Connectez-vous

Accueil

Enseigner la philosophie Humanités, Littérature et Philosophie (HLP) L'actualité philosophique contacts Métier

Florilèges

Publié le 23 mars 2019 Modifié le : 24 mars 2019

Écrire à l'auteur

Le  samedi 23 mars 2019

Florilège : Le bonheur n'est-il qu'un idéal ?

Groupement de texte

  • Groupement de texte autour de la question : LE BONHEUR N’EST-IL QU’UNE IDÉAL ?

     

    Table des matières

     

    Platon : Gorgias, 492a-493b         

    République, II, 360e-362d         

    Aristote : Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097 a 20 - 1097 b 7       

    Idem., I, 11, 1100 a 10 – 1100 b 20  

    Épicure : Lettre à Ménécée     

    Sénèque : De la vie heureuse 

    Épictète : Manuel, § I, II, VII

    Marc-Aurel : Pensées pour moi-même 

    Sextus Empiricus : Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 12, 25-29 

    Hobbes, Thomas : Léviathan, I, 11

    Pascal : Pensée, 172        

    Pensée, 136

    Leibniz, Gottfried Wilhelm : Essais de théodicée,1èrepartie, § 13 

    Voltaire : Encyclopédie, Article "Heureux, heureuse, heureusement" 

    Rousseau : La nouvelle Héroïse, VIII (1761)      

    Émile, de l’éducation (1762)     

    D'Holbach, Paul-Henri Thiry : Essai sur les préjugés, Chap. XII (1770)   

    Kant, Emmanuel : Fondements de la métaphysique de mœurs IIesection

    Anthropologique d’un point de vue pragmatique, § 61 

    Bentham, Jeremy : Introduction aux principes de morale et de législation, Chap. IV, § 5-6 

    Schopenhauer, Arthur : Le Monde comme Volonté et comme Représentation, III, § 38 

    Mill, John Stuart : Autobiographie, Chap. 5 

    Nietzsche, Friedrich : Seconde considération intempestive   

    Freud, Sigmund : Malaise dans la civilisation, Ch.2   

    Schlick, Moritz : Questions d'éthique, VIII, 10 

    Arendt, Hannah : La Condition de l’homme moderne, Chap. III, §1                     

     

    Platon : Gorgias, 492a-493b

    « CALLICLÈS :Comment en effet un homme pourrait‑il être heureux, s’il est esclave d’un autre ? Mais voici ce qui est beau et juste suivant la nature, je te le dis en toute franchise, c’est que, pour bien vivre, il faut laisser prendre à ses passions tout l’accroissement possible, au lieu de les réprimer, et, quand elles ont atteint toute leur force, être capable de leur donner satisfaction par son courage et son intelligence et de remplir tous ses désirs à mesure qu’ils éclosent. Mais cela n’est pas, je suppose, à la portée du vulgaire. De là vient qu’il décrie les gens qui en sont capables, parce qu’il a honte de lui-même et veut cacher sa propre impuissance. Il dit que l’intempérance est une chose laide, essayant par là d’asservir ceux qui sont mieux doués par la nature, et, ne pouvant lui-même fournir à ses passions de quoi les contenter, il fait l’éloge de la tempérance et de la justice à cause de sa propre lâcheté. Car pour ceux qui ont eu la chance de naître fils de roi, ou que la nature a faits capables de conquérir un commandement, une tyrannie, une souveraineté, peut‑il y avoir véritablement quelque chose de plus honteux et de plus funeste que la tempérance ? Tandis qu’il leur est loisible de jouir des biens de la vie sans que personne les en empêche, ils s’imposeraient eux‑mêmes pour maîtres la loi, les propos, les censures de la foule ! Et comment ne seraient‑ils pas malheureux du fait de cette prétendue beauté de la justice et de la tempérance, puisqu’ils ne pourraient rien donner de plus à leurs amis qu’à leurs ennemis, et cela, quand ils sont les maîtres de leur propre cité ? La vérité, que tu prétends chercher, Socrate, la voici : le luxe, l’incontinence et la liberté, quand ils sont soutenus par la force constituent la vertu et le bonheur ; le reste, toutes ces belles idées, ces conventions contraires à la nature, ne sont que niaiseries et néant. »

     

    République, II,360e-362d

    « – GLAUCON : Maintenant, pour porter un jugement sur la vie des deux hommes dont nous parlons, opposons le plus juste au plus injuste, et nous serons à même de les bien juger ; nous ne le pourrions pas autrement. Mais de quelle manière établir cette opposition ? De celle-ci : n'ôtons rien à l'injuste de son injustice, ni au juste de sa justice, mais supposons-les parfaits, chacun dans son genre de vie. D'abord, que l'injuste agisse comme les artisans habiles - tel le pilote consommé, ou le médecin, distingue dans son art l'impossible du possible, entreprend ceci et laisse cela ; s'il se trompe en quelque point il est capable de réparer son erreur - ainsi donc, que l'injuste se dissimule adroitement quand il entreprend quelque mauvaise action s'il veut être supérieur dans l'injustice. De celui qui se laisse prendre on doit faire peu de cas, car l'extrême injustice consiste à paraître juste tout en ne l'étant pas. Il faut donc accorder à l'homme parfaitement injuste la parfaite injustice, n'y rien retrancher et admettre que, commettant les actes les plus injustes, il en retire la plus grande réputation de justice ; que s'il se trompe en quelque chose, il est capable de réparer son erreur, de parler avec éloquence pour se disculper si l'on dénonce un de ses crimes, et d'user de violence, dans les cas où de violence il est besoin, aidé par son courage, sa vigueur, et ses ressources en amis et en argent. En face d'un tel personnage plaçons le juste, homme simple et généreux, qui veut, d'après Eschyle, non pas paraître, mais être bon. Ôtons-lui donc cette apparence. Si, en effet, il paraît juste il aura, à ce titre, honneurs et récompenses; alors on ne saura pas si c'est pour la justice ou pour les honneurs et les récompenses qu'il est tel. Aussi faut-il le dépouiller de tout, sauf de justice, et en faire l'opposé du précédent. Sans commettre d'acte injuste, qu'il ait la plus grande réputation d'injustice, afin d'être mis à l'épreuve de sa vertu en ne se laissant point amollir par un mauvais renom et par ses conséquences; qu'il reste inébranlable jusqu'à la mort, paraissant injuste toute sa vie, mais étant juste, afin qu'arrivés tous les deux aux extrêmes, l'un de la justice, l'autre de l'injustice, nous puissions juger lequel est le plus heureux. – SOCRATE : Oh ! cher Glaucon, dis-je, avec quelle force tu nettoies, comme des statues, ces deux hommes pour les soumettre à notre jugement ! – GLAUCON : Je fais de mon mieux, reprit-il. Maintenant, s'ils sont tels que je viens de les poser, il n'est pas difficile, je pense, de décrire le genre de vie qui les attend l'une et l'autre. Disons-le donc ; et si ce langage est trop rude, souviens-toi, Socrate, que ce n'est pas moi qui parle, mais ceux qui placent l'injustice au-dessus de la justice. Ils diront que le juste, tel que je l'ai représenté, sera fouetté, mis à la torture, chargé de chaînes, qu'on lui brûlera les yeux, qu'enfin, ayant souffert tous les maux, il sera crucifié et connaîtra qu'il ne faut point vouloir être juste mais le paraître. Ainsi les paroles d'Eschyle s'appliqueraient beaucoup plus exactement à l'injuste ; car, en réalité, dira-t-on, il est bien celui dont les actions sont conformes à la vérité, et qui, ne vivant pas pour les apparences, ne veut pas paraître injuste, mais l'être : Au sillon profond de son esprit il cueille la moisson des heureux projets.D'abord, il gouverne dans sa cité, grâce à son aspect d'homme juste ; ensuite il prend femme où il veut, fait marier les autres comme il veut, forme des liaisons de plaisir ou d'affaires avec qui bon lui semble, et tire profit de tout cela, car il n'a point scrupule d'être injuste. S'il entre en conflit, public ou privé, avec quelqu'un, il a le dessus et l'emporte sur son adversaire; par ce moyen il s'enrichit, fait du bien à ses amis, du mal à ses ennemis, offre aux dieux sacrifices et présents avec largesse et magnificence, et se concilie, bien mieux que le juste, les dieux et les hommes à qui il veut plaire ; aussi convient-il naturellement qu'il soit plus cher aux dieux que le juste. De la sorte, disent-ils, Socrate, les dieux et les hommes font à l'injuste une vie meilleure qu'au juste. »

