1. Un corpus d’extraits littéraires et filmiques

La séquence 3 de l’année « Dire la misère » (« La fiction interroge le réel ») était l’occasion de ce nouveau travail autour de l’I.A. en tant que thème. Nous avons tout d’abord étudié la misère dans les textes du XIXe siècle comme le programme de français le prévoit. Les Misérables de Victor Hugo, La Parure de Maupassant, divers extraits de Zola nous ont permis de nous interroger sur les différentes formes de misères (misère sociale, misère morale, intellectuelle, physique…). Forts de ces réflexions et de ces références, nous avons alors pu nous interroger sur la misère d’aujourd’hui et surtout, de demain. L’I.A. va-t-elle engendrer de nouvelles « misères » ? Nous revenons ainsi sur les peurs évoquées au début de l’année…

Avant même de plonger dans notre corpus, je propose aux élèves trois problématiques:

1. En quoi l’IA pourrait-elle être un danger pour l’humanité?

2. Quelles misères pourraient créer les humains avec l’IA?

3. Quels peuvent être les bienfaits et les atouts de l’IA pour l’humanité?

Chacun devra choisir l’une des problématiques pour construire le développement d’un sujet de réflexion. Le fait d’avoir les problématiques à l’avance va permettre d’élaborer progressivement la pensée et de la nuancer au fur et à mesure que les élèves vont découvrir les extraits du corpus.

Il était d’ailleurs intéressant de voir certains élèves changer de question : une problématique qui leur semblait « facile » à première vue car la réponse était toute faite pour eux, leur est apparue beaucoup complexe lorsque plusieurs idées et arguments ont émergé du parcours des textes et des extraits de film.

Ainsi, il était plus judicieux d’aborder le corpus, non sous l’angle purement littéraire analytique et stylistique, mais comme matière à réflexion : quelles questions posent les textes et les extraits filmiques ? Quelles opinions semblent s’exprimer ? En quoi les problématiques soulevées par les « créatures »artificielles nous interrogent-elles sur des problèmes plus vastes et plus universels que le thème lui-même ?

En effet, plus nous explorons ce corpus, plus l’I.A. nous oblige à une réflexion philosophique et même métaphysique !

L’on pourrait me reprocher de « déborder » du programme strict de ma matière, alors c’est bien la méthodologie que je vais convoquer pour faire le lien entre cette philosophie et le français. Chaque extrait, de livre ou de film, donnera lieu à des prises de notes autonomes de la part des élèves. Nous lisons chaque texte, nous commentons à l’oral, nous nous interrogeons mais je n’écris quasiment rien au tableau. A chacun de noter ce qui lui semble important par rapport au thème de l’I.A et par rapport aux trois questions posées au préalable. Il faut dire que la méthodologie avait été expliquée auparavant ( en 5e puis lors de la séquence 1 de 4e ), et que les élèves avaient déjà pratiqué cet exercice (notamment à partir d’un documentaire sur le mythe d’Orphée en séquence 2).

Pour ce corpus, j’ai choisi les extraits avant tout pour leur diversité. Ainsi j’ai emprunté à des auteurs français et étrangers, de différentes époques (du XIXe au XXIe siècle), de genres différents  (roman, nouvelle, essai, films). Il est probable que ce corpus pourra varier dans les années à venir. L’objectif est la multitude des points de vue.

Les extraits du corpus sont répartis par thèmes, suivant ce plan:

1. L’ IA et l’homme se prend pour Dieu : Frankenstein , Eve future 

2. L’ IA et l’amour : Eve Future / Her, Spike Jonze (film) 10e minute puis à 1H44 / A.I, Intelligence artificielle, Steven Spielberg (début du film)

3. L’ IA et le libre arbitre : Alfie , Et la machine s’arrête, Quality Land 

4. L’ IA et la manipulation : « Berthe  » (Voyage d’un philosophe…)

5. L’ IA et la conscience : Le Robot qui rêvait , Klara et le Soleil  / IRobot, Alex Proyas 3e mn / 1h26 / Blade Runner, Ridley Scott 19e mn

Ces extraits représentent des points d’appui qui vont nourrir le sujet de réflexion puisqu’ils constitueront les exemples appuyant les arguments, mais ils représentent aussi des points de départ pour une réflexion plus vaste et plus globale car pour l’amour, nous évoquerons fatalement le mythe de Pygmalion; pour l’homme démiurge, Prométhée; pour le libre arbitre, la notion d’inconscient; pour la conscience, le lien entre le corps et l’esprit, pour la manipulation, la servitude volontaire de La Boétie…

Ainsi l’I.A., en tant que thème, nous offre la possibilité d’un retour aux grandes questions philosophiques telles que :

⇒ Qu’est-ce que l’amour ?

⇒ Que veut dire « être humain »?

⇒ Est-on vraiment libre ? etc. 

Et quel plaisir de voir les élèves réagir (même s’indigner devant les extraits du film Her par exemple), de les entendre échanger sur ces questions qui les concernent tous et qui éveillent indubitablement leur pensée et déchaînent les passions ! L’I.A. fait d’eux, indirectement, de véritables petits philosophes !

