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Une perspective historique de la langue régionale

Publié le May 7, 2019 Modifié le : Mar 23, 2021

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Le  Tuesday, May 7, 2019

Une perspective historique de la langue régionale

Une perspective historique de la langue régionale

  • Langue régionale et langue officielle (Extrait du DEA - Roland Boyer - Lambesc 2004)

     

    Une perspective historique

     

    Il est commode d’admettre que le choix d’une langue officielle par l’Etat français s’est exprimé pour la première fois avec détermination dans l’ordonnance du 10 Août 1539 dite de Villers-Cotterets. Elle a été précédée de divers autres actes du pouvoir, marqués par des voltes-faces devant les protestations des correspondants du pouvoir central, et surtout par une ambiguïté foncière : l’objectif avoué est de rapprocher l’usager du langage officiel en détrônant le latin, objectif qui ne peut justifier qu’on utilise le français en terre occitanophone.

     

    La question ne se pose d’ailleurs que pour la langue d’Oc, disposant seule d’une longue tradition d’usage écrit littéraire et administratif. Le terme de “langage maternel françois”, qui est celui de l’édit, a fait pourtant l’objet de débats où on n’excluait pas de l’entendre comme la langue vernaculaire quelle qu’elle soit. Mais l’interprétation favorable à l’usage de la langue parlée par l’administration centrale l’emporte. Un texte royal de 1670 institue logiquement l’interprétariat auprès des tribunaux, dont on sait qu’il a existé par exemple à Marseille jusqu’à la fin du XIX° siècle.

     

    Bien vite la marginalisation de la langue d’Oc révèle deux objectifs inconciliables. Imposée au nom de la transparence envers les administrés, elle ne peut occulter le caractère fallacieux de l’argument, elle témoigne d’un autre dessein visant l’unification linguistique de la population du royaume.

     

    Toute précaution de langage a disparu au siècle des Lumières. “Si […] la nation est une par rapport au gouvernement, il ne peut y avoir dans sa manière de parler qu’un usage légitime, celui de la Cour et des gens de Lettres […] Tout autre usage qui s’en écarte […] ne fait ni une Langue ou un Idiome à part, ni un Dialecte de la Langue Nationale ; c’est un Patois, abandonné à la populace des provinces”. Ainsi s’exprime le grammairien Beauzée dans l’Encyclopédie de Diderot. Quelques décennies plus tard, le “langage de la Cour” devient celui du pouvoir républicain.

     

    Cet étrange glissement s’exprime dans les assemblées révolutionnaires avec une vigueur qui ne s’interdit pas l’insulte. “Combien de dépenses n’avons-nous pas faites pour la traduction des lois des deux premières assemblées nationales dans les divers idiomes parlés en France”, s’exclame Bertrand Barère devant le Comité de Salut Public dont il est membre dans sa séance du 27 Janvier 1794. “Comme si c’était à nous de maintenir ces jargons barbares et ces idiomes grossiers qui ne peuvent plus servir que les fanatiques et les contre-révolutionnaires !”

     

    Un peu mieux éclairé sur le sujet, l’Abbé Grégoire, qui reconnaît aux seuls patois de langue d’Oc un minimum de valeur, préconise d’en recueillir un florilège dans une visée de conservation patrimoniale, en concluant tout aussi obligeamment par une allusion à l’antique : “Il faut chercher des perles jusque dans le fumier d’Ennius”.

     

    La continuité en la matière entre l’idéologie royale et révolutionnaire, renforcée par la sacralisation de l’unité nationale assimilée à l’uniformité linguistique, que la défaite de 1870 portera à son paroxysme, est évidemment la source d’un conflit permanent entre une idéologie nationale où le cadre centraliste tend à s’assimiler à l’idée républicaine elle-même et l’affirmation identitaire qui parcourt toute l’Europe au XIX° siècle dans le sillage même de la propagation des idées révolutionnaires.

     

    Pour les régions occitanes, la période est dominée par la personnalité complexe de Frédéric Mistral, symbole incontesté de la “renaissance”, qui se heurte à une vive et sourcilleuse critique de la part des milieux intellectuels habités par le nationalisme centralisateur, parmi lesquels le progressisme politique et social tenait une place de choix. L’idéologie nationaliste s’allie avec le conformisme des modèles dominants pour dévaluer jusqu’aux indices de l’identité régionale. Dans ses “Provençalismes corrigés” (Digne, 1836), Charles de Gabrielli met ainsi en garde ses lecteurs pourtant provençaux par définition, qui seraient par exemple tentés d’utiliser en français le mot “qué ?” (n’est-ce pas ?). “C’est comme si vous aviez “Je suis Provençal” inscrit en lettres de feu sur votre front.”