     

    Aristote : Éthique à Nicomaque, I, 5, 1097 a 20 - 1097 b 7

    « Dans toute action, dans tout choix, le bien c'est la fin, car c'est en vue de cette fin qu'on accomplit toujours le reste. Par conséquent, s'il y a quelque chose qui soit fin de tous nos actes, c'est cette chose là qui sera le bien réalisable, et s'il y a plusieurs choses, ce seront ces choses là. [...] Puisque les fins sont manifestement multiples, et que nous choisissons certaines d'entre elles (par exemple la richesse, les flûtes et en général les instruments) en vue d'autres choses, il est clair que ce ne sont pas là des fins parfaites, alors que le Souverain Bien est, de toute évidence, quelque chose de parfait. Il en résulte que s'il y a une seule chose qui soit une fin parfaite, elle sera le bien que nous cherchons, et s'il y en a plusieurs, ce sera la plus parfaite d'entre elles. Or, ce qui est digne d'être poursuivi par soi, nous le nommons plus parfait que ce qui est poursuivi pour une autre chose, et ce qui n'est jamais désirable en vue d'une autre chose, nous le déclarons plus parfait que les choses qui sont désirables à la fois par elles-mêmes et pour cette autre chose, et nous appelons parfait au sens absolu ce qui est toujours désirable en soi-même et ne l'est jamais en vue d'une autre chose. Or le bonheur semble être au suprême degré une fin de ce genre, car nous le choisissons toujours pour lui-même et jamais en vue d'une autre chose : au contraire, l'honneur, le plaisir, l'intelligence ou toute vertu quelconque, sont des biens que nous choisissons assurément pour eux-mêmes (puisque, même si aucun avantage n'en découlait pour nous, nous les choisirions encore), mais nous les choisissons en vue du bonheur, car c'est par leur intermédiaire que nous pensons devenir heureux. Par contre, le bonheur n'est jamais choisi en vue de ces biens, ni d'une manière générale en vue d'autre chose que lui-même. »

     

    Idem., I, 11, 1100 a 10 – 1100 b 20

    « Est-ce donc que pas même aucun autre homme ne doive être appelé heureux tant qu'il vit, et, suivant la parole de Solon, devons-nous pour cela voir la fin ? Même si nous devons admettre une pareille chose, irons-nous jusqu'à dire qu'on n'est heureux qu'une fois qu'on est mort ? Ou plutôt n'est-ce pas là une chose complètement absurde, surtout de notre part à nous qui prétendons que le bonheur consiste dans une certaine activité ? Mais si, d'un autre côté, nous refusons d'appeler 15 heureux celui qui est mort (le mot de Solon n'a d'ailleurs pas cette signification), mais si nous voulons dire que c'est seulement au moment de la mort qu'on peut, d'une manière assurée, qualifier un homme d'heureux, comme étant désormais hors de portée des maux et des revers de fortune, même ce sens-là ne va pas sans soulever quelque contestation : on croit, en effet, d'ordinaire que pour l'homme une fois mort il existe encore quelque bien et quelque mal, tout comme chez l'homme vivant qui n'en aurait pas conscience, dans le cas par exemple des honneurs ou des disgrâces qui affectent les enfants ou en général les descendants, leurs succès ou leurs revers. Mais sur ce point encore une difficulté se présente. En effet, l'homme qui a vécu dans la félicité jusqu'à un âge avancé, et dont la fin a été en harmonie avec le restant de sa vie, peut fort bien subir de nombreuses vicissitudes dans ses descendants, certains d'entre eux étant des gens vertueux et obtenant le genre de vie qu'ils méritent, d'autres au contraire se trouvant dans une situation tout opposée ; et évidemment aussi, suivant les degrés de parenté, les relations des descendants avec leurs ancêtres sont susceptibles de toute espèce de variations. Il serait dès lors absurde de supposer que le mort participe à toutes ces vicissitudes, et pût devenir à tel moment heureux pour redevenir ensuite malheureux ; mais il serait tout aussi absurde de penser qu'en rien ni en aucun temps le sort des descendants ne pût affecter leurs ancêtres. Mais nous devons revenir à la précédente difficulté, car peut-être son examen facilitera-t-il la solution de la présente question. Admettons donc que l'on doive voir la fin et attendre ce moment pour déclarer un homme heureux, non pas comme étant actuellement heureux, mais parce qu'il l'était dans un temps antérieur : comment n'y aurait-il pas une absurdité dans le fait que, au moment même où cet homme est heureux, on refusera de lui attribuer avec vérité ce qui lui appartient, sous 1100b prétexte que nous ne voulons pas appeler heureux les hommes qui sont encore vivants, en raison des caprices de la fortune et de ce que nous avons conçu le bonheur comme quelque chose de stable et ne pouvant être facilement ébranlé d'aucune façon, alors que la roue de la fortune tourne souvent pour le même individu ? Il est évident, en effet, que si nous le suivons pas à pas dans ses diverses vicissitudes, nous appellerons souvent le même homme tour à tour heureux et malheureux, faisant ainsi de l'homme heureux une sorte de caméléon ou une maison menaçant ruine. Ne doit-on pas plutôt penser que suivre la fortune dans tous ses détours est un procédé absolument incorrect ? Ce n'est pas en cela, en effet, que consistent la prospérité ou l'adversité : ce ne sont là, nous l'avons dit, que de simples adjuvants dont la vie de tout homme a besoin. La cause véritablement déterminante du bonheur réside dans l'activité conforme à la vertu, l'activité en sens contraire étant la cause de l'état opposé. Et la difficulté que nous discutons présentement témoigne en faveur de notre argument. Dans aucune action humaine, en effet, on ne relève une fixité comparable à celle des activités conformes à la vertu, lesquelles apparaissent plus stables encore que les connaissances scientifiques. Parmi ces activités vertueuses elles-mêmes, les plus hautes sont aussi les plus stables, parce que c'est dans leur exercice que l'homme heureux passe la plus grande partie de sa vie et avec le plus de continuité, et c'est là, semble-t-il bien, la cause pour laquelle l'oubli ne vient pas les atteindre. Ainsi donc, la stabilité que nous recherchons appartiendra à l'homme heureux, qui le demeurera durant toute sa vie : car toujours, ou du moins préférablement à toute autre chose, il s'engagera dans des actions et des contemplations conformes à la vertu, et il supportera les coups du sort avec la plus grande dignité et un sens en tout point parfait de la mesure, si du moins il est véritablement homme de bien et d'une carrure sans reproche. Mais nombreux sont les accidents de la fortune, ainsi que leur diversité en grandeur et en petitesse. S'agit-il de succès minimes aussi bien que de revers légers, il est clair qu'ils ne pèsent pas d'un grand poids dans la vie. Au contraire si on a affaire à des événements dont la gravité et le nombre sont considérables, alors, dans le cas où ils sont favorables ils rendront la vie plus heureuse (car en eux-même ils contribuent naturellement à embellir l'existence, et, de plus, leur utilisation peut être noble et généreuse), et dans le cas où ils produisent des résultats inverses, ils rétrécissent et corrompent le bonheur, car, en même temps qu'ils apportent des chagrins avec eux, ils mettent obstacle à de multiples activités. Néanmoins, même au sein de ces contrariétés transparaît la noblesse de l'âme, quand on supporte avec résignation de nombreuses et sévères infortunes, non certes par insensibilité, mais par noblesse et grandeur d'âme. Et si ce sont nos activités qui constituent le facteur déterminant de notre vie, ainsi que nous l'avons dit, nul homme heureux ne saurait devenir misérable, puisque jamais il n'accomplira des actions odieuses et viles. En effet, selon notre doctrine, l'homme véritablement bon et sensé supporte toutes les vicissitudes du sort avec sérénité et tire parti des circonstances pour agir toujours avec le plus de noblesse possible, pareil en cela à un bon général qui utilise à la guerre les forces dont il dispose de la façon la plus efficace, ou à un bon cordonnier qui du cuir qu'on lui a confié fait les meilleures chaussures possibles, et ainsi de suite pour tous les autres corps de métier. Et s'il en est bien ainsi, l'homme heureux ne saurait jamais devenir misérable, tout en n'atteignant pas cependant la pleine félicité s'il vient à tomber dans des malheurs comme ceux de Priam. Mais il n'est pas non plus sujet à la variation et au changement, car, d'une part, il ne sera pas ébranlé aisément dans son bonheur, ni par les premières infortunes venues : il y faudra pour cela des échecs multipliés et graves ; et, d'autre part, à la suite de désastres d'une pareille ampleur, il ne saurait recouvrer son bonheur en un jour, mais s'il y arrive, ce ne pourra être qu'à l'achèvement d'une longue période de temps, au cours de laquelle il aura obtenu de grandes et belles satisfactions. Dès lors, qui nous empêche d'appeler heureux l'homme dont l'activité est conforme à une parfaite vertu et suffisamment pourvu des biens extérieurs, et cela non pas pendant une durée quelconque mais pendant une vie complète ? »