2. De l’observation à la pensée

A l’issue de cette exploration et d’une brève histoire de l’I.A., je propose un débat aux élèves. Le débat est pratiqué régulièrement en fin de séquence. Lorsque les élèves sont en demi-groupes, nous formons une table ronde et je lance le thème du débat, en plein avec notre séquence. Le débat est toujours très cadré (prise de parole organisée par un distributeur de parole, à la manière des ateliers ADER).

Mais ici, pour exercer un peu plus encore notre esprit critique sur l’I.A., chaque élève pourra continuer à prendre des notes, voire faire un tableau à deux colonnes : Pour/ Contre l’I.A.

La question « pour ou contre l’I.A. », très manichéenne, va donner lieu à des échanges nuancés car les élèves se sont imprégnés des extraits vus et commentés. Des avis très tranchés (par exemple « l’IA. pourrait remplacer un pompier ») s’affinent, et même changent du tout au tout au fil des discussions (« l’I.A pompier sauverait-elle le bébé d’un immeuble en feu malgré la faible probabilité d’y parvenir, plutôt que la personne âgée plus facile à sauver à côté de la fenêtre ? ») Très rapidement le débat va porter sur les métiers que l’I.A. pourrait remplacer. La morale s’invite à notre débat évidemment. Chaque proposition de métier est vite remise en cause par les arguments d’autres élèves.

Par contre, les élèves tombent d’accord sur le fait que l’I.A. ne peut pas remplacer l’amour car elle n’est qu’une acceptation mensongère d’une illusion, et sur les possibilités de manipulation avec l’I.A., tout en concluant de manière très fine et lucide que ce n’est pas l’I.A. qui est dangereuse mais les humains qui peuvent l’utiliser avec de mauvaises intentions. L’ humain derrière la machine…

Quand arrive le dernier tour de table où chacun va pouvoir conclure, les avis sont plutôt unanimes mais pas extrêmes : les élèves reconnaissent les avantages de l’I.A. et s’inquiètent des utilisations qui pourraient en découler. Ma mission est réussie : à une question de départ très simpliste, ils répondent par une pensée riche et nuancée. L’esprit critique a été en action. Nous sommes définitivement sur la bonne voie pour une petite dissertation…

3. Vers le sujet de réflexion

Il est temps alors de les initier à la méthode du sujet de réflexion. Nous ferons l’introduction ensemble, mais le développement sera de leur fait, en temps limité (une heure, idéalement si l’on peut 1h30) et en classe. Ils auront au préalable sélectionné l’une des trois problématiques au début. Ils auront pu y réfléchir aussi à la maison et ils ont la possibilité bien sûr, de consulter leurs notes et leurs extraits.

Je leur demande donc d’élaborer trois paragraphes suivant le schéma habituel : argument (ou idée) / exemple (référence littéraire ou filmique détaillée) / conclusion.

Certains élèves manifestent leur envie de faire une grande conclusion; je l’envisage alors comme un bonus à la note globale.

Voici les compétences attendues et évaluées lors de ce devoir (non acquis, en voie d'acquisition, acquis et expert) :

⇒ Proposer 3 arguments liés au sujet

⇒ Avoir des références développées et expliquées

⇒ Savoir approfondir la réflexion dans chaque paragraphe

⇒ Avoir une expression convaincante, avec un voc adapté

⇒ Orthographe et ponctuation

Les élèves choisissent majoritairement le premier sujet : En quoi l’I.A. pourrait-elle être un danger pour l’humanité ?, preuve que cette question est prégnante pour eux et que le corpus les a alertés sur les dérives de la « créature artificielle ».

Le bilan est positif car de nombreux élèves trouvent des arguments, utilisent des références et développent leur point de vue (copie 1 , copie 2  et copie 3). Certains vont au-delà de mes espérances en citant très naturellement La Boétie et sa théorie de la servitude volontaire dans leur copie ! J’avoue ma surprise et, il faut bien le dire, ma fierté, à lire de telles références dans des copies d’élèves de 4e ! J’ai alors l’impression que l’I.A. m’a encore aidée dans ma mission première : former les citoyens de demain… en tout cas, éveiller les esprits et les faire véritablement penser à leur monde.

Conclusion

La fiction interroge le réel… L’I.A. interroge notre humanité. Elle nous montre nos forces et nos faiblesses face à un monde dans lequel nous vivons mais aussi que nous façonnons. Nous ne sommes plus dans de la science-fiction. Les élèves ont saisi l’importance de critiquer ce nouvel outil car il est déjà là parmi nous, sans que nous nous en rendions toujours compte.

La littérature et les films qui évoquent toute « créature artificielle » et d’une manière générale tout monstre, nous incitent à prendre le recul nécessaire pour appréhender sereinement cet « arrivant ». Plus lucides, moins naïfs, les élèves se sont confrontés aux illusions et aux peurs générées par l’I.A. Plus éveillés, ils ont compris que l’I.A. n’était qu’un outil, aux mains d’êtres humains…

La dernière étape de notre voyage sera donc de leur faire imaginer leur propre outil et de le manipuler à souhait… littérairement parlant bien sûr…