     

     De la coexistence inégale à la langue unique

     

    L’expansion de l’instruction primaire pose la question linguistique avec acuité, dès lors qu’elle dépasse l’alphabétisation de masse des siècles classiques, qui prenait volontiers pour base la reconnaissance des lettres dans le missel latin, et qui s’accommodait grosso modo des langues régionales. “L’instruction primaire n’est guère avancée dans la commune d’Esquioule, malgré que cette commune ait un instituteur communal et quatre instituteurs libres […] ils ne parlent que le basque, il est impossible de leur faire rien comprendre”, déclare l’inspecteur d’Académie des Basses-Pyrénées à l’époque de l’enquête de Guizot.

     

    Tout au long de l’introduction massive de l’usage du français qui va suivre, les efforts et les projets réclamant un enseignement pour les langues régionales foisonnent. L’épineuse question des risques politiques de cet enseignement est fréquemment résolue par ses partisans en justifiant une prise en compte partielle de leur enseignement comme auxiliaire de celui du français. On en prendra comme exemple en Provence l’œuvre pédagogique de Joseph Lhermitte (en religion Frère Savinien, 1844-1920), ou encore la “Grammaire du Peuple ou Grammaire Française expliquée au moyen du Provençal” de Louis Masse (Digne, 1840), qui s’ouvre par un échange de courrier entre l’auteur et M. Chautard, l’Inspecteur des écoles primaires : “Le patois étant ici la langue maternelle, lui écrit ce dernier, devra donc être le point de départ et le terme de comparaison. C’est une idée heureuse et qui pourra devenir féconde.”

     

    Au début des “Lectures ou Versions Provençales-Françaises, cours préparatoire et cours élémentaire” (1897), Joseph Lhermitte cite les nombreux encouragements officiels qu’il a reçus. Le célèbre linguiste Michel Bréal déclare : “Le patois est le plus utile auxiliaire de l’enseignement du français”. De telles citations d’autorités universitaires ou académiques, avidement recueillies par les promoteurs de l’enseignement des langues régionales, abondent au long de la période. La forme la plus remarquable de l’argument s’appuie sur le rôle qu’on attribuait alors au latin dans le maniement d’une langue française parfaitement structurée au regard des idéaux stylistiques valorisés, tout autant que de ses standards linguistiques et orthographiques. “La langue d’oc, appelée le latin des classes primaires du Midi”, note le compte-rendu au Journal Officiel de la séance du 9 Avril 1896 du Congrès des Sociétés savantes de Paris et des départements. On dira plus crûment aussi “le latin des pauvres.”

     

    La situation pose le problème pédagogique crucial de la méthode. Faut-il enseigner le français par l’usage exclusif de cette langue dans l’école, comme l’impose le règlement scolaire national des écoles primaires élémentaires du 18 Janvier 1887 qui y officialise pour la première fois l’interdiction des langues régionales (“le français sera seul en usage dans l’école”), ou par la langue régionale sur le modèle des langues étrangères, et, sans doute d’après l’image de l’interprétariat, en faisant une grande place au travail de traduction d’une langue dans l’autre, principe qui est mis en pratique dans nombre de manuels de l’époque, et dont les “Versions” de Joseph Lhermitte sont évidemment un exemple. L’ensemble de ces questions est détaillé avec beaucoup d’informations et des analyses approfondies dans l’article de Sonia Branca cité en référence.

     

    Le modèle monolingue choisi par les pouvoirs publics s’impose, appuyée par l’usage largement répandu du “signe”, ainsi décrit par M. B. Boitiat, Inspecteur primaire à Barcelonnette en 1893 : “Il s’agit, pour le possesseur (de la pièce jouant le rôle de “signe”) de se débarrasser du sou en le donnant à un autre élève qu’il aura surpris prononçant seulement un mot de patois”. “Le dernier possesseur de l’objet recevait une punition” dont Michel Baris, dans son ouvrage très documenté “Langue d’Oïl contre Langue d’Oc” a dressé la liste : verbes à conjuguer, corvées diverses, nettoyage des sanitaires, fouet, coups de règle, pain sec chez les internes... L’inspecteur cite l’un de ses enseignants qui l’applique : “Peu à peu, le patois disparaît de l’école, de la cour, de la rue, de la famille même. Chacun y gagne, et personne ne proteste contre mon procédé, que j’ai tout lieu de croire bon.”

     

     

    Du combat revendicatif vers la reconnaissance officielle

     

    Mais les partisans d’un enseignement des langues régionales n’abandonnent pas la partie. La revendication ne faiblit pas entre les deux guerres, et commence à porter ses premiers fruits avec la création de six chaires d’Université et 21 chaires d’enseignement en lycée. Le ton se radicalise, le débat concerne désormais le milieu de la vie politique autant que le milieu intellectuel. De nombreux journaux prennent fait et cause pour ou contre cet enseignement, et on citera l’article du quotidien “Excelsior” du 13 Juin 1923 : “Le Midi est à la veille de devenir bilingue comme la Belgique, avec la renaissance et la reconnaissance officielle de la langue d’oc […] Ce sera un acte de justice et de liberté”. Proclamations qui attirent des rejets tout aussi violents que ceux de l’époque révolutionnaire : “On voudrait nous ramener aujourd’hui sous la domination des patois, déclare en 1924 Edouard Herriot dans un discours de campagne électorale à Roubaix ; des patois que les réactionnaires de nos jours essayent d’introduire, comptant sur l’ignorance pour détruire la République elle-même”.