     

    Épicure : Lettre à Ménécée

    « Maintenant il faut parvenir à penser que, parmi les désirs, certains sont fondés en nature, d'autres sont vains. Parmi les désirs naturels, certains sont nécessaires, d'autres ne sont que naturels. Parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour le calme du corps, d'autres enfin simplement pour le fait de vivre. En effet, une juste vision de ces catégories permettra chaque fois de choisir et de refuser, relativement à la santé du corps et à la sérénité, puisque telle est la perfection même de la vie bienheureuse. Car c'est en vue de cela que nous voulons éviter la douleur et l'angoisse. Lorsque cela s'accomplit en nous, les orages de l'âme se dispersent, le vivant ne chemine plus vers ce qui lui fait défaut et ne vise plus quelque supplément au bien de l'âme et du corps. En effet nous ne sommes en quête du plaisir que lorsque nous souffrons de son absence. Or maintenant nous ne sommes plus dans le manque de plaisir. Et c'est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie bienheureuse. Car il est le premier des biens naturels. Il est au principe de nos choix et refus, il est le terme auquel nous atteignons chaque fois que nous décidons quelque chose, avec, comme critère du bien, notre sensibilité. Précisément parce qu'il est le bien premier, épousant notre nature, c'est toujours lui que nous recherchons. Mais il est des cas où nous méprisons bien des plaisirs : lorsqu'ils doivent avoir pour suite des désagréments qui les surpassent ; et nous estimons bien des douleurs meilleures que les plaisirs : lorsque, après les avoir supportées longtemps, le plaisir qui les suit est plus grand pour nous. Tout plaisir est en tant que tel un bien et cependant il ne faut pas rechercher tout plaisir ; de même la douleur est toujours un mal, pourtant elle n'est pas toujours à rejeter. Il faut en juger à chaque fois, en examinant et comparant avantages et désavantages, car parfois nous traitons le bien comme un mal, parfois au contraire nous traitons le mal comme un bien. C'est un grand bien, croyons nous, que le contentement, non pas qu'il faille toujours vivre de peu en général, mais parce que si nous n'avons pas l'abondance, nous saurons être contents de peu, bien convaincus que ceux-là jouissent le mieux de l'opulence, qui en ont le moins besoin. Tout ce qui est fondé en nature s'acquiert aisément, malaisément ce qui le l'est pas. »

     

    Sénèque : De la vie heureuse (58)

    « Vivre heureusement et vivre conformément à la nature est une même chose. Ce que cette formule signifie, je vais maintenant te l'expliquer. Cela consiste à conserver nos qualités corporelles et tout ce qui est lié à notre nature avec soin, mais sans crainte ; ce sont choses fugitives et donc d'un jour ; ne subissons pas leur esclavage, ne nous laissons pas prendre par des choses qui nous sont étrangères ; tous ces suppléments qui plaisent au corps, mettons-les à la place où se trouvent dans un camp les auxiliaires et les troupes légères ; qu'ils soient à notre service et ne dominent pas, c'est ainsi seulement qu'ils sont profitables à l'âme. Qu'un homme véritable ne se laisse ni corrompre ni dominer par les choses extérieures, qu'il n'admire que lui, qu'il ait foi dans son énergie, qu'il soit prêt à l'une et à l'autre fortune, qu'il soit l'artisan de sa propre vie ; que son assurance n'aille point sans le savoir, ni le savoir sans la constance ; que les résolutions une fois prises persistent et qu'il n'y ait point de rature dans les décisions adoptées. On comprend, même si je n'ajoutais rien, qu'un tel homme aura une vie équilibrée et ordonnée, et qu'il sera dans ses actes bienveillant et magnanime. »

     

    Épictète : Manuel, § I, II, VII (125)

    « I. 1. Il y a des choses qui dépendent de nous ; il y en a d'autres qui n'en dépendent pas. Ce qui dépend de nous, ce sont nos jugements, nos tendances, nos désirs, nos aversions : en un mot, toutes les oeuvres qui nous appartiennent. Ce qui ne dépend pas de nous, c'est notre corps, c'est la richesse, la célébrité, le pouvoir ; en un mot, toutes les œuvres qui ne nous appartiennent pas. 2. Les choses qui dépendent de nous sont par nature libres, sans empêchement, sans entraves ; celles qui n'en dépendent pas, inconsistantes, serviles, capables d'être empêchées, étrangères. 3. Souviens-toi donc que si tu crois libre ce qui par nature est servile, et propre à toi ce qui t'est étranger, tu seras entravé, affligé, troublé, et tu t'en prendras aux Dieux et aux hommes. Mais, si tu crois tien cela seul qui est tien, et étranger ce qui t'est en effet étranger, nul ne pourra jamais te contraindre, nul ne t'entravera ; tu ne t'en prendras à personne, tu n'accuseras personne, tu ne feras rien malgré toi ; nul ne te nuira ; tu n'auras pas d'ennemi, car tu ne souffriras rien de nuisible. [...] VIII. Ne demande pas que ce qui arrive arrive comme tu veux. Mais veuille que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. Souviens-toi que la fin de tes désirs, c’est d’obtenir ce que tu désires, et que la fin de tes craintes, c’est d’éviter ce que tu crains. Celui qui n’obtient pas ce qu’il désire est malheureux, et celui qui tombe dans ce qu’il craint est misérable. Si tu n’as donc de l’aversion que pour ce qui est contraire à ton véritable bien, et qui dépend de toi, tu ne tomberas jamais dans ce que tu crains. Mais si tu crains la mort, la maladie ou la pauvreté, tu seras misérable. Transporte donc tes craintes, et reporte-les, des choses qui ne dépendent point de nous, sur celles qui en dépendent ; et, pour tes désirs, supprime-les entièrement pour le moment. Car, si tu désires quelqu’une des choses qui ne sont pas en notre pouvoir, tu seras nécessairement malheureux ; et, pour les choses qui sont en notre pouvoir, tu n’es pas encore en état de connaître celles qu’il est bon de désirer. En attendant donc que tu le sois, contente-toi de rechercher ou de fuir les choses, mais doucement, toujours avec des réserves, et sans te hâter. »

