Eduquer au développement durable

Publié le 16 juin 2021 Modifié le : 26 sept. 2021

Écrire à l'auteur

Le  mercredi 16 juin 2021

Faut-il enseigner l’anthropocène ? Retour d’expérience

Article écrit par Sandrine Maljean-Dubois Directrice de recherche au CNRS Aix Marseille Université, Université de Toulon, Université de Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC

  • Faut-il enseigner l’anthropocène ? Retour d’expérience

     

    Sandrine Maljean-Dubois Directrice de recherche au CNRS

    Aix Marseille Université, Université de Toulon, Université de Pau & Pays Adour, CNRS, DICE, CERIC

     

    Les scientifiques nous expliquent que l’Homme a aujourd’hui conduit la Terre « à la limite ». Selon les auteurs d’un article paru dans la revue Nature en 20091, la Terre présenterait neuf seuils biophysiques qui seraient — non sans liens entre eux — de véritables frontières à ne pas dépasser sans risquer des conséquences catastrophiques. La perte de biodiversité est l’une d’entre elles, à côté des changements climatiques, de la diminution de la couche d’ozone stratosphérique, de l’acidité des océans, des transformations de l’occupation du sol, de la consommation d’eau douce, de la perturbation des cycles de l’azote et du phosphore, de la pollution aux aérosols atmosphériques et de la pollution chimique. Dans la version actualisée qu’ils présentent en 20152, les auteurs soulignent que nous aurions déjà atteint le point de basculement pour au moins quatre limites, s’agissant de l’intégrité de la biosphère et notamment de la perte de biodiversité, mais aussi des cycles biogéochimiques (azote, phosphore), de la déforestation et des changements climatiques. Les auteurs en concluent que, de ce point de vue, nous sommes sortis d’un « espace de fonctionnement sécurisé » (a « safe operating space for humanity ») pour entrer dans une zone à risque, éprouvant au-delà du raisonnable les capacités de résilience de notre biosphère3. Dans cette zone dangereuse, de toutes petites évolutions peuvent faire basculer dans des changements brutaux et désordonnés4.

    Cette réflexion sur les limites planétaires s’inscrit dans celle sur l’anthropocène, qui serait une nouvelle ère géologique, succédant à l’holocène à partir de la révolution industrielle. L’anthropocène est marqué par l’impact significatif de l’homme sur l’écosystème terrestre, un impact majeur qui fait de l’homme, pour la première fois, une force géologique déterminante.

    Pour les anthropocènologues, il ne faut d’ailleurs plus parler d’une « crise » environnementale, car la crise est par essence transitoire là où le dépassement des frontières planétaires marque à certains égards un point de non-retour. Ainsi, même si l’on parvenait à réduire drastiquement notre empreinte écologique et inventer une civilisation sobre, la Terre mettrait des dizaines voire des centaines de milliers d’années, à retrouver le régime climatique et biogéologique de l’holocène : « Les traces de notre âge urbain, industriel, consumériste, chimique et nucléaire resteront pour des milliers voire des millions d’années dans les archives géologiques de la planète »5. En 2021, partout où l’homme instruit de ces changements pose les yeux, il voit ces traces et s’en sent coupable. Comme le dit Bruno Latour dans son dernier livre, regarder la lune est le « dernier spectacle qui lui reste » : « Si son éclat t’émeut tellement, c’est parce que de son mouvement, enfin, tu te sais innocent. Comme tu l’étais naguère en regardant les champs, les lacs, les arbres, les fleuves et les montages, les paysages, sans penser à l’effet de tes moindres gestes. Avant. Il n’y a pas si longtemps »6.

    Considérant que les jeunes dirigeants de demain devaient connaître ces problématiques et qu’il fallait amorcer avec eux une réflexion sur le rôle du droit et des politiques, à la fois comme responsables de cette situation et comme moyens d’action pour « limiter les dégâts », j’ai proposé de monter un cours sur le sujet à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence. L’équipe pédagogique a accepté avec enthousiasme. Et me voilà à commencer ce cours de 20 heures, obligatoire pour les premières années de Sciences Po (une cohorte de 160 jeunes âgés pour la plupart de 18 ans) en janvier 2020, en pleine pandémie, sur Zoom… lisant chaque jour dans la presse combien ces jeunes sont affectés en profondeur par la situation sanitaire et ses conséquences. N’allais-je pas les accabler encore davantage dans un contexte déjà anxiogène ? Fallait-il faire marche arrière ?

    C’est pleine d’inquiétude que j’ai commencé le cours Droit et politiques à l’ère de l’anthropocène. Dès l’introduction, j’ai parlé aux étudiants de l’éco-anxiété ou solastalgie, en leur expliquant que soit ils n’en souffraient pas et risquaient alors d’en souffrir, soit ils en souffraient déjà et leurs symptômes risquaient de s’aggraver à cause de ce cours. Inventé par le philosophe australien Glenn Albrecht, le terme de solastalgie désigne la détresse psychique ou existentielle causée par les changements de l’environnement passés, actuels et attendus7.

     

    En d’autres termes, c’est une nostalgie non pas du passé, mais du futur, un stress pré traumatique et non post-traumatique : le regret d’un futur meilleur ou désirable, l’angoisse de vivre dans un futur incertain, possiblement dégradé, voire sans futur en raison des risques d’effondrement de notre civilisation. Pour le philosophe Baptiste Morizot, c’est « voir autour de soi le monde connu se déliter » ; c’est finalement un « mal du pays sans exil »8.