     

    La revendication continue à s’exprimer même sous le régime de Vichy, elle donne lieu, par l’action du Secrétaire d’Etat à l’Education Nationale et à la jeunesse Jérôme Carcopino, à l’arrêté du 27 Décembre 1941 autorisant d’enseigner la langue régionale dans les locaux des écoles en dehors des heures scolaires. L’action qui va faire céder le barrage se prépare dans la clandestinité et aboutit en 1945 à la création de l’Institut d’Etudes Occitanes, auquel on doit reconnaître un rôle majeur dans l’adoption de la loi du 11 Janvier 1951, dite “Loi Deixonne”, “relative à l’enseignement des langues et dialectes locaux”. La loi autorise l’enseignement des langues régionales à tous les niveaux scolaires et universitaires. Elle l’autorise sous sa forme orale et écrite. Elle dresse pour la première fois la liste des langues en question (celle qui nous concerne est désignée par le terme d’occitan). Elle en instaure la facultativité pour les élèves.

     

    Les textes officiels et la situation présente

     

    C’est sous le régime de la loi Deixonne que va se préparer la situation actuelle jusqu’à son abrogation et son remplacement par deux articles du Code de l’Education en 2000. Les étapes les plus marquantes pour notre propos seront la création du CAPES d’Occitan-Langue d’Oc, et celle de l’enseignement bilingue par la circulaire du 25 Avril 1995, rédigée dans le contexte du développement des écoles bilingues associatives, qui étend également le nombre d’heures d’enseignement de la langue de une à trois dans le premier degré, et qui institue la possibilité d’utiliser la langue régionale comme langue d’enseignement même hors du statut bilingue.

     

    Les articles L 312-1a et 11 du Code de l’Education remplacent à présent la loi Deixonne. Ils réaffirment la possibilité de l’enseignement de langue régionale tout au long de la scolarité, et enrobe dans une formule floue l’enseignement en langue, non sans y accoler l’immuable référence à l’utilité de la langue régionale pour l’enseignement du français : “Les maîtres sont autorisés à recourir aux langues régionales chaque fois qu’ils peuvent en tirer profit pour leur enseignement, notamment pour l’étude de la langue française”. Elément remarquable : la facultativité de l’enseignement pour les élèves a cessé d’être mentionnée. On peut le comprendre dans la mesure où les textes d’application s’attachent à donner un statut autant que possible analogue aux langues vivantes étrangères et aux langues régionales. Or, l’enseignement de l’une au moins de ces langues est obligatoire à l’école, son choix dépend du projet d’école, lui-même soumis à l’approbation de l’Administration.

     

    Un volumineux ensemble de textes est rassemblé dans un encart spécial du bulletin officiel de l’Education Nationale, n° 33 en date du 13/9/2001. Dans les orientations de ces textes, on retiendra que la langue régionale qui nous concerne est désormais dénommée “Occitan-langue d’Oc”, vestige des préférences qui ont opposé les tendances occitanistes et mistraliennes, ces dernières actuellement en débat interne en Provence sur la question de l’unité même de la langue. Une circulaire de 1975, actuellement abrogée, prescrivait d’enseigner la langue régionale sous la forme linguistique en usage dans la zone où elle est étudiée, et “dans la graphie la plus appropriée à cet usage”.

     

    A l’école primaire, on notera que le cadre général de l’enseignement est celui des programmes nationaux, concernant la langue vivante étrangère ou régionale, mais qu’il comporte des éléments propres définis par les textes spécifiques concernant la langue régionale. Double source, donc, de la législation comme de la réglementation, qui conditionne évidemment les choix didactiques. On retiendra que la langue régionale peut être la seule langue enseignée, qu’elle peut être associée à une langue étrangère, et qu’elle peut donner lieu à un enseignement comparatif avec des langues étrangères de même famille linguistique, démarche qui suscite chez les maîtres une vive curiosité.

     

    Enfin, il nous faut souligner l’évolution du problème au regard de l’évolution de la situation linguistique des langues régionales. A mesure que le français s’imposait comme langue maternelle des écoliers, la problématique glisse d’un projet de structurer par l’école la pratique d’une langue d’usage à celle qui consiste à en assurer la récupération par l’action éducative publique là où une volonté politique périmée mais très prégnante en a provoqué la marginalisation.

     

    Extrait de DEA - Roland Boyer - Lambesc 2004