas une question saillante. L’égalité en tant que telle est très peu abordée dans les programmes à quelques exceptions près (Éducation morale et civique, Histoire en seconde, SVT, éducation à la vie affective). L’expérience officielle « ABCD de l’égalité » a démontré que les résistances sont très importantes. Elle a été abandonnée.

     

    Pour faire évoluer la perception de l’égalité et l’impact sur les pratiques de l’orientation, il faut au préalable former les personnels. Dans l’académie d’Aix-Marseille, l’enseignement de l’égalité filles-garçons est optionnel à l’INSPE. Il est proposé pour la première fois en 2021-2022 pour les MEEF1 sur les deux sites d’Aix et de Marseille. Il compte 90 inscrits. En formation continue, environ 150 personnels enseignants seront formés sur l’année suite à une demande formulée par leur chef d’établissement. La stratégie académique de l’équipe EFG a porté depuis 3 ans sur la formation de formateurs afin de diffuser le sujet dans un plan de formation susceptible de prendre de l’ampleur chaque année.

    L’objectif des formations est de sensibiliser les équipes à la posture de l’égalité dans la pratique quotidienne des enseignants. Sont abordés les basiques des gestes professionnels : la diffusion de la parole filles-garçons et l’équilibre des interactions, l’occupation de l’espace, les violences et sanctions genrées, les valorisation et appréciation, le langage neutre, l’orientation, etc.

     

    Néanmoins, il ne faut pas que l’institution se décharge sur les professeurs de cette responsabilité de l’égalité. Cette thématique pourrait être un objet de formation obligatoire pour tout enseignant et être incluse dans chaque programme. Les élèves pourraient être formés aux comportements excluants et notamment sexistes. Ils seraient alors susceptibles d’admettre que le genre est aussi une construction sociale. Ils auraient ainsi la capacité d’élargir leur champ des possibles pour s’orienter vers des parcours plus conformes à leurs appétences, en laissant à distance la nécessité de se conformer à des rôles sociaux prédéfinis. Les élèves pourraient se dégager des stéréotypes de genre et la société bénéficier d’un plus grand vivier de talents pour tous les métiers en demande.

     

    1 « La tyrannie du genre » Marie Duru-Bellat, sociologue, professeure émérite à Sciences Po, Sciences Po Presse septembre 2017

     

    2 « Les métiers ont-ils un sexe » Françoise Vouillot, maîtresse de conférence et responsable du groupe « Origenre » Collection Egale à Egal Belin & Laboratoire de l’égalité, septembre 2014

     

    3 Éliane Viennot

     

    4 « Genre et Orientation », F.Vouillot, colloque du 4 juin 2021 organisé par le service des droits des femmes de Marseille en association avec AMU et la référente EFG de l’académie d’Aix-Marseille 

    https://www.youtube.com/watch?v=qeBzaSBy3l0&list=PLh-wFno1NyFyGsys9OehuXTFOBsMABxnF&index=1

     

    5 Étude « Probabilité demande de vœu en études scientifiques » R. Ozenne/F. Vouillot 2018

     

    6 « Choisissez tout » Nathalie Loiseau, JC Lattes 2014

     

    7 « La différence des sexes » Françoise Héritier, Bayard

     

    8 « L’école apprend-elle l’égalité des sexes ? » Isabelle Collet, collection Egale à Egal , Belin, février 2016

     

    9 « Des ordinateurs, des souris et des hommes » Podcast Binge Audio « Les couilles sur la table » de Victoire Tuaillon, mars 2020