     

    Marc-Aurel : Pensées pour moi-même (170)

    « Ils se cherchent des retraites, chaumières rustiques, rivages des mers, montagnes : toi aussi, tu te livres d'habitude à un vif désir de pareils biens. Or, c'est là le fait d'un homme ignorant et inhabile, puisqu'il t'est permis, à l'heure que tu veux, de te retirer dans toi-même. Nulle part l'homme n'a de retraite plus tranquille, moins troublée par les affaires, que celle qu'il trouve dans son âme, particulièrement si l'on a en soi-même de ces choses dont la contemplation suffit pour nous faire jouir à l'instant du calme parfait, lequel n'est pas autre, à mon sens, qu'une parfaite ordonnance de notre âme. Donne-toi donc sans cesse cette retraite, et, là, redeviens toi-même. Trouve-toi de ces maximes courtes, fondamentales, qui, au premier abord, suffiront à rendre la sérénité à ton âme et à te renvoyer en état de supporter avec résignation tout ce monde où tu feras retour.
    Car enfin, qu'est-ce qui te fait peine ? La méchanceté des hommes ? Mais porte ta méditation sur ce principe que les êtres raisonnables sont nés les uns pour les autres ; que se supporter mutuellement est une portion de la justice, et que c'est malgré nous que nous faisons le mal ; enfin, qu'il n'a en rien servi à tant de gens d'avoir vécu dans les inimitiés, les soupçons, les haines, les querelles : ils sont morts, ils ne sont plus que cendre. Cesse donc enfin de te tourmenter. Mais peut-être ce qui cause ta peine, c'est le lot d'événements que t'a départi l'ordre universel du monde ? Remets-toi en mémoire cette alternative : ou il y a une providence, ou il n'y a que des atomes ; ou bien rappelle-toi la démonstration que le monde est comme une cité. Mais les choses corporelles, même après cela, te feront encore sentir leur importunité ? Songe que notre entendement ne prend aucune part aux émotions douces ou rudes qui tourmentent nos esprits animaux, sitôt qu'il s'est recueilli en lui-même et qu'il a bien reconnu son pouvoir propre, et toutes les autres leçons que tu as entendu faire sur la douleur et la volupté, et auxquelles tu as acquiescé sans résistance. Serait-ce donc la vanité de la gloire qui viendrait t'agiter dans tous les sens ? Regarde alors avec quelle rapidité l'oubli enveloppe toutes choses, quel abîme infini de durée tu as devant toi comme derrière toi, combien c'est vaine chose qu'un bruit qui retentit, combien changeants, dénués de jugement, sont ceux qui semblent t'applaudir, enfin la petitesse du cercle qui circonscrit ta renommée. Car la terre tout entière n'est qu'un point ; et ce que nous en habitons, quelle étroite partie n'en est-ce pas encore ? Et, dans ce coin, combien y a-t-il d'hommes, et quels hommes ! Qui célébreront tes louanges ? Il reste donc que tu te souviennes de te retirer dans ce petit domaine qui est toi-même. Et, avant tout, ne te laisse point emporter çà et là. Point d'opiniâtreté ; mais sois libre, et regarde toutes choses d'un oeil intrépide, en homme, en citoyen, en être destiné à la mort. Puis, entre les vérités les plus usuelles, objets de ton attention, place les deux qui suivent : l'une, que les choses extérieures ne sont point en contact avec notre âme, mais immobiles en dehors d'elle, et que le trouble naît en nous de la seule opinion que nous nous en sommes formés intérieurement ; l'autre, que tout ce que tu vois va changer dans un moment et ne sera plus. Remets-toi sans cesse en mémoire combien de changements se sont déjà accomplis sous tes yeux. Le monde, c'est transformation ; la vie, c'est opinion. »

     

    Sextus Empiricus : Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 12, 25-29 (190)

    « Il serait ensuite à propos d'exposer la fin de l'orientation sceptique. La fin, c'est le but de toute action ou considération, elle est elle-même sans but et c'est le dernier point où l'on tend. Nous disons jusqu'à présent que la fin du Sceptique est l'ataraxie en matière d'opinion et la modération dans ce qui est nécessaire. Après avoir commencé à philosopher sur la distinction des représentations et sur la connaissance des vraies et des fausses, de manière à atteindre l'ataraxie, il est tombé sur une discordance d'égale force qu'il s'est abstenu, faute de pouvoir le faire, de trancher ; à cette suspension du jugement, par un heureux hasard, a fait suite l'ataraxie à l'égard de ce qui est objet d'opinion. Car celui qui croit qu'une chose est par nature bonne ou mauvaise se trouble à tout propos ; lorsque ce qui lui semble un bien n'est pas à sa disposition, il pense qu'il subit en châtiment des maux réels, et il poursuit le bien, à son avis ; après l'avoir précisément atteint, il tombe dans de plus nombreux troubles pour s'élever contrairement à la raison et sans mesure, et dans la crainte de tout changement, il fait en sorte de ne pas perdre ce qu'il estime un bien. Mais celui qui est dans l'incertitude de la nature des biens ou des maux ne fuit rien, ne poursuit rien avec effort ; aussi jouit-il de l'ataraxie. Ce que l'on raconte du peintre Apelle arrive d'ordinaire au Sceptique. Peignant, dit-on, un cheval et ayant voulu reproduire par le dessin l'écume du cheval, il échoua au point de renoncer et de jeter sur le tableau l'éponge avec laquelle il enlevait les couleurs des pinceaux ; et celle-ci, par contact, reproduisit l'écume du cheval. Les Sceptiques espéraient donc parvenir à l'ataraxie en jugeant de la différence qui existe entre les apparences et les concepts ; faute de pouvoir le faire, ils suspendirent le jugement ; par un heureux hasard, l'ataraxie suivit pour eux la suspension du jugement, tout comme l'ombre suit le corps. »

     

    Hobbes, Thomas : Léviathan, I, 11 (1651)

