Esprit critique, es-tu là ?
Denis Caroti, chargé de mission Esprit Critique
Aline Chirouze, professeure des écoles
Après les douloureux événements de 2015, la réaction de notre institution fut, entre autres, de mettre en avant la nécessité de développer l’éducation aux médias, à l’information et de renforcer l’esprit critique des élèves, dès le plus jeune âge1. Devant la diffusion virale des fake news, des désinformations en tous genres et de scénarios conspirationnistes, il fallait donner aux élèves les clés pour ne pas tomber dans les pièges des manipulations idéologiques et prévenir aussi l’adhésion à toute forme de pensée extrême2 qui mettrait en danger non seulement l’individu mais également la société. L’enseignement de l’esprit critique comporte donc non seulement un enjeu intellectuel mais également des enjeux éthiques et politiques: il est par là même une composante essentielle de l’éducation à la citoyenneté.
Nous, éducateurs et formateurs intervenant quotidiennement sur ces thématiques, devons impérativement en avoir conscience pour définir avec justesse les contenus de cet enseignement mais également bien construire les problématiques professionnelles à résoudre et interroger sans cesse nos choix pédagogiques comme notre posture.
Transmettre des connaissances, développer des compétences d’analyse méthodique et de problématisation
Précisons tout d’abord quelques éléments de base : parler d’esprit critique comme d’une simple compétence qui s’apprendrait de la même manière que savoir résoudre une équation du second degré ou commenter un texte n’est pas très satisfaisant. En revanche, parler des individus, de chacun d’entre nous, du sujet qui pense, juge et agit est bien plus pertinent. Car c’est ainsi, nous pensons (assurément, et même si parfois ce n’est pas facile). Si notre système cognitif est assez bien équipé de ce côté-là pour la plupart des cas et pour bon nombre de situations quotidiennes, il nous engage aussi dans des raisonnements erronés et autres biais cognitifs. Cet écart entre un traitement automatique de l’information par un système heuristique, et des processus analytiques plus élaborés3 peut être néanmoins comblé : on peut entraîner, former, automatiser l’utilisation de savoir-faire efficaces, on peut développer des capacités à distinguer ce qui correspond ou non à la réalité. L’objectif est évidemment de permettre à chacun d’opérer les meilleurs choix. Or indéniablement, la représentation du monde que l’on se construit façonne nos opinions et détermine nos actions. Il semble alors raisonnable de penser que plus exactes seront nos connaissances, plus adéquates seront nos décisions. Pour y parvenir, il est nécessaire de posséder un certain nombre de connaissances sur lesquelles ajuster au mieux nos croyances4 et c’est bien pourquoi éduquer à l’esprit critique s’inscrit d’autant mieux dans un cadre pédagogique en lien avec les disciplines : l’esprit critique ne s’exerce pas à vide. Il faut également franchir les frontières disciplinaires et les rendre capables de rechercher, mobiliser et synthétiser des connaissances multiples pour affronter toute expérience de vie, a disciplinaire par définition; la problématiser, mettre au jour les normes et les valeurs en tension avant de se questionner sur la manière la plus juste d’agir.
Cultiver un esprit interrogateur et des vertus, partager des valeurs et favoriser l’engagement éthique
Mais l’érudition et les capacités méthodiques ne suffisent pas à être un «bon» penseur critique. Car on peut être bon (au sens de performant, adroit) sans être une bonne personne, sans juger et agir de manière éthique. Ainsi dans la perspective de favoriser une citoyenneté engagée et responsable, un objectif complémentaire de cette formation aux compétences cognitives et aux connaissances académiques pourrait être de former non pas la pensée critique mais plutôt des penseurs critiques.
Pour prendre une décision juste, il faut certes interroger le monde et les informations qui nous parviennent mais également exercer son esprit critique sur soi-même en prenant conscience et en évaluant ce qui pèse sur nos choix : nos opinions, nos émotions, notre environnement, l’influence des autres... Faire tout ceci, c’est engager nos élèves dans un cheminement intellectuel de type philosophique tel que le définit Michel Foucault : « un travail critique de la pensée sur elle-même » au cours duquel ils renonceraient à légitimer à tout prix leurs croyances « pour entreprendre de savoir comment et jusqu’où il serait possible (et juste) de penser autrement »5.
Il faut aussi aborder la dimension axiologique des prises de décision – quelles valeurs pour agir et guider nos choix ?– favorisant la réflexion sur les critères de ce qui est juste tout en partageant les valeurs républicaines comme horizon commun6 et les normes légales qui s’imposent à tous. De là nous sommes confrontés à une problématique de taille nous imposant de trouver la posture adéquate qui ne serait ni dogmatique, ni moralisatrice, ni relativiste au sens «tout-se-vautiste».