    J’ai mentionné ce qu’on appelle le « biais du lampadaire », qui signifie que plus on en sait, plus on a peur. Que dans l’ignorance, on vit plus heureux ! Il est un fait qu’actuellement nous n’avons jamais autant mesuré — et aussi bien connu notre environnement. Nous avons une conscience forte et croissante des menaces environnementales. Ainsi, selon une enquête réalisée au cours de l’été 2020 par l’institut américain Pew Research Center dans quatorze pays, 70 % des sondés considèrent le changement climatique comme la plus grande des menaces qui pèsent sur l’humanité, avant les maladies infectieuses (69 %), le terrorisme (66 %) ou la prolifération nucléaire (61 %). Cette crainte est particulièrement forte en France (83 % des sondés)9.

    J’ai évoqué aussi le « syndrome de l’autruche », laquelle, à l’inverse, ne veut pas savoir, ce qui lui permet d’être indifférente.

    Je leur ai dit que pour moi il n’était pas (plus) possible de « faire l’autruche ». Il fallait s’informer, connaître, connaître pour affronter, connaître pour agir. J’ai parlé de la jeune Suédoise, Greta Thunberg, consternée par l’inertie des leaders et des politiciens… Greta Thunberg raconte qu’elle a été plongée dans une dépression toute jeune après avoir vu un documentaire sur les ours polaires, mais qu’elle en est sortie en décidant d’agir. Mais pour agir, il faut d’abord savoir. Il faut comprendre : comprendre comment on en est arrivés là, et comprendre… pourquoi on n’en sort pas.

    J’ai expliqué que je voyais ce cours comme une incitation à l’action, laquelle seule permet de vivre malgré la solastalgie dans un monde que l’on sait abîmé10 . C’est en agissant qu’on peut conserver ou retrouver un optimisme et un enthousiasme au moins relatifs. L’objectif du cours était justement d’essayer d’identifier des pistes d’actions pour le droit et les politiques publiques ou privées.

    J’ai insisté sur le fait que nous avons tous des leviers d’action. J’ai mentionné le rapport de Carbone 4 publié en 2019 « Faire sa part ? Pouvoir et responsabilité des individus, des entreprises et de l’État face à l’urgence climatique ». Selon ce rapport, 25 % des solutions sont individuelles tout au moins si tout un chacun se comporte comme un héros. En pratique, ce serait plutôt de l’ordre de 5 à 10 % pour un Français moyen. Mais cela signifie qu’il y a un territoire d’action pour chacun d’entre nous, dans nos choix de vie, de consommation, nos choix politiques… Ce territoire peut être exploré par mes étudiants dès maintenant. Carbone 4 souligne que pour le reste les solutions sont collectives. Cela veut dire qu’il y aura un territoire d’action pour mes étudiants dans le futur, en tant que hauts fonctionnaires, chefs d’entreprises, hommes politiques, diplomates, journalistes, intellectuels, etc.

    J’ai souligné que nous vivions une période à la fois effrayante et excitante ou enthousiasmante, où (même si la fenêtre est courte et se referme) tout ou presque est encore possible. Le décor était planté.

    Tout au long du cours, j’ai réfléchi avec eux aux leviers d’action. Impossible pour autant de leur donner un « prêt à penser ». Je les avais prévenus qu’ils en sortiraient avec plus de questions que de réponses. À l’heure où j’écris ces mots, je n’ai pas encore reçu leurs évaluations. Toutefois, j’ai vu que certains s’en sont désintéressés et ont décroché, dans un contexte quoi qu’il en soit difficile. Mais beaucoup ont, au contraire, accroché. Mon voeu est qu’une majorité d’entre eux deviennent, s’ils n’en étaient pas déjà, des ravaudeurs, au sens de Latour, et s’attellent, contre les extracteurs, au chantier de réparation de notre monde abîmé.

     

    1 J. Rockström, W. Steffen, K. Noone et al., « A safe operating space for humanity », Nature, vol. 461, 2009, pp. 472–475.

    2 W. Steffen et al., « Planetary Boundaries: Guiding human development on a changing planet » Science, Vol. 347, n° 6223, 2015.

    3 J. Rockström, W. Steffen, K. Noone et al., « A safe operating space for humanity », op. cit., p. 473.

    4 T. M. Lenton et al., « Climate tipping points — too risky to bet against », Nature, 27 November 2019.

    5 C. Bonneuil, J.-P. Fressoz, L’événement anthropocène, La terre, l’histoire et nous, Seuil, 2013.

    6 B. Latour, Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres, Les empêcheurs de penser en rond, 2020.

    7 G. Albrecht, « 'Solastalgia' A New Concept in Health and Identity », Philosophy, Activism, Nature, 2005, p. 45.

    8 B.Morizot, « Ce mal du pays sans exil. Les affects du mauvais temps qui vient », Critique, n° 860-861, 2019, pp.1-2.

    9 A.Chemin, « La peur de l’apocalypse climatique, entre catastrophisme et clairvoyance », Le Monde, 2 janvier 2021.

    10 A.Desbiolles, L’Eco-anxiété. Vivre sereinement dans un monde abîmé, Fayard, 2020.