    « Nous devons considérer que la félicité en cette vie ne consiste pas dans le repos d'une âme satisfaite. En effet, il n'existe rien de tel que cette finis ultimus (fin dernière), ou ce summum bonum (bien suprême), comme on le dit dans les livres de la morale vieillie des philosophes. Nul ne peut vivre non plus si ses désirs touchent à leur fin, non plus que si ses sensations et son imagination s'arrêtent. La félicité est une progression ininterrompue du désir allant d'un objet à un autre, de telle sorte que parvenir au premier n'est jamais que la voie menant au second. La cause en est que l'objet du désir humain n'est pas de jouir une fois seulement, et pendant un instant, mais de ménager pour toujours la voie de son désir futur. Et donc, les actions volontaires et les penchants humains ne visent pas seulement à procurer une vie heureuse, mais encore à la garantir ; et ils diffèrent seulement dans la voie qu'ils suivent. […] C'est pourquoi je place au premier rang, à titre de penchant universel de tout le genre humain, un désir inquiet d'acquérir puissance après puissance, désir qui ne cesse seulement qu'à la mort. Et la cause de cela n'est pas toujours que l'on espère une jouissance plus grande que celle qu'on vient déjà d'atteindre, ou qu'on ne peut se contenter d'une faible puissance, mais qu'on ne peut garantir la puissance et les moyens de vivre bien dont on dispose dans le présent sans en acquérir plus. C'est ce qui fait que les rois dont la puissance est la plus grande orientent leurs efforts en vue de la garantir, à l'intérieur par les lois, et à l'extérieur par les guerres. Et, quand cela est accompli, un nouveau désir succède à l'ancien : pour les uns, c'est le désir de gloire acquise lors d'une conquête ; pour les autres c'est le désir d'une vie facile et de plaisirs sensuels ; chez d'autres encore, c'est le désir d'être admirés ou flattés pour leur excellence dans tel ou tel art ou pour une autre aptitude de l'esprit. »

     

    Pascal : Pensée, 172 (1669)

    « Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. C’est que le présent d’ordinaire nous blesse. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver. Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

     

    Pensée, 136

    « Quand je m'y suis mis quelquefois à considérer les diverses agitations des hommes, et les périls et les peines où ils s'exposent, dans la cour, dans la guerre, d'où naissent tant de querelles, de passions, d'entreprises hardies et souvent mauvaises [...], j'ai découvert que tout le malheur des hommes vient d'une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. Un homme qui a assez de bien pour vivre, s'il savait demeurer chez soi avec plaisir, n'en sortirait pas pour aller sur la mer ou au siège d'une place. On n'achètera une charge à l'armée si cher, que parce qu'on trouverait insupportable de ne bouger de la ville ; et on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu'on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. Mais quand j'ai pensé de plus près, et qu'après avoir trouvé la cause de tous nos malheurs, j'ai voulu en découvrir la raison, j'ai trouvé qu'il y en a une bien effective, qui consiste dans le malheur naturel de notre condition faible et mortelle, et si misérable, que rien ne peut nous consoler, lorsque nous y pensons de près. [...] De là vient que les hommes aiment tant le bruit et le remuement ; de là vient que la prison est un supplice si horrible ; de là vient que le plaisir de la solitude est une chose incompréhensible. Et c'est enfin le plus grand sujet de félicité de la condition des rois, de ce qu'on essaie sans cesse à les divertir et à leur procurer toutes sortes de plaisirs. Le roi est environné de gens qui ne pensent qu'à divertir le roi, et à l'empêcher de penser à lui. Car il est malheureux, tout roi qu'il est, s'il y pense. »

     

    Leibniz, Gottfried Wilhelm : Essais de théodicée, 1èrepartie, § 13 (1710)

    « On dira que les maux sont grands et en grand nombre, en comparaison des biens : l'on se trompe. Ce n'est que le défaut d'attention qui diminue nos biens, et il faut que cette attention nous soit donnée par quelque mélange de maux. Si nous étions ordinairement malades et rarement en bonne santé, nous sentirions merveilleusement ce grand bien, et nous sentirions moins nos maux ; mais ne vaut-il pas mieux néanmoins que la santé soit ordinaire et la maladie rare ? Suppléons donc par notre réflexion à ce qui manque à notre perception, afin de nous rendre le bien de la santé plus sensible. Si nous n'avions point la connaissance de la vie future, je crois qu'il se trouverait peu de personnes qui ne fussent contentes à l'article de la mort de reprendre la vie à condition de repasser par la même valeur des biens et des maux, pourvu surtout que ce ne fût point par la même espèce : on se contenterait de varier, sans exiger une meilleure condition que celle où l'on avait été. »

     

    Voltaire : Encyclopédie, Article "Heureux, heureuse, heureusement" (1755)

    « Ce qu'on appelle bonheur est une idée abstraite, composée de quelques idées de plaisir : car qui n'a qu'un moment de plaisir n'est point un homme heureux, de même qu'un moment de douleur ne fait point un homme malheureux. Le plaisir est plus rapide que le bonheur, et le bonheur que la félicité. Quand on dit : « Je suis heureux dans ce moment, » on abuse du mot ; et cela ne veut dire que « J'ai du plaisir. » Quand on a des plaisirs un peu répétés, on peut dans cet espace de temps se dire heureux. Quand ce bonheur dure un peu plus, c'est un état de félicité. On est quelquefois bien loin d'être heureux dans la prospérité, comme un malade dégoûté ne mange rien d'un grand festin préparé pour lui. L'ancien adage : « On ne doit appeler personne heureux avant sa mort » semble rouler sur de bien faux principes. On dirait, par cette maxime, qu'on ne devrait le nom d'heureux qu'à un homme qui le serait constamment depuis sa naissance jusqu'à sa dernière heure. Cette série continuelle de moments agréables est impossible par la constitution de nos organes, par celle des éléments de qui nous dépendons, par celle des hommes dont nous dépendons davantage. Prétendre être toujours heureux est la pierre philosophale de l'âme ; c'est beaucoup pour nous de n'être pas longtemps dans un état triste. »

     

    Rousseau : La nouvelle Héroïse, VIII (1761)

    « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas. »

     

    Émile, de l’éducation (1762)

    « C'est l'imagination qui étend pour nous la mesure des possibles soit en bien, soit en mal, et qui par conséquent excite et nourrit les désirs par l'espoir de les satisfaire. Mais l'objet qui paraissait d'abord sous la main fuit plus vite qu'on ne peut le poursuivre; quand on croit l'atteindre, il se transforme et se montre au loin devant nous. Ne voyant plus le pays déjà parcouru nous le comptons pour rien; celui qui reste à parcourir s'agrandit, s'étend sans cesse; ainsi l'on s'épuise sans arriver au terme et plus nous gagnons sur la jouissance, plus le bonheur s'éloigne de nous. Au contraire, plus l'homme est resté près de sa condition naturelle, plus la différence de ses facultés à ses désirs est petite, et moins par conséquent il est éloigné d'être heureux. Il n'est jamais moins misérable que quand il paraît dépourvu de tout : car la misère ne consiste pas dans la privation des choses, mais dans le besoin qui s'en fait sentir. Le monde réel a ses bornes; le monde imaginaire est infini; ne pouvant élargir l'un, rétrécissons l'autre; car c'est de leur seule différence que naissent toutes les peines qui nous rendent vraiment malheureux. »

     

    D'Holbach, Paul-Henri Thiry : Essai sur les préjugés, Chap. XII (1770)

