Prévention des discriminations

Publié le 31 déc. 2021

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Le  vendredi 31 décembre 2021

Nommer, c'est dominer. Des collégiennes et des collégiens se questionnent sur l'invisibilité des femmes dans l'histoire locale.

Sébastien Giraudeau - Professeur d’Histoire Géographie et webmaster du portail Citoyenneté

  • La détermination est un des traits de caractère qui définit le mieux le groupe d'élèves qui a souhaité agir sur les mentalités dans leur ville. En effet, dans le cadre d'un projet sur l'égalité filles-garçons porté sur trois ans des élèves sont allés à la rencontre de partenaires tels que les Archives Départementales des Hautes-Alpes, des écoles primaires et des élus locaux. Filles et garçons ont été confrontés à la réalité du combat quotidien pour l'égalité tant dans les réussites obtenues que dans les déceptions. L'apprentissage de la citoyenneté est un long chemin semé d'embûches.

     

    Il est parfois des expressions utilisées dans un cours qui font mouche. « Nommer, c'est dominer » provoque une réaction inattendue chez deux adolescentes de quatrième qui décident alors de mener une enquête sur le nom des rues du centre-ville de leur commune, Gap. Elles constatent que seulement deux rues portent un nom de femme à savoir Phylis de la Charse, personnalité certes locale, mais à l'histoire personnelle plus teintée d'aspects légendaires que réels, et Marie Curie dont le nom reste associé à celui de son mari... Concernant l'histoire contemporaine locale, c'est le nom d'hommes qui est mis en avant par le biais des plaques de rues, de bâtiments, de places et de monuments urbains. Cette première enquête laisse supposer que les femmes ne jouent aucun rôle dans l'histoire locale : elles sont invisibles. Pour les deux enquêtrices, il n'y a là aucune logique mais bel et bien une injustice. Grandir dans un milieu urbain valorisant les hommes au détriment des femmes ne peut que perpétuer les inégalités dont ces dernières sont victimes.

     

    Les deux adolescentes commencent à écrire un courrier un peu raide au maire. Demandant conseil auprès de leur enseignant, ce dernier encourage leur initiative mais les oriente vers une démarche plus constructive : faire des propositions de noms de personnalités féminines issues de l'histoire des Hautes-Alpes et, pour y parvenir, entamer un travail de recherche historique auprès des archives départementales.

     

    Au retour d'un premier entretien avec la responsable du service éducatif des archives départementales, les deux élèves de quatrième parlent de leur projet à leurs camarades. Dès lors, une synergie des consciences se met en place. Une quinzaine d'adolescentes et d’adolescents se déclarent volontaires pour mener un travail en commun dès la prochaine rentrée, en classe de troisième. Quelques mois après et malgré le fait d'être répartis dans deux classes distinctes, ces élèves de troisième présentent à leurs autres camarades de classe leur projet afin, une fois les recherches abouties, d'élaborer un panel de propositions aux élus gapençais. Les deux classes acceptent et une rencontre avec les représentantes des archives est organisée au cours de laquelle les élèves font face à un ensemble de documents mettant en avant des profils féminins distincts. Un premier travail a consisté à étudier chacun d'entre eux puis à sélectionner ceux dont les sources étaient les plus fiables. Ont ainsi été sélectionnées des personnalités féminines locales telles qu'Adélaïde Allié, engagée dans la marine royale durant son adolescence sous une identité masculine et que le roi de France gratifie en 1783 d'une solde à vie ; Suzanne Joulie-Ross, résistante pendant la Seconde Guerre mondiale et victime des balles nazies et qui obtient la Légion d'Honneur à titre posthume en 1957 ; ou encore Emilie Carles, auteure de La Soupe aux herbes sauvages. D'autres figures féminines ont été étudiées comme Mademoiselle Des Garcins (Comédie Française) et Phylis de la Charse mais finalement écartées faute de sources fiables. L'ensemble des deux classes a stoppé son travail à la fin de cette étape.

