Objet
Approche « pluri-disciplinaire » d’une œuvre par 2 professeurs
Objectif
Construction d’un dialogue « inter-disciplinaire » par leurs élèves
Résultat
Formation d’esprits « in-disciplinés » par la mobilisation de compétences « trans-disciplinaires »
Publique : Classes de 1ière et de Tle Littéraire (45 élèves)
Durée : 1 Heure
Ressources
Dossier Éduthèque-Louvre (http://eduscol.education.fr/louvre/ecriture/char1.htm)
Support-textes (PJ. bibliographie en annexe – B. Pascal ; R. Char ; K. Marx)
Vidéo J. Brel : « Madeleine » (https://www.youtube.com/watch?v=TEIHIsIhx6o)
Résumé
On explique comment les élèves peuvent trouver leur style à la faveur d’approches croisées. On présente dans cette perspective une séance coanimée par un professeur de lettres et de philosophie sur un tableau du XVIIe siècle – « La Madeleine aux deux flammes » de Georges De La Tour. On précise avant le sens des termes que l’on utilise pour formuler l’hypothèse que l’on défend. Si les approches croisées permettent aux élèves de trouver leur propre style, il convient de les multiplier.
Argument
L’Éducation nationale ne valorise pas plus que l’armée le caractère indiscipliné de ses membres, fonctionnaires, agents ou élèves. Mais les objets de nos disciplines académiques le sont parfois, lorsqu’ils émergent à leurs frontières et ne relèvent d’aucunes ou en intéressent plusieurs. Le terme d’« indisciplinarité », récemment forgé pour les désigner, peut-il intéresser les enseignants comme les chercheurs ? Rappelons qu’une approche est dite :
- « pluri-disciplinaire » lorsqu’elle mobilise plusieurs disciplines, sans les conduire a réviser leurs principes, leurs méthodes ou leurs objectifs ;
- « inter-disciplinaire » si leurs échanges les changent : les amènent à modifier leurs procédures, leurs hypothèses ou leurs postulats ;
- « trans-disciplinaires » lorsqu’elle porte sur les invariants disciplinaires qui leur permettent de se coordonner et d’ajuster leurs vues.
On peut estimer que ces distinctions suffisent à penser le rapport des disciplines. Mais elles ne disent rien du tempérament des chercheurs, des enseignants ou des étudiants qui optent pour l’une ou l’autre de ces approches. Cette lacune justifierait-elle le recours au concept d’indisciplinarité ? L’utilisera-t-on dans ce cas pour désigner alors un tempérament, un éthos ou un style, caractérisé par le refus, plus ou moins radical, des disciplines académiques ? Ou plutôt une méthode de travail, dans une discipline donnée, consistant soit à transgresser, soit à élargir ou bien encore à ouvrir ses frontières ? En quoi cette démarche se différencierait-elle alors de la pluri-, de l’inter- ou de la transdisciplinarité ? On peut répondre en appelant :
- « in-disciplinarité » la capacité d’un enseignant, discipliné, à fracturer son enseignement disciplinaire pour travailler son style.
Cette définition, qui suppose celle de « style », suffit déjà à distinguer cette approche des précédentes. Contrairement à l’interdisciplinarité, l’indisciplinarité ne prétend pas enrichir ou modifier le contenu des disciplines. Elle n’entend pas non plus ajuster leurs vues, complémentaires, les unes aux autres, à la différence de la pluridisciplinarité. Elle n’imagine pas plus traverser ou transgresser leurs frontières pour les réunir ou les comparer, comme le fait la transdisciplinarité. Le recours au concept de « fracturation » permet de lui donner un contenu positif et de comprendre que l’indisciplinarité est moins un tempérament qu’une méthode consistant, non à ignorer ou à bafouer les disciplines, mais à transformer les distinctions dialectiques, qui les séparent dans le cadastre du savoir, en distinctions fractales.
Qu’est-ce à dire ? Rappelons qu’opérer une dichotomie, une distinction dialectique, consiste selon Platon à fendre un genre unique en deux espèces qui diffèrent par nature, en pointant la propriété caractéristique que possèdent tous les membres de l’une à l’exclusion des autres. Fracturer cette distinction consiste selon Andrew Abbott à la reproduire paradoxalement dans chacune des espèces, en réintroduisant le tout dans les parties. L’étrange taxinomie qui en résulte peut être dite « fractale », non parce qu’elle brise une opposition logique, mais parce qu’elle est automorphe et s’obtient par réitération, comme les objets du même nom. Pourquoi cette technique dialectique intéresserait-elle les enseignants ? Nous savons que nos disciplines ne sont pas des réalités naturelles, mais des constructions scientifiques, historiques, politiques, culturelles et sociales. L’avènement des unes oblige les autres à réviser leurs frontières, ce qui déclenche souvent des conflits de compétences ou de territoire, sinon des guerres. On se souvient que Louis de Bonald publia en 1819 un texte sur celle des sciences et des lettres, qui venait du fait que leur distinction n’était pas dialectique, mais fractale et que chacune empiétait sur le territoire de l’autre. Il y a des lettres dans les sciences, puisque les scientifiques rédigent des traités, comme des sciences dans les lettres, puisque les raisonnements des historiens sont aussi scientifiques. Que conclure de cet exemple de fracturation de frontières entre disciplines ? On peut dire que c’est une question de « style », au sens où le style d’une discipline académique dépend selon Gilles Gaston-Granger du rapport singulier qu’elle établit entre le langage naturel et un langage formel. Chacun de ces langages contribue à la constitution de son système symbolique et une grammaire spécifique y règle leurs relations. La métrique ou l’aventure de l’OuLliPo en sont des exemples du côté des lettres, comme l’invention des équations, mathématiques ou chimiques, en sont du côté des sciences. La fracturation de l’opposition entre langage naturel et langage formel a défini à chaque fois un style particulier, littéraire ou scientifique, dont la grammaire règle l’usage que l’on fait des signes. Si les styles dépendent de ces fracturations, concluons que l’indisciplinarité permet de les travailler et de les cultiver, sinon de les expliquer. Il y a de l’histoire dans la philosophie, comme il y a de la philosophie dans l’histoire, indépendamment du fait qu’il puisse y avoir une philosophie de l’histoire ou une histoire de la philosophie. Il y a aussi des mathématiques dans la philosophique, ou de la philosophie dans les mathématiques, et l’indisciplinarité consiste finalement à fracturer ces distinctions académiques pour travailler librement son style.
Qu’est-ce que le concept d’indisciplinarité peut donc apporter à l’Éducation nationale ? On l’a défini comme un principe d’inclusion, non d’exclusion. L’indisciplinarité ne consiste pas à sortir de sa discipline, pour en retrouver d’autres ou critiquer l’académisme : ce serait un contre-sens. Elle demande plutôt de chercher dans la sienne ce qui les rejoint, pour nouer entre elles des liens internes qui fracturent les distinctions externes que les académies établissent traditionnellement entre elles. L’indisciplinarité peut ainsi donner à chaque enseignant ou élève discipliné un style particulier, qui faciliterait et motiverait ensuite leur approche pluri-, inter-, transdisciplinaire des problèmes ou des objets. On voit donc l’intérêt que l’Éducation nationale aurait à intégrer ce concept, à l’heure de la pédagogie de projet – des enseignements pratiques interdisciplinaires – des travaux personnels encadrés (TPE) – et des enseignements d’exploration (EdE). Elle encouragerait les membres de la communauté éducative à trouver leur style en fracturant les clivages académiques.
On en donne un exemple en PJ.