    « Tous les hommes cherchent le bonheur mais ils sont sujets à se tromper, et sur les objets dans lesquels ils le font consister et sur les moyens de les obtenir. L’ignorance, l’inexpérience, les préjugés dont ils sont continuellement abreuvés, les empêchent de distinguer le bonheur de ce qui n’en est que le signe, et leurs passions inconsidérées les aveuglent sur les routes qu’ils prennent pour se le procurer. C’est ainsi que l’argent, devenu la représentation du bonheur dans toutes les sociétés policées, est l’objet des désirs de presque tous les citoyens ; ils se persuadent qu’ils seront heureux dès qu’ils en posséderont assez pour être à portée de contenter tous leurs désirs ; et souvent ils emploient des travaux incroyables et les voies les plus déshonnêtes pour l’acquérir ; enrichis une fois ils s’aperçoivent bientôt qu’ils n’en sont pas plus avancés, que leur imagination toujours féconde leur forge des besoins fictifs avec bien plus de promptitude qu’ils ne peuvent les satisfaire ; ils trouvent que leurs passions assouvies ne leur laissent que des remords et des chagrins qui punissent leur imprudente avidité. Il en est de même de l’ambition ou du désir du pouvoir ; on regarde ce pouvoir comme un bonheur réel, on se flatte qu’il fournira les moyens de s’asservir les volontés des hommes, et de les faire concourir à ses propres desseins ; mais bientôt l’ambitieux voit ses espérances déçues ; il se sent malheureux parce que son imagination lui suggère que son pouvoir n’a pas encore toute l’étendue nécessaire pour contenter tous ses caprices et ses désirs insatiables. Il en est de même de tous les objets qui excitent les passions des hommes et que leurs tempéraments ou leurs préjugés leur font désirer comme utiles à leur bonheur. C’est ainsi que les uns soupirent après des dignités, des honneurs, des distinctions, des titres ; tandis que d’autres soupirent après la renommée, l’estime de leurs concitoyens, et d’autres plus modérés travaillent à se procurer le contentement intérieur, qui ne peut être que le fruit de la vertu. »

     

    Kant, Emmanuel : Fondements de la métaphysique de mœurs IIesection (1785)

    «  Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être  dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. Or il est impossible qu’un être fini, si  perspicace et en même temps si puissant qu’on le suppose, se fasse un concept déterminé de ce qu’il veut ici véritablement. Veut-il la richesse ? Que de soucis, que d’envie, que de pièges ne peut-il pas par là attirer sur sa tête ! Veut-il beaucoup de connaissance et de lumières ? Peut-être cela ne fera-t-il que lui donner un regard plus pénétrant pour lui représenter d’une manière d’autant plus terrible les maux qui jusqu’à présent se dérobent encore  à sa vue et qui sont pourtant inévitables, ou bien que charger de plus de besoins encore ses désirs qu’il a déjà bien assez de peine à satisfaire. Veut-il une longue vie ? Qui lui répond que ce ne serait pas une longue souffrance ?  Veut-il du moins la santé ? Que de fois l’indisposition du corps a détourné d’excès où aurait fait tomber une santé parfaite, etc… Bref, il est incapable de déterminer avec une entière certitude d’après quelque principe ce qui le rendrait véritablement heureux : pour cela il lui faudrait l’omniscience. On ne peut donc pas agir, pour être heureux, d’après des principes déterminés, mais seulement d’après des conseils empiriques, qui recommandent, par exemple, un régime sévère, l’économie, la politesse, la réserve,  etc…,  toutes choses qui, selon les enseignements de l’expérience, contribuent en thèse générale pour la plus grande part au bien être. Il suit de là que les impératifs de la prudence, à parler exactement, ne peuvent commander en rien, c’est-à-dire représenter des actions de manière objective comme pratiquement nécessaires, qu’il faut les tenir plutôt pour des conseils (consilia) que pour des commandements (praecepta) de la raison : le problème qui consiste à déterminer de façon sûre et générale quelle action peut favoriser le bonheur d’un être raisonnable est un problème tout à fait insoluble ; il n’y a donc pas à cet égard d’impératif qui puisse commander, au sens strict du mot, de faire ce qui rend heureux, parce que le bonheur est un idéal non de la raison mais de l’imagination, fondé uniquement sur des principes empiriques, dont on attendrait vainement qu’ils puissent déterminer une action par laquelle serait atteinte la totalité d’une série de conséquences en réalité infinie. »

     

    Anthropologique d’un point de vue pragmatique, § 61 (1798)

    « Mais qu'en est-il de la satisfaction (acquiescentia) pendant la vie ? - Elle n'est pas accessible à l'homme : ni dans un sens moral (être satisfait de soi-même pour sa bonne volonté) ni dans un sens pragmatique (être satisfait du bien-être qu'on pense pouvoir se procurer par l'habileté et l'intelligence). La nature a placé en l'homme, comme stimulant de l'activité, la douleur à laquelle il ne peut se soustraire afin que le progrès s'accomplisse toujours vers le mieux ; et même à l'instant suprême, on ne peut se dire satisfait de la dernière partie de sa vie que d'une manière relative (en partie par comparaison avec le lot des autres, en partie par comparaison avec nous-mêmes) ; mais on ne l'est jamais purement ni absolument. Dans la vie, être satisfait (absolument), ce serait, hors de toute activité, le repos et l'inertie des mobiles ou l'engourdissement des sensations et de l'activité qui leur est liée. Un tel état est tout aussi incompatible avec la vie intellectuelle de l'homme que l'immobilité du coeur dans un organisme animal, immobilité à laquelle, si ne survient aucune nouvelle excitation (par la douleur), la mort fait suite inévitablement. »

     

    Bentham, Jeremy : Introduction aux principes de morale et de législation, Chap. IV, § 5-6 (1789)

    « Afin de rendre compte exactement de l'orientation générale de n'importe quel acte par lequel les intérêts d'une communauté sont affectés, procédez comme suit. Commencez avec n'importe laquelle des personnes dont les intérêts semblent les plus immédiatement être affectés par cet acte, et tenez compte de :

    1. La valeur de chaque plaisir distinctif qui semble être produite par l'acte en premier lieu.
    2. La valeur de chaque douleur qui semble être produite par l'acte en premier lieu.
    3. La valeur de chaque plaisir qui semble être produit par l'acte à la suite du premier plaisir. Cela constitue la fécondité du premier plaisir et l'impureté de la première douleur.
    4. De la valeur de chaque douleur qui semble être produite par l'acte à la suite de la première douleur. Ceci constitue la fécondité de la première douleur, et l'impureté du premier plaisir.
    5. Récapitulez toutes les valeurs de tous les plaisirs d'un côté, et celles de toutes les douleurs de l'autre. Le solde, s'il est du côté du plaisir, donnera la tendance bonne [good tendency] de l'acte dans son ensemble, eu égard aux intérêts de cette personne individuelle ; s'il est du côté de la douleur, il donnera la tendance mauvaise de l'acte d'un point de vue global.
    6. Prenez en compte le nombre de personnes dont les intérêts semblent être concernés, et répétez le processus ci-dessus pour chacun d'eux. Récapitulez les nombres exprimant les degrés de tendance bonne que possède l'acte, en ce qui concerne chaque individu pour lequel la tendance de l'acte est bonne dans l'ensemble : faites de même pour chaque individu, pour lequel la tendance de l'acte est mauvaise dans l'ensemble. Faites le solde ; lequel, s'il est du côté du plaisir, vous donnera la tendance au bien générale de l'acte, eu égard au nombre total ou à la communauté des individus concernés ; et qui, s'il est du côté de la douleur, donnera la tendance au mal générale, par rapport à la même communauté.