C’est ainsi que l’enseignement de l’esprit critique dépasse la seule formation intellectuelle : il vise la (trans)formation de la personne par le développement de certaines vertus intellectuelles et morales avec l’espoir de motiver la participation à la construction d’un monde juste. En ce sens, une part importante de notre travail relève de ce qu’on pourrait appeler une «éducation à la prudence», définie par André Comte-Sponville comme « la disposition qui permet de délibérer correctement sur ce qui est bon ou mauvais (....) (non en soi mais dans le monde tel qu’il est, non en général mais dans telle ou telle situation), et d’agir, en conséquence, comme il convient7 ». Un des objectifs pour l’enseignant est alors, progressivement, de susciter l’envie chez les élèves de fonder leurs opinions sur des connaissances solides, et non sur des rumeurs ou autres informations mal sourcées ; d’éveiller chez eux le courage d’analyser minutieusement toute proposition avant de la tenir pour vraie sans se contenter des avis communément admis et de combattre les automatismes de pensée pour accéder à une vision correcte de la réalité ; d’amener les élèves à questionner leurs représentations, d’interroger leurs habitudes comportementales, de leur faire sentir l’intérêt de réfléchir avant d’agir avec méthode, en s’appuyant sur des connaissances et en se référant à des valeurs.
Penser la relation pédagogique pour accomplir une mission à risque
Former des penseurs critiques, c’est nécessairement offrir la possibilité légitime à chaque élève de remettre en question et critiquer tout contenu, chaque élément qui lui sera apporté. Et nous pouvons parier que cela arrivera d’autant plus si celui-ci est posé de manière dogmatique. Sommes-nous disposés à accepter cela en tant qu’enseignant? Sommes-nous prêts à être interrogés sur l’objectif même de séquences ou activités visant à développer l’esprit critique ? Aborder des questions socialement vives, soumettre à la discussion les normes qui régissent les rapports sociaux et interroger les multiples valeurs auxquelles nous adhérons et qui sont toujours en tension les unes avec les autres, c’est prendre le risque, pour les élèves comme pour nous enseignants, d’être ébranlés dans nos certitudes, voire de ressentir comme une atteinte à notre autorité ou notre identité.
Sommes-nous en capacité de gérer ces situations de tension potentielle sans rompre le lien de confiance indispensable à une relation pédagogique efficiente pour atteindre nos objectifs éducatifs ? C’est certainement difficile, mais nécessaire. Car au-delà de la maîtrise des savoirs, de la qualité des supports ou de la pertinence des pratiques ou activités pédagogiques, clarifier en nous-même les valeurs que nous portons professionnellement, interroger ses opinions et sa pratique, penser sa posture professionnelle est tout à fait primordial. Il faut donc certes préparer ses interventions mais aussi se préparer. Puis, le moment venu, commencer par expliciter les objectifs et poser les enjeux, à partir va se construire tout le reste.
Former des penseurs critiques : prévenir plutôt que guérir
La formation de penseurs critiques a été réaffirmée par l’institution avec un sentiment d’urgence dans un contexte de crise. Mais n’y voir qu’une simple réaction à, tel un sparadrap visant à soigner nos raisonnements erronés, déviants ou extrêmes semble peu pertinent. Si l’on prolonge l’analogie médicale, on devrait lui préférer une prophylaxie de l’esprit, en prévention et non en réaction à un événement donné, quelle que soit son importance. On devrait considérer que l’éducation à l’esprit critique n’est pas que déconstruction et méfiance, mais qu’elle est d’abord problématisation, recherche, nuance, compréhension, réflexion et analyse sur tout type de sujet. Nous formulons le pari que plus ces pratiques seront ancrées, plus la relation pédagogique sera apaisée, fondée sur la confiance et la bienveillance mutuelle, entre élèves comme entre les enseignants et les élèves, ce qui permettrait d’aborder à l’avenir n’importe quel événement, aussi traumatique ou controversé soit-il, avec lucidité et sérénité pour avancer ensemble de manière constructive.
https://eduscol.education.fr/1538/former-l-esprit-critique-des-eleves
Sur la question des pensées extrêmes on pourra lire Bronner, G., La pensée extrême : Comment des hommes ordinaires deviennent des fanatiques, PUF, 2016.
On pourra consulter toute la littérature associée aux types de raisonnement et au processus cognitif duel. Voir cet article pourune première approche: https://fr.wikipedia.org/wiki/Syst%C3%A8me_1_/_Syst%C3%A8me_2_:_Les_deux_vitesses_de_la_pens%C3%A9e
Entendons par croyances les processus nous amenant à tenir quelque chose pour vrai, pour de bonnes ou mauvaises raisons.
M. Foucault, Histoire de la sexualité, II, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984, Introduction, pp. 18-19.
C’est notre première mission, inscrite dans le code de l’Education.
Comte-Sponville, A., Petit traité des grandes vertus, Paris, Presses universitaires de France, 2014.