     

    C'était sans compter sur la détermination du groupe initial de volontaires. Pourquoi ne pas transmettre autrement le résultat de leurs recherches que par un courrier à un élu local ? Ayant conscience que l'apprentissage de la citoyenneté se fait dès le plus jeune âge, ces élèves envisagent de sensibiliser leurs cadets pour les rendre plus attentifs aux différentes formes d'inégalités en grandissant. Ils proposent à des écoles primaires d'organiser une rencontre avec plusieurs classes. Trois établissements répondent favorablement à cet appel. Les élèves de troisième, en lien avec une conseillère pédagogique du secteur qu'ils avaient rencontré préalablement, sont intervenus dans six classes. Chaque rencontre a donné lieu à un temps d'échange entre adolescents et enfants au cours duquel ces derniers ont pu s'exprimer et poser des questions. A la suite de ces rencontres, les collégiens ont témoigné de leur émotion à voir des enfants non seulement attentifs, mais surtout impliqués dans les échanges donnant par là encore, selon leurs propres mots, « plus de sens au projet ainsi qu'à notre combat ». C'est également avec surprise qu'ils apprennent que cinq des six classes ont ensuite mené des recherches de leur côté voire réalisé des productions diverses comme des affiches, un court-métrage muet, une chanson ou encore une chorégraphie sur le même thème. Ils soulignent également que la présence d'une enseignante-chercheuse de l'ESPE de Digne-les-Bains leur a permis d'enrichir leur réflexion et leur approche.

     

    L'année scolaire ayant bien avancé, l'idée initiale d'écrire aux élus locaux a semblé s'estomper chez une partie des élèves. Mais les initiatrices du projet remobilisent à nouveau le groupe de volontaires. Entre temps, les élèves ont compris que leur volonté de départ, à savoir de remplacer des noms de rue par ceux de personnalités féminines, était devenue difficilement réalisable. Cet axe initial de leur travail les laisse sceptiques puisque la plupart des noms existants font sens à l'histoire tant du pays que du territoire local. De même, changer le nom d'une rue du centre-ville n'est pas chose aisée et susceptible de provoquer quelques remous chez les administrés y habitant (obligation de modifier l'adresse auprès des différentes administrations...). Il leur faut donc accepter de prendre plus de temps tant pour réfléchir à la poursuite de leur action que pour arpenter, observer et relever dans l'ensemble de la commune des ruelles, des places ou des bâtiments publics portant un nom faisant peu sens et dont la modification n'apporterait pas de bouleversements importants.

     

    Les mois passent et les collégiennes deviennent des lycéennes. Alors en seconde et malgré un emploi du temps chargé, ils reprennent contact avec leur ancien enseignant afin de finaliser leur courrier qui est par la suite adressé au maire de la commune courant mars. Ce dernier, interpellé par la démarche citoyenne des adolescents, accepte de les rencontrer et fixe un rendez-vous au mois de septembre suivant. En classe de première, seul un petit groupe de lycéennes et de lycéens a pu participer à l'entretien avec l'élu local. S'il s'est engagé à étudier les propositions de noms de personnalités féminines formulées par les élèves, il ne va pas plus loin. Les adolescents ressortent de cette entrevue avec des sentiments mitigés mêlant à la fois satisfaction d'avoir été reçus et déception puisqu’aucune de leurs propositions n'a été de prime abord retenue.

    L'apprentissage de la citoyenneté laisse parfois un goût amer et il se fait aussi par la confrontation avec une réalité. Faut-il pour autant abandonner ce combat pour l'égalité ? La réponse des lycéens ne se fait pas attendre et plusieurs décident de continuer leurs recherches notamment auprès des archives départementales mais aussi d'autres communes du département.

    Et c'est ainsi que quelques mois plus tard, le 8 mars, à l'occasion d'une action menée par des élèves de troisième, que les lycéennes et les lycéens reviennent dans leur ancien collège. C'est avec émotion et en présence de la préfète des Hautes-Alpes mais aussi d'élus, notamment départementaux, du directeur des archives départementales et de représentants de l'Education Nationale qu'ils prennent le temps d'expliciter toute la démarche de leur projet qu'ils perçoivent toujours comme un combat à poursuivre afin de « changer les mentalités ».

    Malgré les difficultés rencontrées, les élèves ont poursuivi une démarche citoyenne qui, aussi modeste soit-elle, entre dans le temps long du combat des femmes pour l'égalité.