    On ne doit pas s'attendre à ce que ce procédé soit strictement appliqué préalablement à tout jugement moral, ou à toute opération d'ordre législatif ou judiciaire. Toutefois, il peut toujours être gardé à l'esprit : et plus le procédé réellement poursuivi à ces occasions en sera proche, plus il sera proche d'un procédé exact. »

     

    Schopenhauer, Arthur : Le Monde comme Volonté et comme Représentation, III, § 38 (1818)

    « Nous avons trouvé dans la contemplation esthétique deux éléments inséparables : la connaissance de l’objet considéré non comme chose particulière, mais comme idée platonicienne, c’est-à-dire comme forme permanente de toute une espèce de choses ; puis la conscience, celui qui connaît, non point à titre d’individu, mais à titre de sujet connaissant pur, exempt de volonté. Nous avons également vu la condition nécessaire pour que ces deux éléments se montrent toujours réunis : il faut renoncer à la connaissance liée au principe de raison, laquelle cependant est seule valable pour le service de la volonté comme pour la science.— Nous allons voir également que le plaisir esthétique, provoqué par la contemplation du beau, procède de ces deux éléments ; c’est tantôt l’un, tantôt l’autre qui nous le procure davantage, selon l’objet de notre contemplation esthétique. Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir qui est satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus, le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême lui-même n’est qu’apparent : le désir satisfait fait placé aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain. — Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un : l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or sans repos le véritable bonheur est impossible. Ainsi le sujet du vouloir ressemble à Ixion attaché sur une roue qui ne cesse -de tourner, aux Danaïdes qui puisent toujours pour emplir leur tonneau, à Tantale éternellement altéré. Mais vienne une occasion extérieure ou bien une impulsion interne qui nous enlève bien loin de l’infini torrent du vouloir, qui arrache la connaissance à la servitude de la volonté, désormais notre attention ne se portera plus sur les motifs du vouloir ; elle concevra les choses indépendamment de leur rapport avec la volonté, c’est-à-dire qu’elle les considérera d’une manière désintéressée, non subjective, purement objective ; elle se donnera entièrement aux choses, en tant qu’elles sont de simples représentations, non en tant qu’elles sont des motifs : nous aurons alors trouvé naturellement et d’un seul coup ce repos que, durant notre premier asservissement à la volonté, nous cherchions sans cesse et qui nous fuyait toujours ; nous serons parfaitement heureux. Tel est l’état exempt de douleur qu’Épicure vantait si fort comme identique au souverain bien et à la condition divine : car tant qu’il dure nous échappons à l’oppression humiliante de la volonté ; nous ressemblons à des prisonniers qui fêtent un jour de repos, et notre roue d’Ixion ne tourne plus. Mais cet état est justement celui que j’ai signalé tout à l’heure à titre de condition de la connaissance de l’idée ; c’est la contemplation pure, c’est le ravissement de l’intuition, c’est la confusion du sujet et de l’objet, c’est l’oubli de toute individualité, c’est la suppression de cette connaissance qui obéit au principe de raison et qui ne conçoit que des relations ; c’est le moment où une seule et identique transformation fait de la chose particulière contemplée l’idée de son espèce, de l’individu connaissant, le pur sujet d’une connaissance affranchie de la volonté ; désormais sujet et objet échappent, en vertu de leur nouvelle qualité, au tourbillon du temps et des autres relations. Dans de telles conditions, il est indifférent d’être dans un cachot ou dans un palais pour contempler le coucher du soleil. Une impulsion intérieure, une prépondérance de la connaissance sur le vouloir peuvent, quelles que soient les circonstances concomitantes, occasionner cet état. Ceci nous est attesté par ces merveilleux peintres hollandais qui ont- contemplé d’une intuition si objective les objets les plus insignifiants et qui nous- ont donné dans leurs tableaux d’intérieur une preuve impérissable de leur objectivité, de leur sérénité d’esprit ; un homme de goût ne peut contempler leur peinture sans émotion, car elle trahit une âme singulièrement tranquille, sereine et affranchie de la volonté ; un pareil état était nécessaire pour qu’ils pussent contempler d’une manière si objective, étudier d’une façon si attentive des choses si insignifiantes et enfin exprimer cette intuition avec une exactitude si judicieuse : d’ailleurs, en même temps que leurs œuvres nous invitant a prendre notre part de leur sérénité, il arrive que notre émotion s’accroît aussi par contraste ; car souvent notre âme se trouve alors en proie à l’agitation et au trouble qu’y occcasionne la violence du vouloir. C’est dans ce même esprit que des peintres de paysage, particulièrement Ruysdael, ont souvent peint des sites parfaitement insignifiants, et ils ont par là même produit le même effet d’une manière plus agréable encore. Il n’y a que la force intérieure d’une âme artiste pour produire de si grands effets ; mais cette impulsion objective de l’âme se trouve facilitée et favorisée par les objets extérieurs qui s’offrent à nous, par l’exubérance de la belle nature qui nous invite et qui semble nous contraindre à la contempler. Une fois qu’elle s’est présentée à notre regard, elle ne manque jamais de nous arracher, ne fût-ce que pour un instant, à la subjectivité et à la servitude de la volonté ; elle nous ravit et nous transporte dans l’état de pure connaissance. Aussi un seul et libre regard jeté sur la nature suffit-il pour rafraîchir, égayer et réconforter d’un seul coup celui que tourmentent les passions, les besoins et les soucis : l’orage des passions, la tyrannie du désir et de la crainte, en un mot toutes les misères du vouloir lui accordent une trêve immédiate et merveilleuse. C’est qu’en effet, du moment où, affranchis du vouloir, nous nous sommes absorbés dans la connaissance pure et indépendante de la volonté, nous sommes entrés dans un autre monde, où il n’y a plus rien de tout ce qui sollicite notre volonté et nous ébranle si violemment. Cet affranchissement de la connaissance nous soustrait à ce trouble d’une manière aussi parfaite, aussi complète que le sommeil et que le songe : heur et malheur sont évanouis, l’individu est oublié ; nous ne sommes plus l’individu, nous sommes pur sujet connaissant : nous sommes simplement l’œil unique du monde, cet œil qui appartient à tout être connaissant, mais qui ne peut, ailleurs que chez l’homme, s’affranchir absolument du service de la volonté ; chez l’homme toute différence d’individualité s’efface si parfaitement qu’il devient indifférent de savoir si l’œil contemplateur appartient à un roi puissant ou bien à un misérable mendiant. Car ni bonheur ni misère ne nous accompagnent à ces-hauteurs. Cet asile, dans lequel nous échappons à toutes nos peines, est situé bien près de nous ; mais qui a la force de s’y maintenir longtemps ? Il suffit qu’un rapport de l’objet purement contemplé avec notre volonté ou notre personne se manifeste à la conscience : le charme est rompu ; nous voilà retombés dans la connaissance soumise au principe de raison ; nous prenons connaissance non plus de l’Idée, mais de la chose particulière, de l’anneau de cette chaîne, à laquelle nous appartenons aussi nous-mêmes ; nous sommes, encore une fois, rendus à toute notre misère. — La plupart des hommes s’en tiennent le plus souvent à cette dernière condition ; car l’objectité, c’est-à-dire le génie, leur manque totalement. »

     

    Mill, John Stuart : Autobiographie, Chap. 5 (1873)

    « J'ai toujours été convaincu que le bonheur est le critère de toutes les règles de conduite ainsi que le but de la vie. Mais aujourd'hui je pense en outre que ce but, on ne peut l'atteindre que si l'on n'en fait pas un but direct. Seuls sont heureux ceux qui fixent leur esprit sur autre chose que sur leur propre bonheur ; sur le bonheur d'autrui, sur le progrès de l'humanité, voire sur quelque art ou quelque recherche, auxquels ils s'attachent non comme à un moyen, mais comme à une fin idéale. Visant ainsi autre chose, ils trouvent le bonheur au passage. Les joies de la vie suffisent à en faire quelque chose d'agréable tant qu'elles sont saisies en passant[1], tant qu'elles n'en deviennent pas l'objet principal. Il suffit qu'elles le deviennent pour qu'immédiatement elles se révèlent insuffisantes. Elles ne résisteront pas à un examen en profondeur. Demandez-vous si vous êtes heureux et vous cessez de l'être sur-le-champ. La seule chose à faire est de considérer non pas le bonheur, mais une autre fin extérieure à lui, comme le but de la vie. Que votre conscience, votre perspicacité, votre examen intérieur s'épuisent sur cette fin ; et si les circonstances vous sont favorables, vous respirerez le bonheur en respirant l'air ambiant, sans vous y attarder, sans y penser, sans l'anticiper en imagination et sans faire fuir les impressions fatales. »

     

    Nietzsche, Friedrich : Seconde considération intempestive (1874)

    « Dans le plus petit comme dans le plus grand bonheur, il y a toujours quelque chose qui fait que le bonheur est un bonheur : la possibilité d'oublier, ou pour dire en termes plus savants, la faculté de se sentir pour un temps en dehors de l'histoire. L'homme qui est incapable de s'asseoir au seuil de l'instant en oubliant tous les évènements passés, celui qui ne peut pas, sans vertige et sans peur se dresser un instant tout debout comme une victoire, ne saura jamais ce qu'est un bonheur et ce qui est pareil ne fera jamais rien pour donner du bonheur aux autres. Imaginez l'exemple extrême: un homme qui serait incapable de rien oublier et qui serait condamné à ne voir partout qu'un devenir; celui la ne croirait plus en soi il verrait tout se dissoudre en une infinité de points mouvants et finirait par se perdre dans ce torrent du devenir. Finalement en vrai disciple d'Héraclite il n'oserait même plus bouger un doigt. Tout acte exige l'oubli comme la vie des êtres organiques exige non seulement la lumière mais aussi l'obscurité. Un homme qui ne voudrait rien voir qu'historiquement serait pareil à celui qu'on forcerait à s'abstenir de sommeil ou à l'animal qui ne devrait vivre que de ruminer et de ruminer sans fin. Donc, il est possible de vivre presque sans souvenir et de vivre heureux, comme le démontre l'animal mais il est impossible de vivre sans oublier. Ou plus simplement encore, il y a un degré d'insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, qu'il s'agisse d'un homme d'une nation ou d'une civilisation. »

     

     

    Freud, Sigmund : Malaise dans la civilisation, Ch.2 (1930)

    « Quels sont les desseins et les objectifs vitaux trahis par la conduite des hommes, que demandent-ils à la vie, et à quoi tendent-ils ? On n’a guère de chance de se tromper en répondant : ils tendent au bonheur ; les hommes veulent être heureux et le rester. Cette aspiration a deux faces, un but négatif et un but positif : d’un côté éviter douleur et privation de joie, de l’autre rechercher de fortes jouissances. En un sens plus étroit, le terme «bonheur» signifie seulement que ce second but a été atteint. En corrélation avec cette dualité de buts, l’activité des hommes peut prendre deux directions, selon qu’ils cherchent - de manière prépondérante ou même exclusive - à réaliser l’un ou l’autre. On le voit, c’est simplement le principe du plaisir que détermine le but de la vie, qui gouverne dès l’origine les opérations de l’appareil psychique ; aucun doute ne peut subsister quant à son utilité, et pourtant l’univers entier - le macrocosme aussi bien que le microcosme - cherche querelle à son programme. Celui-ci est absolument irréalisable ; tout l’ordre de l’univers s’y oppose ; on serait tenté de dire qu’il n’est point entré dans le plan de la « Création » que l’homme soit " heureux ". Ce qu’on nomme bonheur, au sens le plus strict, résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins ayant atteint une haute tension, et n’est possible de par sa nature que sous forme de phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation qu’a fait désirer le principe du plaisir n’engendre qu’un bien-être assez tiède ; nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l’état lui-même ne nous en procure que très peu. Ainsi nos facultés de bonheur sont déjà limitées par notre constitution. Or, il nous est beaucoup moins difficile de faire l’expérience du malheur. La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre corps qui, destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut même se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse ; du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir ; la troisième menace enfin provient de nos rapports avec les autres êtres humains. La souffrance issue de cette source nous est plus dure peut-être que toute autre ; nous sommes enclins à la considérer comme un accessoire en quelque sorte superflu, bien qu’elle n’appartienne pas moins à notre sort et soit aussi inévitable que celles dont l’origine est autre. Ne nous étonnons point si sous la pression de ces possibilités de souffrance, l’homme s’applique d’ordinaire à réduire ses prétentions au bonheur (un peu comme le fit le principe du plaisir en se transformant sous la pression du monde extérieur en ce principe plus modeste qu’est celui de la réalité), et s’il s’estime heureux déjà d’avoir échappé au malheur et surmonté la souffrance ; si d’une façon très générale la tâche d’éviter la souffrance relègue à l’arrière-plan celle d’obtenir la jouissance. La réflexion nous apprend que l’on peut chercher à résoudre ce problème par des voies très diverses ; toutes ont été recommandées par les différentes écoles où l’on enseignait la sagesse ; et toutes ont été suivies par les hommes. »

     

    Schlick, Moritz : Questions d'éthique, VIII, 10 (1930)

    « Chacun sait, ou l'expérience le lui apprend avec l'âge, que le bonheur semble d'autant plus s'éloigner qu'on cherche ardemment à l'atteindre. On ne peut pas lui courir après. On ne peut pas le chercher, parce qu'on ne peut pas le reconnaître de loin et qu'il ne se dévoile que soudain, lorsqu'il est là. Le bonheur ? Ce sont ces quelques minutes dans une vie où le monde devient tout à coup parfait, par un concours de circonstances imperceptibles. La chaleur d'une main, la vue d'une eau cristalline ou le chant d'un oiseau : comment pourrait-on « chercher à atteindre » des choses de ce genre ? Mais ce ne sont pas non plus toutes ces choses qui comptent, mais seulement la disposition d'âme qu'elles rencontrent. Ce qui importe c'est que l'âme soit capable de vibrer au bon moment, que ses cordes n'aient pas été détendues par les sons qui en ont été tirés jusque-là, que les accès aux joies les plus élevées ne soient pas encrassés. Mais l'homme peut veiller à tout cela, à la réceptivité, à la pureté de l'âme. Il ne peut pas attirer le bonheur, mais il peut disposer toute son existence de manière à être prêt, à tout moment, à le recevoir quand il vient ».

     

    Arendt, Hannah : La Condition de l’homme moderne, Chap. III, §1 (1958)

    « Le bonheur du travail, c'est que l'effort et sa récompense se suivent d'aussi près que la production et la consommation des moyens de subsistance, de sorte que le bonheur accompagne le processus tout comme le plaisir accompagne le fonctionnement d'un corps en bonne santé. Le « bonheur du plus grand nombre » dans lequel nous généralisons et vulgarisons la félicité dont la vie terrestre a toujours joui, a conceptualisé en idéal la réalité fondamentale de l'humanité travailleuse. Le droit de poursuivre ce bonheur est, certes, aussi indéniable que le droit de vivre ; il lui est même identique. Mais il n'a rien de commun avec la chance qui est rare, ne dure pas et que l'on ne peut pas poursuivre, car la chance, la fortune, dépendent du hasard et de ce que le hasard donne et reprend, bien que la plupart des gens en « poursuivant le bonheur » courent après la fortune et se rendent malheureux même quand ils la rencontrent, parce qu'ils veulent conserver la chance et en jouir comme d'une abondance inépuisable de « biens ». Il n'y a pas de bonheur durable hors du cycle prescrit des peines de l'épuisement et des plaisirs de la régénération, et tout ce qui déséquilibre ce cycle - pauvreté, dénuement où la fatigue est suivie de misère au lieu de régénération, ou grande richesse et existence oisive où l'ennui remplace la fatigue, où les meules de la nécessité, de la consommation et de la digestion écrasent à mort, impitoyables et stériles, le corps impuissant - ruine l'élémentaire bonheur qui vient de ce que l'on est en vie. »